En juillet de cette année, lorsque l’étiquette de disques Joy Ride, pilier de la scène rap québécoise, a annoncé la création de sa branche Joy Ride Latino, elle a accompli deux choses. La première, professionnaliser une scène underground qui regorge de talents et lui permettre de rêver à la conquête d’un gigantesque marché. La seconde, mettre les projecteurs sur une scène quasiment inconnue du grand public québécois et qui ne demande qu’à être écoutée. Survol du mouvement urbano local, qui se distingue par sa solidarité.
Les courants musicaux d’Amérique latine sont bien présents au Québec, la longévité du club La Salsathèque et des émissions radiophoniques de musique latino (nommons seulement La Rumba du Samedi, à CISM 89,3 FM) témoignant de l’affection que portent les mélomanes pour ces chaleureuses rythmiques. Mais alors que le hip-hop s’impose comme genre musical populaire à la grandeur de la province, les artistes d’ici faisant du rap et du reggaeton en espagnol demeurent dans l’angle mort de l’industrie musicale.
Et ce, depuis longtemps. Pour un Boogàt, artiste consacré chez nous, combien de Agua Negra – groupe fondé par le compositeur El Cotola -, de Sonido Pesao (et leur collectif Heavy Soundz), de Cuervo Loomi et autres vétérans du son urbano montréalais n’ont jamais véritablement été reconnus? Il est temps que cela change, affirme Cruzito, artiste urbano et directeur artistique de Joy Ride Latino, tout en reconnaissant que la scène elle-même a dû évoluer de son côté pour rejoindre un plus vaste public.
Lorsque le reggaeton est né au début des années 1990 à Porto Rico, « c’était reconnu comme de la musique de la rue, une musique underground, explique Cruzito, dont les parents sont nés au Honduras. En dépit de Gasolina [succès planétaire de Daddy Yankee en 2005], le reste de cette scène n’a jamais vraiment été reconnu. Or, ces dernières années, la musique latino a commencé à apparaître dans le champ de vision du public et des médias, qui l’ont traité comme un phénomène musical » qui se justifiait par ses chiffres : déjà en 2014, le Colombien J Balvin, alors inconnu hors de l’Amérique latine, récoltait plus de 200 millions de visionnements sur YouTube de son succès 6 AM (il en est aujourd’hui à plus de 1,1 milliard!). Peu à peu, ça a fini par nous atteindre » au Québec, estime Cruzito.
Aussi, souligne Cruzito, sans rien enlever au talent et aux productions des pionniers de la musique urbano – regroupant le rap, le trap, le r&b et le reggaeton latins – locale, il a fallu que la scène s’ouvre à d’autres sonorités musicales et se libère de la rythmique caractéristique du reggaeton, ces contretemps saccadés empruntés à la musique jamaïcaine qui forment le riddim Dem Bow, du nom du succès de 1990 du chanteur dancehall Shabba Ranks, rythmique composée par Steely & Clevie et produite par Bobby Digital.
Même Carlos Munoz, fondateur et patron de Joy Ride Records aux racines chiliennes, a dû se laisser convaincre. « Je n’ai pas du tout été un fan de la première heure du reggaeton, confie-t-il. Pour moi, c’était du rap de piètre qualité; moi, je viens des Preemo [DJ Premier], Timbaland et Dr. Dre de ce monde, donc la production reggaeton à l’époque me paraissait moins peaufinée, moins évoluée, même considérant qu’ils disposaient de moins de moyens pour produire leur musique. Or, quand j’ai vu que la scène trap latino a commencé à envahir l’univers reggaeton, ça a pris du coffre. La production a atteint un autre niveau, puis la musique pop est entrée dans le mix », propulsant les J Balvin, Malumo, Farruko et Bad Bunny, entre autres, dans la stratosphère de la pop mondiale.
La scène urbano québécoise a aussi suivi cette courbe de progression, croient Munoz et son allié Cruzito, qui ont récemment lancé le premier EP du collectif YNG LGNDZ tout à fait représentatif du reggaeton de 2021, avec ses inflexions trap, r&b et pop. Les partenaires croient dur comme fer que les artistes d’ici ont le talent pour percer l’immense marché international, comme l’ont fait le duo de compositeurs/beatmakers montréalais Demy & Clipz (Étienne Gagnon et Steve Martinez-Funes, amis d’enfance), avec qui Bad Bunny a partagé son récent Grammy du Meilleur album latin pop ou urbain pour YHLQMDLG, sur lequel ils ont coécrit et produit la chanson Soliá.
« La scène a vraiment évolué, les jeunes artistes arrivent avec un son tendance », assure Steve Martinez-Funes, prenant exemple sur l’auteur-compositeur-interprète O.Z., qui fait partie de l’écurie Joy Ride Latino. « Il a sa sauce, comme on dit, sa vibe à lui. Nous, lorsqu’on a commencé à faire de la musique [il y a plus de dix ans], c’était plus difficile de percer, de s’exprimer et de produire. Le reggaeton d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui d’avant, mais ici, sur la scène montréalaise, on s’inspire beaucoup de ce qui se fait ailleurs – comme le rap d’ici s’est inspiré du trap d’ailleurs. »
Avec un pied sur la scène locale et un autre dans le cercle des initiés et décideurs de la scène reggaeton mondiale, Demy & Clipz espèrent faire avancer leur carrière en servant de courroie de transmission pour les talents locaux. « Les artistes d’ici ont définitivement le talent pour percer à l’international », croit Étienne « Demy » Gagnon, qui réfléchit avec son collègue à un mixtape/compilation de leurs productions mettant en vedette les chanteurs et MCs d’ici.
Car l’atout de la scène urbano montréalaise, estime Cruzito, tient dans sa solidarité entre artistes aux racines distinctes – un musicien aux racines honduriennes travaillera volontiers avec un autre d’origine colombienne, mexicaine, chilienne, etc.- , son ouverture aux autres styles musicaux, ainsi que sa spécificité culturelle : « Je pense qu’un musicien [issu des communautés latinos] a un avantage sur ceux des autres provinces, voire des autres pays, parce qu’on vit dans la francophonie. Et ça, c’est tellement un plus, dans tout ce que tu fais artistiquement, parce que c’est un autre monde culturel. Il y a un ADN musical et montréalais qui s’installe en toi. Je considère que la musique qui se fait à Montréal, peu importe le style, est distincte. Tu le sais que ça vient de Montréal. »