ElisapieS’enraciner et se déraciner à plusieurs reprises. N’être à la maison, véritablement qu’à l’intérieur de soi, montrer sa conception du monde à l’autre pour accéder à la liberté. Tout ceci et bien plus d’intentions se mêlent dans la tête d’Elisapie qui nous présente ces jours-ci le récit de sa fuite: The Ballad of the Runaway Girl.

« Dans le Grand Nord, on apprécie plus vite », me dit Elisapie, sereine. Six ans après Travelling Love, elle revient avec un opus qui sonne comme un grand cri d’amour qui se répercute comme il le peut sur ceux qui le méritent. « J’avais un nouveau vécu qui devait s’extérioriser. Ce ne sont pas des grandes aventure, mais un vécu intérieur », affirme-t-elle. Après vingt ans à vivre au «sud» et ne retourner dans le nord qu’à l’occasion, Elisapie sent que son environnement s’est fondu en elle. Et si les liens d’appartenances aux endroits nous forgent, elle avait un désir profond de renouer avec le territoire qui l’a vue naître. « Quand je retourne dans le nord pour faire des shows, je me sens comme un enfant bercé par sa maman », confie Elisapie.

La musique de l’artiste s’écoute partout et se comprend comme on veut la comprendre, mais une chose est certaine, elle est teintée de mille impressions liées au lieu. « Dans le Nord, la notion du temps et la notion de notre corps sont différentes. C’est vaste, précise-t-elle. Je viens de revenir de là-bas et c’était la toundra de fin d’été: jaune avec une seule sorte de vert. Et à Montréal, maintenant, je ne vois que des lignes, des cloisons. Les rues, les artères, les bâtiments, toutes les verdures aux teintes différentes. Impossible de retrouver l’aspect méditatif de l’immensité. J’y suis retournée souvent, récemment parce que c’était plus fort que les mots d’un psy. »

La runaway girl retrace sur son album la route qui l’a construite, puis elle salue tous ceux qui ont été là et ceux qui auraient dû y être. « J’ai toujours fui des problèmes pour pouvoir peindre quelque chose de beau ailleurs. J’avais tout le temps besoin de protéger mon petit monde, mais ça fait pas longtemps que je me donne le droit de passer à autre chose. »

Les défis relevés ensemble

Les communautés autochtones du Canada sont enfin au centre des préoccupations politiques aujourd’hui et Elisapie le dit haut et fort: il ne faut pas que ça cesse. Née d’une mère autochtone et d’un père terre-neuvien, elle a été donnée en adoption à des parents du Grand-Nord. « C’est vrai qu’on a vécu des choses extrêmement difficiles, mais les gens pensent toujours que les autochtones sont des victimes, mais allez les voir en 2018. Vous verrez la fierté d’un peuple qui travaille tellement fort. Le territoire, la langue, les enjeux sont encore bien là, mais les tambours reviennent. Les jeunes des premières nations réapprennent à les utiliser de façon cérémoniale. Ça va être fort comme guérison. On a de plus en plus l’impression qu’on nous entend et je sentais qu’il fallait que je parle aux gens de chez moi dans une langue qu’ils connaissent. Il fallait que je fasse encore de la musique. »

Sur la première pièce, Arnaq, Elisapie rend hommage aux femmes et aux filles autochtones disparues ou assassinées au Canada. Les paroles nous percutent dès lors, puis on frissonne jusqu’à la fin de l’album: You’re a man, you’re a young boy / You’re a father, you’re a grandfather / No, don’t do it / You’re the protector. À travers ces mots, Elisapie rappelle à l’homme qu’il est extraordinaire. « Je lui dit qu’il est l’équilibre dans la cause des femmes. Dans notre histoire, la femme a toujours été auprès de la famille pour lui porter des soins alors que l’homme a eu le devoir de chasse et de comprendre le territoire tout en respectant les rites. Avec la fin de ce rôle qui était au cœur de qui ils étaient, les hommes ont perdu une partie d’eux-mêmes. Je veux qu’ils sachent qu’il est possible pour eux de garder cette force en ayant la douceur de l’homme moderne. »

La musique écrite par l’un de ses oncles a commencé à résonner fort en elle tout d’un coup. C’est pourquoi elle reprend sa chanson Quanniugum, une chanson des années 70. « À un moment, j’allais tellement mal que je ne tolérais aucune pression, tout me faisait peur, les larmes ont coulé sur sa musique. Je me suis bien vidée », se remémore-t-elle. Wolves Don’t Live by the Rules, morceau emblématique de la culture inuit écrite par Willie Trasher, une grande inspiration, figure également parmi les reprises. « Le son qu’on entend sur le disque s’insère le plus possible dans cette idée de fondation, explique Elisapie. Tout ou presque est enregistré live, ensemble. L’essentiel, c’est le togetherness. »

Une équipe qui se façonne

C’est après un spectacle qu’Elisapie a dit un « allô » anodin à Joe Grass, croisé dans les coulisses. « Quand tu rencontres quelqu’un comme ça, t’as envie de savoir ce qu’il sait faire, avoue Elisapie. J’ai fait mes recherches. Et pour le nouvel album je voulais avoir un gars qui prend sa guitare et que « c’est ça », that’s it. J’ai eu le même feeling avec lui que j’ai déjà eu avec Patrick Watson par exemple. Il se trouve très près du folk, du bluegrass, du blues et il y a quelque chose de vintage dans son son. C’était lui qu’il me fallait. »

Elle l’a appelé pour l’album et il a dit oui presque tout de suite. « Puis, j’avais l’idée de voir deux guitares qui pouvaient danser ensemble, se compléter. Joe Grass m’a dit qu’il ne danserait pas avec n’importe qui, se souvient-elle en riant. Il a choisi Nicolas Basque. Puis Robbie Kruster, un complice de longue date d’Elisapie s’est joint à eux pour la batterie. Paul Evans est venu ajouter sa touche magique comme ingénieur de son. « Il travaille en Islande et il est fort sur la musique intello ou classique, mais il ajoute un aspect moderne », explique Elisapie. Joe Jarmush (SUUNS) a coécrit Darkness Bring the Light avec elle. « Je voulais quelque chose qui sonnait gospel et on s’est assis ensemble pour en parler. Une heure plus tard on avait enregistré la chanson sur nos iPhone. » Elisapie a construit une famille solide autour de The Ballad of The Runaway Girl, dont Gabriel Gratton, Leif Vollebekk et Manuel Gasse font également partie.

Après un chemin doux et dur à la fois, on arrive à la fin de l’histoire avec une pièce en français. « On a voulu faire un voyage avec l’album, je pense, et avec Ton vieux nom, on atterri en douceur », image Elisapie. Certes, écrire une pièce en français n’est pas chose facile pour elle. « J’ai un rapport avec les francophones qui est spécial. C’est une fenêtre sur la suite de ma vie, car je vis parmi les francophones. » Alors que son interprétation marquante de Moi Elsie, écrite par Richard Desjardins, est vite devenue un incontournable de la chanson, elle craignait de se tromper en chantant en français à nouveau. « Je voulais aborder le nord de façon poétique d’une façon différente que sur Moi Elsie. Au lieu d’être la petite fille qui voit son mec blanc la quitter en emportant ses rêves, je voulais qu’on parle d’une femme qui a du vécu et qui parle à son homme Inuk qu’elle a laissé dans le nord. Les gens pensent à tort que les hommes Inuk sont durs, mais quand ils aiment, se sont eux les plus sensibles. »

Chloé Lacasse et Natasha Kanapé-Fontaine on prêté main-forte à l’auteure-compositrice-interprète afin que la pièce soit à la hauteur de ce qu’elle envisageait, puis, la poésie se fait transcendante, évidemment: Dis-moi comment tu plantais la neige / Comment nous sommes faits de pierre / Je veux t’écrire une chanson / Pour te rappeler ton nom / Ton vieux nom.

L’album paraîtra ce vendredi 14 septembre chez Bonsound et Yontanka (Europe).
Elisapie commencera une tournée de près de 50 spectacles dès ce mois-ci partout au Québec et dans le reste du Canada.