Tradition oblige, on vous présente cinq artistes rap québécois.e.s de la relève qui ont le potentiel de se révéler à un plus grand public dans les prochains mois.

Guessmi

Guessmi,

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« Si ça devient du travail, j’suis pas down », lance Guessmi au bout du fil. À elle seule, cette phrase en dit long sur le cheminement artistique de la rappeuse originaire de Laval, l’un des terreaux les plus fertiles de la scène hip-hop québécoise depuis quelques années.

Car rien, effectivement, ne semble relever de l’effort pour Guessmi. Fin 2019, la rappeuse québéco-tunisienne suit un ami dans un studio et se permet, au passage, d’entrer « dans le booth » – la cabine d’enregistrement – pour « niaiser ». Elle prend goût à l’exercice. « Avant ça, j’avais freestyle dans des chillings. J’avais déjà aussi écrit des textes, mais je les avais jamais lus à haute voix », précise celle qui s’est d’abord fait connaître sur Instagram, en publiant des extraits d’une trentaine de secondes de ses premières sessions en studio.

Peu après, un certain Lebza Khey, joueur incontournable de la scène rap de Laval et fondateur du label indépendant Seiha Studios, entend parler de la jeune Guessmi et de son talent. Il lui écrit sur Instagram.  « Quand j’ai rencontré Lebza et tout son entourage (Cupidon et Boutot notamment), j’ai senti qu’on avait tous une passion commune, un but commun. On pouvait tous aller quelque part ensemble. Je pense pas qu’on peut aller quelque part tout seul », dit-elle, se présentant ainsi en opposition à l’un des plus tenaces mythes du rap américain, celui du self-made man/woman. « Le plus important [pour réussir], c’est de foncer… et d’être bien entourée. »

Parue en mars 2022, la première chanson de Guessmi, Rafales, montre bien l’éventail de ses influences, qui passe de légendes du rap français (Booba, La Fouine) à des figures de proue du rap américain des années 2000 et 2010 (50 Cent, Lil Wayne, Nicki Minaj). Sur son tout premier minialbum, 45 degrés (une collaboration avec son inséparable Lebza Khey), la rappeuse de 23 ans dévoile une tout autre facette de sa palette musicale, posant son flow harmonieux sur des rythmiques dancehall et afrotrap aux mélodies sombres. « Ma seule technique au studio, c’est de ne pas me casser la tête. Je veux jamais forcer mon état d’esprit. I just go with the flow. »

Pour 2023, la rappeuse proposera, sur ses réseaux sociaux, des extraits de sessions enregistrées en studio. « Chaque session correspondra à une chanson. Et ce sera aux gens de décider si on publie la chanson ou pas », explique-t-elle. « Mais ils auront même pas le choix ! C’est sûr qu’ils vont aimer. »

Sloan Lucas

Sloan Lucas, My Bad

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Sloan Lucas est arrivée au rap sur le tard, vers la fin de sa vingtaine. « Le rap est arrivé à un moment où j’avais besoin de plus d’ancrages », explique l’Estrienne d’origine, qui habite Montréal depuis plus d’une décennie.

Ses ancrages, la rappeuse les trouvait auparavant dans les cercles de militantisme d’extrême gauche et dans la création théâtrale. Évoluant entre le Québec et la France, l’artiste a multiplié pendant une décennie les projets d’arts vivants collectifs, essentiellement engagés. Mais à un moment donné, cette création en groupe est devenue un peu lourde à porter. « Ça peut être épuisant, les modes collectifs. C’est stimulant, mais c’est dur de coordonner les horaires, les pratiques, les convictions politiques. J’ai eu besoin d’être plus solitaire dans ma démarche. »

Pour donner une nouvelle impulsion à sa démarche artistique, Sloan Lucas s’est mis à écrire des textes, quelque part en 2018. Grandement inspirée par la vague de renouveau rap de l’Hexagone du tournant des années 2010, entre autres incarnée par l’arrivée des collectifs L’entourage et La 75e Session, la rappeuse a profité de la pandémie pour parfaire son flow et sa prose. Parus en 2020 et 2021, ses deux premiers minialbums (Oh shit Ok et Oh shit sorry) dévoilent avec brio le potentiel de la rappeuse au débit souple et aux textes mordants. « Je suis peut-être moins sur le front des luttes qu’avant, mais j’ai encore un fond de rage en moi. »

Même si son rap adopte parfois les standards trap au goût du jour, Sloan Lucas garde une mentalité champ gauche, restant somme toute à l’écart de la scène rap locale. « C’est moins une volonté d’être underground qu’un refus d’être mainstream ou célèbre à tout prix […] Mais si je peux gagner de la visibilité [tout en respectant mes limites et mes priorités], je vais le faire. »

Pour 2023, Sloan Lucas désire ouvrir ses horizons aux autres – un processus en partie entamé aux côtés des producteurs montréalais Ramzi Blue (alias Bill Noir) et Nicky Savage, qui ont participé à la composition de Oh shit sorry. « Je veux m’enligner vers plus de collaborations, plus de featurings. J’ai terminé ma phase d’isolement dont j’avais besoin pour me ressourcer. Au début, je me disais que j’étais capable de tout faire, mais maintenant, je prends mieux la mesure de ce que je peux faire seule. »

Izuku

Izuku, Domino

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À seulement 22 ans, Izuku affiche une belle confiance. « Y’a pas de limites à ce que je peux créer », proclame le rappeur montréalais. « J’écoute de tout. Ce qui m’intéresse, c’est sortir de ma zone de confort. »

C’est d’abord l’amour des mots qui a marqué l’enfance et l’adolescence d’Izuku. Sur les bancs d’une école française réputée de Montréal, l’artiste aux origines martiniquaise et malienne a d’abord été intéressé par la littérature avant d’en arriver à la musique. Après avoir finement décortiqué les mots de ses artistes préférés, il s’est mis à rapper, en 2018, avec un de ses amis. « On a fait un premier son ensemble. Je l’ai fait écouter aux personnes de mon entourage. La réception était bonne, mais après, j’arrivais pas à aller au studio. C’est resté comme ça pendant quatre mois ! Je voulais pas être comme tout le monde […] Je devais prendre un pas de recul. »

Ses deux premiers projets, Hagra vol.1 et Izuku 2.0, témoignent de ce pas de recul. Izuku y dévoile son talent brut, sa manière organique et très fluide de mélanger chant et rap. Sans délaisser complètement les lieux communs du rap, le gagnant de l’édition 2020 de la compétition rap Rentre dans le live n’a pas peur d’exhiber son côté plus vulnérable dans ses textes. « La musique me définit. Je ne suis pas quelqu’un qui s’ouvre vraiment aux gens dans la vie de tous les jours. Je raconte pas ma vie aux gens, je déteste ça. Mais à travers la musique, les gens peuvent me découvrir sous un nouvel angle. »

Sur Pour elle, son plus récent microalbum paru en novembre dernier, Izuku réfléchit à l’amour et aux relations interpersonnelles avec clairvoyance. L’exercice lui a permis d’en comprendre davantage sur la nature humaine et, plus précisément, sur les manières parfois trompeuses qu’on a de se dévoiler aux autres. « Que ce soit sur le plan amoureux, amical ou familial, j’ai compris qu’on aimait les gens parce qu’on avait une vision particulière d’eux. On [se fait une idée d’une personne] en fonction de ce qu’on aime chez elle… mais c’est pas nécessairement comme ça que cette personne-là est [au fond d’elle-même]. »

En 2023, le rappeur poursuivra son exploration poétique et musicale avec une série de singles qui culminera avec la sortie d’un quatrième projet, prévu d’ici l’été.

Chung

Chung, Cave Music

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Avec son flow intraitable et ses rimes percutantes, Chung attire l’attention. « Je suis ma propre saveur. Je ramène la substance, l’essence », lance la rappeuse originaire de Lasalle.

Appuyé par certains de nos plus talentueux beatmakers locaux (Cotola, Mike Shabb, Nicholas Craven), qui lui concoctent de puissants beats à base d’échantillonnage très brut, souvent sans aucune rythmique ajoutée (dans la tradition du drumless hip-hop), Chung évoque ses ambitions de rappeuse et sa singularité artistique dans ses textes. « C’est la mort du Bimbo Rap quand Chung débarque », lance-t-elle, condamnant une forme de rap plus superficielle, qui se base sur l’apparence de la rappeuse plutôt que sur ce qu’elle a à dire. « Je veux représenter les reines noires ordinaires (regular black queens) avec amour et agressivité. Je ramène le militantisme et le message à toute cette merde. »

Sans faire dans un rap engagé à proprement dire, Chung incarne son authenticité avec fougue sur ses deux premiers projets, Chung Shui et See You, When I C U, respectivement parus en 2021 et 2022. Ces deux parutions représentent l’aboutissement de plus d’une décennie d’explorations, durant laquelle la rappeuse est restée plutôt discrète. Inspiré du personnage de Chun-Li de la série de jeux vidéo Street Fighter, son nom d’artiste évoque son attitude de fonceuse et son parcours de combattante. « Au début, le rap était une sorte de passe-temps – je faisais du freestyle avec la famille et les amis. J’ai tout de suite adoré jouer avec les mots. Mon frère aîné m’a appris à rapper quand j’étais jeune, et j’ai fait mon propre chemin par la suite. Maintenant, me voici. »

Ses premières vidéos publiées sur Instagram en 2019 lui ont valu un compliment du rappeur new-yorkais Havoc, moitié du duo iconique Mobb Deep. Par la suite, des artistes emblématiques de la récente explosion du rap de la côte Est américaine (comme Conway The Machine et Roc Marciano) sont entrés en contact avec elle après avoir découvert sa musique. Disons qu’on a déjà vu pire comme lancement de carrière…

2023 marquera la sortie de trois nouveaux projets pour Chung. « La musique sera plus entraînante. Et le rap sera encore meilleur », dit-elle, sans donner davantage de détails. « Mais je crois que l’art ne devrait pas être expliqué. Vous en saurez plus [sur mon nouveau matériel] lorsqu’il sortira. »

Joseph Sarenhes

Joseph Sarenhes, Stand Up

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Joseph Sarenhes a développé son identité musicale très jeune. Son père, un Guinéen, et sa mère, une Huronne-Wendat, lui ont inculqué « une base rythmique très solide ». Abreuvé aux pow-wow et aux musiques ouest-africaines, l’artiste originaire de la réserve de Wendake, à Québec, est né « avec un djembé entre les mains ».

Il a ensuite suivi les traces de son père (un danseur de profession), en suivant un programme axé sur la danse classique et contemporaine à l’école secondaire, en plus de se joindre à des troupes de danse hip-hop. Mais à un moment donné, la danse ne suffisait plus : « Sans vouloir dénigrer la discipline [de la danse], ce n’était plus assez pour moi. J’avais besoin [de m’exprimer davantage], de sortir plus de choses. Y’avait beaucoup de frustration à l’intérieur de moi […] en ce qui concerne les peuples autochtones et afrodescendants [en ce qui concerne] l’histoire de ceux-ci au Québec et en Amérique en entier… Ça a été naturel pour moi de changer de discipline. »

C’est donc avec une mission en tête, celle de représenter ses identités plurielles et de dénoncer les injustices autour de lui, que Sarenhes aborde sa musique – un rap aux influences R&B, tapissé d’éléments musicaux issus des cultures dans lesquelles il a grandi. Après des débuts timides à la fin de l’adolescence, marqués par des enregistrements maison (et très confidentiels) sur le logiciel Garage Band, le rappeur, chanteur, producteur et multi-instrumentiste s’est révélé avec The Burden, une chanson parue à l’hiver 2021 sur les plateformes.

Quelques mois plus tard à peine, il dévoilait son premier minialbum Pride & Chains, réalisé dans le cadre du projet Échelon (une initiative cofondée par le rappeur Webster afin de développer les carrières d’artistes issu.e.s des communautés racisées et autochtones de Québec). C’est là-dessus qu’on retrouvait l’hymne Stand Up, dans lequel Sarenhes aborde avec lucidité la situation socioéconomique des Autochtones en Amérique du Nord. « J’ai eu beaucoup de feedback [par rapport à cette chanson] et beaucoup d’offres de spectacles […] Je considère pas encore que je suis sur la mappe [du rap], mais c’est cette chanson-là qui m’a fait connaître à gauche, à droite. »

Sollicité pour composer des musiques de films et de pièces de théâtre, au Québec comme aux États-Unis, l’artiste de 24 ans n’a pas eu beaucoup de temps à mettre sur sa propre carrière de rappeur l’année dernière, ne partageant uniquement que deux singles (Staring at Me et Bruises). « Mais en 2023, j’arrive en force. J’arrive avec plus de certitude dans mon art », dit le rappeur, grand admirateur de Tory Lanez et de J Cole. « J’ai déjà une dizaine de spectacles de bookés à Québec et Montréal pour l’été [prochain]. Je me considère chanceux […] J’ai pas encore eu de hits, donc avoir l’opportunité de vivre de mon art déjà, c’est magique pour moi. »