Tout est dans le non-dit.

Après un quart de siècle en tant que collaborateurs dans le domaine de la musique pour la télévision et le cinéma au cours duquel les compositeurs Amin Bhatia et Ari Posner ont reçu de nombreux prix Écrans canadiens et prix SOCAN (Anne With An E, Detention Adventure, Flashpoint, Let’s Go Luna  et X Company), sans oublier une mention aux Emmy Awards pour Get Ed (Disney), peuvent pratiquement terminer les pensées musicales de l’autre.

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« Ça fait tellement d’années qu’on fait ça » dit Posner qui, comme son collègue, est basé à Toronto. « On est très reconnaissants et surpris aussi que ça dure depuis si longtemps », affirme Bhatia. « On est sincèrement reconnaissants du flot continu d’excellents projets qu’on a reçus. On aime vraiment travailler ensemble. »

Les deux compositeurs, qui travaillent aussi en solo, sont actuellement occupés par la création de la musique des séries télévisées Sullivan’s Crossing et Ride et on peut dire sans se tromper qu’ils auront tout vu au cours des 25 dernières années, surtout au chapitre des avancées technologiques.

« Quand on a commencé à travailler ensemble, il n’y avait pas de services comme Zoom ou de plateformes d’échanges de fichiers comme DropBox ; tout était le plus centralisé possible pour que les gens n’aient pas à sortir de leur studio », se souvient Posner. « C’était très pratique de passer plein de temps ensemble dans la même pièce en même temps qu’on avait chacun son bureau à chaque bout du couloir. »

Bhatia raconte que leur partenariat a tellement démarré lentement que Posner a éventuellement accepté un poste chez Pirate Sound. « J’avais mon studio et quand Ari a reçu cette offre difficile à refuser, je lui ai donné ma bénédiction », explique Bhatia à propos de la décision prise par Posner en 2003. « On a été dans le même édifice pendant environ un an, mais on ne recevait pas beaucoup de réponses. Ari a accepté le poste chez Pirate et c’est à ce moment-là que trois des cinq projets pour lesquels on avait soumis notre candidature nous ont été accordés. »

« On se recoupait sur quatre projets différents avec d’autres compositeurs – c’était la folie. Aujourd’hui, il y a tellement de recoupements qu’on a appris à se parler sans dire un mot. On se recoupe, mais nos styles sont complémentaires. On sait immédiatement qui va écrire quel genre de “cue”. On adore tous les deux écrire une bonne mélodie et des variations de celle-ci. »

Dans le cas de Sullivan’s Crossing et de Ride, c’est une séance d’orientation qui a déterminé qui compose quoi.

« Tu commences par décider où la musique va aller, tu fais une liste d’épicerie des “cues” qui vont être nécessaires, et ensuite tu décides qui va faire quoi », explique Posner. « On a tendance à suivre la trame narrative parce que beaucoup de musique pour le cinéma et la télé ont besoin de variations sur un thème. On peut, et c’est déjà arrivé, jouer dans la cour de l’autre, mais quand le temps presse, Amin est généralement celui qui est en charge de la tension et de l’action et moi je suis dans la douceur et l’émotion. »

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Posner explique qu’ils ont généralement 7 à 10 jours pour livrer la musique d’un épisode, mais que cet échéancier peut être plus court, parfois. « Ça nous est arrivé de “pitcher” pour un projet et de ne pas être choisis, mais après, la personne qui a été choisie – un auteur-compositeur, quelqu’un de très connu – se désiste », poursuit Bhatia. « Là on reçoit un appel et il nous reste juste quatre jours pour faire ce que cette personne n’a pas réussi à faire en huit. On est là pour résoudre vos problèmes. »

Alors que les réalisateurs ont l’approbation finale sur les musiques de film et que les producteurs sur les musiques pour la télévision, Bhatia insiste sur le fait qu’il est crucial de savoir exactement qui est la personne qui prend la décision finale sur votre musique. « Il faut savoir qui est ta personne-ressource », dit-il. « Si tu ne le sais pas, tu pourrais te retrouver à écrire de la musique qui va être approuvée par la mauvaise personne. »

Posner explique que les séances de composition pour Ride ont été légèrement différentes de celles pour Sullivan’s Crossing. « Ride avait un côté plus country et on ne recevait pas beaucoup de commentaires ; les gens étaient contents, ils nous faisaient confiance et aimaient ce qu’ils entendaient », dit-il

« Sullivan’s Crossing avait une palette totalement différente. On était plus dans l’univers d’un groupe indie genre piano guitare et cordes. Il y a un peu d’action et de tension, mais pas des tonnes. Sauf qu’on recevait beaucoup de notes et de commentaires parce que l’autrice-productrice avait une vision très spécifique de ce qu’elle voulait. Il y a donc eu beaucoup de va-et-vient, de “cues” très longs et de réécriture. »

Préoccupations pour l’avenir : CueDB, rachats et IA

Les deux compositeurs ont certaines préoccupations quant à l’avenir de leur profession. La première est un logiciel qui, croient-ils, dépersonnalise une profession où la personnalité est importante. « CueDB est celui que plein de gens utilisent à Hollywood », dit Posner. « Tu publies un “cue”, le client se connecte, laisse des commentaires et personne ne se parle. On n’aime pas ça du tout. L’idéal c’est d’être tous dans la même pièce quand on présente notre musique, ou au minimum de pouvoir se parler en temps réel, pour pouvoir expliquer pourquoi on a pris telle ou telle décision et que le producteur puisse dire “oui, là je comprends pourquoi” et ça débouche parfois sur une liste de trucs à corriger, mais ce genre de logiciel va trop loin. »

Outre les budgets qui fondent à vue d’œil, une autre préoccupation majeure provient des maisons de production qui contraignent les compositeurs à signer des contrats où ils abandonnent tous leurs droits de suite par l’entremise de rachats. Bhatia trouve cela inacceptable. « Il faut se battre contre ça », lance-t-il. « Ari et moi on est tous les deux impliqués avec la Guilde des compositeurs canadiens de musique à l’image, et c’est la préoccupation numéro 1 de l’organisation. »

Bhatia explique que ces droits résiduels sont vitaux. « Tout ça, c’est de la propriété intellectuelle », explique-t-il. « La musique qu’on écrit, on ne peut pas s’en servir ailleurs. Les éditeurs et les producteurs font beaucoup d’argent sur les droits, mais il faut partager cet argent avec les compositeurs, les acteurs, le scénariste, le réalisateur : c’est ça le modèle d’affaires. »

Pour Posner, c’est une question de survie. « Je ne vois pas comment les compositeurs issus de l’ancien modèle pourraient survivre s’ils sont prêts à fournir de la musique dans le cadre d’un rachat », déclare-t-il, ajoutant que l’éducation des prochaines générations de compositeurs est la clé pour résoudre ce problème.

Puis il y a le spectre de l’IA qui plane de manière de plus en plus menaçante. « Il y a un truc qui s’appelle AI Assist qui peut t’aider avec certaines corvées, que ce soit des tâches d’ingénierie ou la création d’un meilleur document Excel », explique Bhatia. « On accueille ça à bras ouverts parce que ça nous permet de nous concentrer sur la créativité. Mais il y a aussi tout plein de gens qui sont très contents de laisser l’ordinateur s’occuper de tout. »

Ari Posner croit que c’est la musique de bibliothèque qui est la plus à risque dans cette révolution IA, « mais tout reste encore à voir », conclut-il.