Pour les artistes québécois, percer le marché français représente un défi de taille. Les méthodes pour tirer son épingle du jeu de l’autre côté de l’Atlantique divergent d’un artiste à l’autre, selon le style musical et le type de résultat escompté. Nous vous proposons une incursion dans les coulisses des stratégies d’exportation de certains membres SOCAN qui tentent de se faire une place durable dans l’Hexagone.
Klô Pelgag : Regagner le cœur des Français, un album à la fois

Jean-François Guindon, Les Productions Subites
Pour l’agent de Klô Pelgag, Jean-François Guindon, le développement artistique outre-Atlantique passe par la création d’un solide réseau professionnel. L’expérience de Klô illustre à la fois les potentialités et les difficultés d’une carrière binationale. Ce sont les vitrines, notamment celle de RIDEAU, qui ont suscité l’intérêt de producteurs français pour le travail de l’autrice-compositrice-interprète au tout début. « L’équipe française Zamora, a vu Klô à RIDEAU et a décidé de s’investir, explique Jean-François Guindon. Ça a joué un rôle clé pour assurer le booking en France. » Cette connexion locale, essentielle pour bâtir une présence outre-Atlantique, constitue souvent un défi logistique et financier pour les artistes québécois.
Cependant, les vitrines seules ne suffisent pas : « Aller faire une vitrine sans une équipe sur place, c’est comme semer sans terre. Il faut des gens qui assurent le relais, qui maintiennent une présence constante », ajoute-t-il. Pour Klô Pelgag, les premières tournées en France, dès 2014, étaient des étapes nécessaires, mais exigeantes. « On faisait deux à trois voyages par an, souvent en déficit, car les coûts explosent, surtout avec un groupe aussi nombreux que le sien. » Malgré l’appui de Musicaction et de la SODEC, le financement reste précaire, car les coûts ont explosé depuis la pandémie
L’absence physique d’un artiste sur le territoire français complique aussi les choses. Jean-François Guindon remarque qu’une présence prolongée en Europe aurait pu accélérer le développement de Klô : « Si elle avait pu habiter là-bas six mois ou un an, son impact aurait été encore plus grand. »
Malgré les succès, comme des salles pleines à Paris et dans le nord de la France, chaque nouvelle étape demande un recommencement. « Rien n’est jamais acquis. Avec les récents albums, on cherche à s’inscrire dans des réseaux de musique actuelle, mais cela implique d’éduquer les programmateurs et de réapprendre les codes. » L’évolution musicale de Klô Pelgag, autrefois associée à la chanson, illustre cette tension entre passé et renouveau : « On veut des salles debout, plus d’énergie live, mais cela nous pousse à réorienter notre stratégie et à courtiser un nouveau public. »
Le dilemme financier reste au cœur des interrogations : est-ce que cela en vaut la peine ? « Pour Klô, qui a des publics fidèles des deux côtés de l’Atlantique, c’est un pari qui peut valoir le coup. » Toutefois, il souligne que ce succès dépend de la capacité des artistes à s’adapter et à prendre des risques. « Plus on prend de risques, plus on a de chances que ça marche. »
Il souligne néanmoins les disparités entre les écosystèmes québécois et français. « En France, les artistes locaux dominent les plateformes de streaming, alors qu’ici, ce sont souvent des artistes internationaux. Pousser un Québécois en France exige de comprendre leurs codes, de maîtriser leurs réseaux sociaux et de convaincre un public habitué à consommer local. »
Fredz : La constance et l’entêtement sur les réseaux sociaux
Dans le paysage musical québécois en pleine ébullition, le jeune rappeur Fredz s’impose comme une figure prometteuse ayant déjà conquis le cœur du public français rapidement et de façon massive. Avec un style musical unique, mêlant pop française et rap, il représente une passerelle entre le Québec, la France et même les États-Unis.
« J’ai commencé en tout quatre tournées en France dans plusieurs villes : Paris, Toulouse, Lyon, Marseille… toutes les grandes villes. Tout était complet dans la dernière année », confie Fredz avec fierté. Un de ses plus grands moments sur scène ? « 1 500 places à La Cigale à Paris. C’est mon plus gros concert en France. »
Cette ascension fulgurante est étroitement liée à sa capacité à s’adapter aux codes et aux attentes du public européen. « La chanson Le stade est entrée sur NRJ en France, juste avant Noël. C’est la plus grosse radio. C’est une étape importante », précise-t-il. Avec 70 % de ses écoutes provenant de l’Hexagone et une part notable en Belgique et en Suisse, l’Europe constitue un marché incontournable pour lui.
Fredz attribue une grande partie de ce succès à une stratégie numérique réfléchie. « Les réseaux sociaux m’ont poussé naturellement en France grâce aux algorithmes. Je fais beaucoup de courtes vidéos et, comme je n’ai pas d’accent québécois quand je chante, les Français pensent souvent que je suis l’un des leurs », dit-il en riant. Cette approche est soutenue par un investissement régulier : deux jours par semaine sont consacrés à la création de contenu spécifiquement pour la France, intégrant des expressions et des codes culturels propres au public européen.
Musicalement, Fredz insiste sur l’importance des textes et de leur portée. « J’écris toujours tous mes textes moi-même. Je fais attention à ce qu’ils aient une valeur. J’arrive avec un univers à la croisée des chemins entre le Québec et les États-Unis, ce qui apporte un vent de fraîcheur en France. » Le jeune artiste est également conscient des défis d’un succès durable en France, un marché en constante évolution. Selon lui, il ne faut rien tenir pour acquis. « Là-bas, si tu n’arrives pas à te renouveler, tu peux passer de salles complètes à une tournée de salles mi-pleines très rapidement. »
Fredz ne ralentit pas pour autant. Il prépare actuellement une nouvelle tournée européenne, qui culminera à l’Olympia de Paris, ainsi qu’un nouvel album attendu à l’automne. En studio avec des compositeurs externes pour la première fois, il explore de nouvelles sonorités, tout en gardant intacte l’authenticité qui a conquis son public. Avec des dates en festivals cet été en Europe et au Québec, Fredz continue de tracer son chemin, mêlant ambition, introspection et une connexion profonde avec son audience, qu’elle soit locale ou internationale.
Aliocha Schneider : S’investir soi-même et investir le territoire

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Aliocha Schneider connaît une ascension fulgurante en France, un marché réputé difficile pour les artistes québécois. Le chanteur, qui a rempli l’Olympia à Paris (2000 places) décrit cette étape comme un « rêve devenu réalité ». Sa chanson Ensemble, qui cumule plusieurs dizaines de millions d’écoutes en ligne, et son album homonyme paru en 2023 l’ont fait entrer dans les foyers français et lui ont permis de s’inscrire durablement dans le paysage musical local.
Ce succès repose sur une proposition artistique singulière. « Il y avait une place à prendre pour un style folk singer-songwriter en français. J’apporte quelque chose de nouveau avec mon bagage québécois et mes influences », explique-t-il. Aliocha a également bénéficié de l’exposition offerte par une campagne publicitaire de la SNCF, qui a propulsé Ensemble sur les ondes et dans l’imaginaire collectif. RTL2, France Bleu et Europe 2 figurent parmi les nombreuses radios qui soutiennent son travail.
Le fait qu’il se soit installé en France pour une longue période lui permet de « presque donner l’illusion » qu’il est Français pour toujours être présent si une opportunité se présente. Mais tout n’a pas été facile. « Mon deuxième album (Naked, 2020) n’a pas trouvé son public en France, et personne ne venait à mes concerts en dehors de Paris », admet-il. Persévérant, Aliocha s’est appuyé sur une maison de disque française et a multiplié les concerts, consolidant son public à force de travail acharné.
Nommé trois fois pour les 40e Victoires de la musique (Révélation masculine, Révélation scène et Chanson de l’année : Ensemble), en France, dont la cérémonie aura lieu le 14 février 2025, Aliocha Schneider jongle entre ses racines québécoises et son rayonnement européen. « Le Québec sera toujours ma maison, mais la France m’offre des opportunités incroyables en ce moment et je veux toutes les saisir. » Malgré ses ambitions de remplir des salles comme le Zénith (près de 7000 places), Aliocha reste attaché à l’intimité des petites salles, où la connexion avec le public est la plus forte. Il ne peut camoufler son enthousiasme de revenir à Montréal cet été pour jouer au MTelus (2000 places) : « Il y a quelques années, je n’aurais jamais pu imaginer qu’on choisisse cette scène-là pour moi, à Montréal. Et ça aussi, c’est important pour moi. »
Patrick Watson et Billie du Page : Le bon endroit au bon moment

Photo: Marie-Michèle Bouchard. De gauche à droite : Efly Andrade – Opak, BAYLA, Billie du Page, Sara Dendane (SOCAN) Eric Parazelli (SOCAN), lucatheproducer
La gérante d’artiste chez Opak, Elfy Andrade, croit que les stratégies d’exportation doivent être du « sur-mesure ». Pour Aliocha, ça repose sur une présence continue en Europe, croit-elle.
« Si on veut percer en Europe, il faut faire l’effort d’y être, autant en tant que manager qu’en tant qu’artiste, insiste-t-elle. Le parcours d’Aliocha illustre bien cette approche. Il est installé à Paris, il a bénéficié d’un réseau local, d’un consultant européen qui a contribué à déverrouiller des opportunités cruciales, comme des collaborations avec des labels et des partenaires locaux. »
Cependant, elle tempère : être là-bas ne garantit pas le succès. Il faut aussi être stratégique et avoir une musique qui transcende les étiquettes. Selon elle, le public français est exigeant et ne se contente pas de la simple origine québécoise d’un artiste. « En France, il faut que la musique parle avant tout. L’amitié franco-québécoise existe, mais cela ne suffit pas. »
Pour Patrick Watson, qui conserve sa base principale au Québec, l’une des avenues, ce sont les collaborations avec des artistes et des équipes européennes. « Il a su développer un public fidèle grâce à des années d’implantation progressive, mais aussi grâce à des collaborations comme celle avec l’artiste française November Ultra. C’est une autre façon d’aborder le marché, sans nécessairement déménager. »
Dans le cas de Billie du Page, Elfy Andrade et son équipe ont choisi une autre approche. « Billie est encore en début de carrière, donc nous lançons des bouteilles à la mer. On utilise des showcases comme au Printemps de Bourges et au MaMA pour tester son potentiel sur le marché français. Nous avons aussi misé sur des campagnes publicitaires ciblées sur des plateformes comme TikTok et Instagram. » Les premiers résultats sont encourageants : un intérêt notable se manifeste, autant dans les écoutes que dans l’engagement du public lors des concerts.
Chaque projet artistique nécessite une stratégie personnalisée. Elfy Andrade souligne que la musique de Patrick Watson, plus cinématographique et émotionnelle, touche un public de niche, mais bénéficie aussi d’une portée universelle. À l’inverse, Billie du Page, avec son esthétique pop léchée et ses chansons catchy, cible un public plus large. « En France, la densité démographique permet à des projets de niche de prospérer, mais pour Billie, on vise les médias de masse et les plateformes numériques. Chaque artiste nécessite une planification précise, adaptée à son esthétique et à ses objectifs », confirme-t-elle.
Les collaborations demeurent un levier essentiel pour les artistes québécois qui souhaitent s’implanter en Europe. Elle cite en exemple les premières parties de Cœur de pirate par Billie du Page en France. « Ce fut une occasion inespérée, mais aussi bien planifiée. Ces collaborations permettent d’accroître la visibilité et de rencontrer les bons partenaires. »
Elle conclut en rappelant que l’exportation musicale n’est jamais une science exacte, mais plutôt un travail de longue haleine. « Chaque territoire a ses particularités, et il faut être prêt à s’adapter, tout en misant sur ce qui rend un artiste unique. » Avec des stratégies de plus en plus affinées, l’avenir des artistes québécois sur la scène européenne est encore une avenue possible. Suffit de choisir la meilleure chaussure pour chaque pied.