Jason SharpEn ces temps de crise, toutes les conversations semblent commencer et finir en parlant de la Covid-19; et ma discussion avec le saxophoniste et compositeur montréalais Jason Sharp n’a pas fait pas exception à la règle. « Tous mes concerts sont annulés jusqu’en octobre et je devais être en studio au moment où on se parle pour enregistrer mon troisième album, explique-t-il. Le mieux que je puisse faire, dans les circonstances, c’est de prendre du recul pour réfléchir à mon travail et tenter d’affiner ma technique en attendant de pouvoir me remettre à la tâche. »

Ironie du sort, c’est une épidémie de maladie respiratoire qui a interrompu les activités de ce musicien qui a mis le souffle au cœur de sa démarche. Il n’y a évidemment rien d’étonnant à ce qu’un saxophoniste s’intéresse à la respiration; mais Sharp a développé une pratique qui transcende l’utilisation traditionnelle des instruments à vent. Sur son premier album, A Boat Upon Its Blood, paru chez Constellation en 2016, Jason déployait un système électroacoustique ingénieux qui transformait son souffle et ses battements cardiaques en matériau sonore de base, faisant de son corps un métronome imprévisible. À l’aide de quelques collaborateurs, dont le violoniste Jesse Zubot ainsi que le guitariste Joe Grass, il a su créer un univers sonore d’une richesse inouïe. À la fois radicalement expérimental et profondément évocateur, il propulse le saxophone vers des contrées inédites, puisant dans ses différentes expériences dans l’improvisation jazz, la musique actuelle ou la musique de film.

Avec Stand Above the Streams, paru deux ans plus tard, il a approfondi l’aventure électroacoustique en compagnie d’Adam Basanta, spécialiste de l’installation sonore, développant des textures sonores qui demeuraient liées au corps. « Ce qui me plaît avec cette approche c’est que les tempos et les dynamiques varient sans arrêt, explique Jason. Ça oriente complètement le processus de composition, car si je veux faire une pièce au tempo rapide, je dois jouer quelque chose qui demande un certain effort physique, alors que si je veux créer quelque chose de méditatif, il faut que je calme mon corps. Et en répétition, mon rythme cardiaque se situe généralement à 110 bpm et au moment de monter sur scène, avant même de jouer la moindre note, je suis déjà à 145 bpm. Chaque interprétation est forcément différente ce qui garde les choses intéressantes pour moi. »

Originaire d’Edmonton, Jason a vécu à Vancouver, Toronto, New York et Amsterdam, mais c’est dans la métropole québécoise qu’il a trouvé le terreau idéal pour cultiver son éclectisme musical. En plus de diriger avec sa femme Nada Yoga, un studio où l’on pratique une méditation basée sur le son, il butine de projet en projet avec un plaisir évident.

« Ce que je trouve vraiment formidable de la scène musicale montréalaise, c’est que je peux jouer avec des grands de la musique actuelle comme Jean Derome ou Lori Freedman tout en collaborant avec des artistes rock comme Joe Grass, Plants and Animals ou Elisapie. Imagine, j’ai même joué sur dernier album de Leonard Cohen! Les gens sont ouverts à la différence et on encourage beaucoup le mélange des genres et des personnalités. »

C’est cette ouverture d’esprit, qu’il estime propre au milieu culturel montréalais, qui a amené Jason à créer de la musique pour le cinéma. Après avoir travaillé avec le cinéaste expérimental Daïchi Saïto, il vient de signer la bande originale du film Jusqu’au Déclin, réalisé par Pascal Demers pour le compte de Netflix. Une première incursion dans le monde du cinéma plus commercial qui a surpris le principal intéressé.

« J’avoue que j’étais un peu sceptique lorsqu’on m’a contacté, d’autant que le réalisateur ne m’avait jamais vu jouer. Mais il avait fait ses devoirs, il connaissait bien mon travail et il voulait que le son du saxophone basse soit au cœur de l’esthétique sonore du film. Ç’a m’a ouvert à une tout autre façon de travailler et je crois que mon expérience dans la musique plus expérimentale m’a bien préparé à créer pour accompagner l’image. Et puis, puisqu’on parlait de pandémie, je trouve que c’est une drôle de coïncidence de me retrouver à travailler sur un film qui parle de survivalistes et de fin du monde! »