En 2010, Jodie Ferneyhough a eu une épiphanie. Peut-être était-ce la crise de la quarantaine ? Après avoir travaillé pendant trois décennies en tant qu’éditeur de musique (en commençant au milieu des années 1990 chez peermusic Canada), le cadre a eu un moment qui lui a permis d’imaginer la suite des événements.

« J’étais prêt pour un changement », se souvient Ferneyhough, à propos de sa décision de quitter Universal Music Publishing — et l’industrie musicale, brièvement. « J’en voulais au gouvernement et je voulais quelque chose de différent dans ma vie. »

Incertain de ce qu’était ce quelque chose de différent, il s’est d’abord concentré sur sa santé. Après s’être remis en forme et avoir participé à un triathlon Ironman, Ferneyhough a déclaré une société appelée CCS Rights Management (les initiales de chacun de ses enfants) juste pour avoir quelque chose dans les livres. « Je ne m’attendais pas à ce que ça décolle », dit-il, « et à mon grand dam, ç’a décollé ! »

L’éditeur de musique a profité de cet été pour passer plus de temps avec sa famille, mais à l’approche de l’automne, sa femme lui a dit qu’il était temps de se remettre dans le bain. Grâce à un modeste emprunt sur son prêt hypothécaire, Ferneyhough investit dans un système de suivi des redevances et fournit des relevés aux artistes. Au départ, il était le seul employé. Dès le départ, la raison d’être de CCS était de servir – et de prendre soin – des créateurs.

Aujourd’hui, CCS compte parmi ses clients Angry Mob Music aux États-Unis, Galileo MC en Allemagne, Alondra en Espagne et Spin Master, le géant canadien du divertissement pour enfants, surtout connu pour la très populaire émission télévisée Pat’Patrouille. Colin James a signé un accord exclusif d’administration et de droits voisins avec CCS pour l’ensemble de son catalogue, ainsi que pour ses chansons à venir. CCS représente des chansons par The Kinks, Van Morrison, et KISS (nous reviendrons plus tard sur ces acquisitions).

« Les artistes et les auteurs ont besoin d’une administration de qualité », déclare Ferneyhough. « Ils ont besoin d’un contact direct, de quelqu’un qui travaille pour eux et, franchement, qui les protège. Beaucoup de créateurs se disent : “Je n’ai pas besoin d’un éditeur”. Peut-être, à un moment donné, mais l’industrie est maintenant si complexe et si diluée… il y a tellement de façons d’obtenir de l’argent, tellement de sources de redevances, que les artistes peuvent facilement ne pas percevoir tout ce qui leur est dû. »

« Beaucoup d’auteurs se disent « Je n’ai pas besoin d’éditeur  », mais l’industrie est si complexe qu’ils peuvent facilement ne pas percevoir tout ce qui leur est dû »

CCS a débuté ses activités en mettant l’accent sur l’administration. Depuis lors, la société basée à Toronto s’est transformée en une organisation d’envergure mondiale qui se spécialise également dans l’édition musicale et d’autres services créatifs, pour un nombre sans cesse croissant de créateurs, d’artistes, de musiciens, de producteurs et d’entreprises. La société a récemment annoncé le lancement d’une nouvelle division de droits voisins et a confirmé des accords mondiaux exclusifs avec Tate McRae et le label montréalais Higher Reign Music Group.

Ferneyhough demeure également actif au sein de l’industrie ; il siège aux conseils d’administration de Music Publishers Canada (MPC) et de International Confederation of Music Publishers (ICMP) ; il fait également partie du conseil consultatif de SXWorks, la branche des services aux éditeurs de musique de SoundExchange. « Le service numéro un qu’un éditeur vous apporte est la défense des intérêts et la garantie que nos auteurs sont rémunérés équitablement », ajoute-t-il. « Je prends mon rôle dans ces Conseils très au sérieux, car il s’agit du gagne-pain des gens. »

À bien des égards, malgré trois décennies dans l’industrie, M. Ferneyhough affirme que la création d’une maison d’édition était comme un nouveau départ dans sa carrière. Bien sûr, il s’était constitué une longue liste de contacts, mais la plupart d’entre eux étaient basés en Amérique du Nord, et l’édition est aujourd’hui un jeu mondial. M. Ferneyhough a commencé à développer la clientèle et la réputation de CCS Rights Management, d’abord par le réseautage, en participant régulièrement au Midem (le principal forum mondial de l’industrie musicale). « J’étais pétrifié lors de cette première réunion de mes pairs », dit-il. « Après avoir surmonté ma peur, j’ai tendu la main et commencé à parler aux gens. »

L’un des premiers contacts qu’il a établis est celui de Kassner Music, un éditeur de musique indépendant de premier plan, basé à Londres, au Royaume-Uni. Le vaste portefeuille de Kassner comprend les droits de plusiers chansons légendaires, enregistrées par plusiers musiciens également légendaires. Trois ans et de nombreuses conversations plus tard, CCS a signé un accord avec Kassner. L’entreprise a continué à se développer, une conversation et une affaire à la fois. Ferneyhough a beaucoup voyagé en Europe, serrant de plus en plus de mains.

Ce que Ferneyhough a le plus appris, alors que CCS Rights Management célèbre plus de dix ans d’existence, c’est que la variété est la clé. « J’ai toujours pensé que pour être un éditeur à succès, surtout en Amérique du Nord, il faut avoir le plus de diversité possible », dit-il. « Un label de disques peut être un label punk, hip-hop, jazz, etc., mais les éditeurs doivent être musicalement agnostiques. »

« Être un éditeur de musique est un défi plus grand que jamais », ajoute-t-il. « Lorsque j’ai commencé dans le métier il y a près de 30 ans, les éditeurs faisaient trois choses : percevoir de l’argent auprès des maisons de disques et des collectifs comme la SOCAN, ASCAP, BMI, etc., et, de temps en temps, faire de la synchro. Maintenant je perçois des revenus auprès de… je ne peux même pas compter combien de sources ! »

Une autre façon dont il s’occupe des artistes : Fonds de bienfaisance Unison

S’occuper des artistes est la raison pour laquelle Ferneyhough se lève le matin. En dehors de CCS Rights Management et de sa famille, l’homme de musique est surtout fier de voir la croissance du Fonds de bienfaisance Unison. Quelques années avant de fonder son entreprise, en 2009, M. Ferneyhough et sa collègue de l’industrie Catharine Saxberg, vice-présidente des relations internationales de la SOCAN, ont eu l’idée de cette organisation caritative autour d’un cocktail au JUNOs à Vancouver, en Colombie-Britannique.

En juillet 2011, le Fonds de bienfaisance Unison a reçu ses premiers engagements de 250 000 $ de la part de Music Canada et de Slaight Music, suivis d’un engagement de 100 000 $ de la part d’un collectif d’éditeurs de musique en 2012. Depuis lors, l’association sans but lucratif a connu une croissance exponentielle, offrant une aide financière, un soutien et des ressources aux musiciens dans le besoin. « Ça n’a fait que grandir, grandir et grandir », dit Ferneyhough. « C’est triste que ça doive exister, mais ça existe. »

Ce besoin n’a jamais été aussi évident que lorsque la COVID-19 a frappé le Canada. Depuis le début de la pandémie, Unison a enregistré une augmentation de 5500 % des demandes d’aide, et de nouvelles demandes sont reçues chaque jour. Une campagne de collecte de fonds pour le programme d’aide COVID-19 a vu le public et l’industrie réagir en versant des millions de dollars pour aider tous les artistes qui ont vu leurs moyens de subsistance menacés par la fermeture de l’industrie de la musique en direct. Puis, le 12 mars 2021, le programme d’aide financière d’Unison Fund a reçu une subvention unique d’un maximum de 2 millions de dollars du gouvernement de l’Ontario pour soutenir immédiatement les musiciens individuels et les travailleurs de l’industrie, dont beaucoup ont perdu leurs sources de revenus pendant la pandémie de COVID-19.

On assiste à la destruction des moyens de subsistance de ces personnes — pas seulement des musiciens, mais aussi des monteurs, des chauffeurs de camion, des « roadies » », explique Ferneyhough. « Nous sommes un secteur de plusieurs milliards de dollars, et il est plus important que jamais de soutenir ces personnes par l’intermédiaire d’Unison. »



Laura NiquayElle est née avec une guitare dans les mains, dans une famille de musiciens où on chantait autant Hank Williams que Georges Moustaki. « Je suis l’héritière de ce talent familial », dit Laura Niquay, qui offrira le 30 avril un nouvel album de chansons folk et rock intitulé Waska Matiwisin, signifiant « cercle de vie » dans sa langue atikamekw. « Et moi, je suis née pour être messagère. C’est mon talent – c’est très important de valoriser le talent qu’on a ».

Mais ce qui importe d’abord, insiste l’autrice-compositrice-interprète Laura Niquay, c’est de bien articuler en chantant. « Surtout que j’écris de plus en plus avec des mots atikamekw qu’on n’utilise plus aujourd’hui, et qui pourtant étaient utilisés auparavant. C’est bon pour les jeunes de notre communauté, ceux qui vivent en milieu urbain, surtout », comme elle d’ailleurs, aujourd’hui résidente de Trois-Rivières, à plus de trois heures de route de son village d’origine, Wemotaci, au nord-ouest de La Tuque, au Québec.

Exemple de mots en voie de disparition, tirés de la chanson Moteskano, un folk boosté aux guitares électriques cadencé par une batterie rock et des tambours traditionnels : « Nikinako ketcikinako », chantés dans le refrain. Ils signifient « enlever nos chaussures, remettre nos chaussures » – « on exprime ça autrement aujourd’hui, dit la musicienne. En plus, dans notre nation, on a trois communautés distinctes, et chacune d’elle parle un peu différemment l’atikamekw. J’ai des neveux et nièces qui habitent en ville et qui, peu à peu, perdent l’usage de notre langue, et ça me touche beaucoup. C’est important pour moi de bien chanter dans notre langue ».

Le travail d’écriture est minutieux pour Laura Niquay, qui dit consulter les ainés et travailler avec des technolinguistes – « trois femmes atikamekw qui se sont spécialisées dans le domaine » – pour s’assurer d’avoir le mot juste dans ses chansons et tenter d’en réhabiliter que le temps a presque effacés de la mémoire. « Moi-même, j’apprends des mots que je n’avais jamais entendus de ma vie, c’est pour ça que c’est important de collaborer avec une technolinguiste ». C’est sans compter les nouveaux mots venant enrichir le vocabulaire de la langue ancestrale « comme le mot ordinateur – ça fait pas longtemps qu’il a été inventé ! » Il se traduit par « Kanokepitcikan ». Le mot pour Internet est encore plus complexe: Pamikicikowipitcikan.

Ils n’apparaissent pas dans les textes de Waska Matiwisin parce que Laura Niquay préfère chanter l’universel plutôt que le moderne. L’importance de la famille, du respect de la nature, du sacré et du spirituel, thèmes centraux de son nouvel album. « C’est d’abord un disque sur la résilience », assure-t-elle, un mot dont la signification était déjà trop bien comprise des peuples autochtones avant que le reste du Canada se le soit répété pendant la pandémie.

« Il y a aussi une chanson qui parle du deuil, Otakocik/Hier, parce qu’on en vit beaucoup dans nos communautés, ça aussi, ça me touche beaucoup, explique la musicienne. Une autre chanson parle du suicide Et y’a une chanson, Nicim/Mon petit frère, qui parle du suicide. Mais ce sont des chansons qui servent à en faire la prévention – c’est pour ça que je dis que je suis une messagère. Je ne veux surtout pas être déprimante, mais je veux simplement partager mon point de vue sur ce « cercle de vie » dans lequel nous nous trouvons tous », avec ses drames et ses moments de bonheur. « Chacun vit avec ses problèmes, partout dans le monde. On est tous humains, et cet album est fait pour tout le monde ».

Laura Niquay a mis trois ans de travail pour composer et enregistrer (au studio Sophronik de Verdun, sous la réalisation de Simon Walls) la douzaine de chansons de son nouvel album Waska Matisiwin. De la ballade folk douce aux timbres de guitare slide (Aski/Terre) livrée avec cette voix qu’elle qualifie elle-même de « sablée » au rock puissamment envoyé (formidable Eki Petaman/Ce que j’ai entendu), en passant par Nicim/Mon petit frère une étonnante collaboration avec Shauit, sur un groove vaguement reggae, chantée en atikamekw et en innu.

L’une des plus touchantes de l’album se nomme Nicto Kicko, la voix apaisante de Laura Niquay se posant sur le son d’un piano droit appelant ensuite l’orchestre. Le titre signifie Trois jours, soit le temps que la musicienne est demeurée sans nouvelles de son père. « J’ai fait une chanson lente avec cette histoire, parce que trois jours sans nouvelles, c’est long, et en plus, il neigeait. Un de mes oncles avait été retrouvé mort chez lui, on ne voulait pas que ça se reproduise ». Au bout de trois jours, il a été aperçu sortant de l’épicerie. « Il ne nous avait jamais entendus / Parce que pendant trois jours / Il voulait être seul / Avec ses écouteurs aux oreilles », chante simplement Laura.

« Souvent, lorsque je compose, je cherche d’abord une mélodie, puis je m’enregistre pour ne pas l’oublier. Si, disons, j’entends une mélodie dans un rêve, en me levant le matin, je vais tout de suite jouer de la guitare. Après ça, j’écris le texte. Parfois en lisant les histoires des autres, parce qu’il y a beaucoup de gens qui m’écrivent. Ils me confient leurs histoires, leurs secrets. Moi, je trouve les bons mots dans leurs histoires, et j’en fais une chanson. »



Charlotte Cardin, PhoenixCharlotte Cardin a dû se retenir à deux mains en mars 2020, alors que la planète entrait en jachère, pour ne pas demander à son équipe de rouvrir les dossiers et de faire subir à son premier disque une énième ronde de retouches.

« Quand la pandémie a frappé, j’ai tout, tout, tout fait ce que je pouvais pour ne pas replonger dans l’album, qui était en train se faire mastériser », avoue-t-elle en riant. Perfectionniste ? C’est l’évidence. Mais est-ce une qualité ou un défaut? « Je pense que c’est une qualité. C’est important de l’être. Mais il ne faut pas que ça devienne obsessif. »

Avec ses 117 millions d’écoutes récoltées en ligne, Charlotte Cardin est assurément l’artiste québécoise la plus populaire parmi ceux et celles qui n’avaient pas encore lancé d’album complet – vous savez, cette douzaine de chansons partageant plus ou moins un thème commun, que l’on encodait jadis sur un disque compact ? Avec le succès phénoménal et enviable de ses deux EP, Big Boy (2016) et Main Girl (2017), pourquoi ne pas avoir maintenu cette stratégie ? Autrement dit : à quoi ça sert, un album complet, à l’époque des listes de lecture ?

« C’est sûr que le premier album, c’est un ancrage symbolique fort que je trouvais trippant. C’était important pour moi de faire un premier album, juste parce que j’avais envie d’en faire un. J’en écoute encore, des albums », répond la musicienne avec son cœur, avant d’évoquer des considérations plus pragmatiques. « Mais un album, ça me permet d’avoir accès à certaines choses qui n’auraient pas été possibles avec des EP. C’est vrai que l’industrie évolue, mais on est encore au milieu d’un changement. Les gens ne consomment plus la musique comme avant, mais les médias attendent des albums. En France, par exemple, avant que j’annonce un album, on me recevait moins sur les plateaux. »

Choses gênantes

Le choix s’imposait donc d’un point de vue médiatique, mais il s’avère aussi très avisé d’un point de vue strictement musical, tant Phoenix permet de réellement faire connaissance avec la chanteuse de 25 ans, sous toutes ses facettes et dans toutes ses vulnérabilités, ses colères, ses angoisses, ses espoirs et ses craintes, qu’elle chante l’incommunicabilité amoureuse (la pièce titre), le sentiment de légèreté suivant la fin d’une relation boiteuse (Passive Aggressive), la crainte de voir un ami s’enfoncer dans la noirceur (Sun Goes Down (Buddy)) ou son furieux désir de s’affranchir du poids de plaire, qui incombe aux femmes (Anyone Who Loves Me).

« J’ai partagé des choses gênantes (embarrassing things) », confie-t-elle dans la notice biographique accompagnant la parution du disque (lancé sous étiquette Cult Nation au Québec, Atlantic Records aux États-Unis et Parlophone en France). Gênantes comment, lui demande-t-on? « Je parle de choses super personnelles et crues, que je n’ai pas romancées pour les rendre plus léchées ou racontables. J’avais besoin d’aller toucher quelques blessures qui étaient là depuis longtemps et que je n’osais pas affronter. C’est là que j’ai été confrontée à plein de petits moments de honte, des tristesses que je n’avais jamais pris le temps de guérir. Des trucs que je ne pensais jamais partager… et que j’ai fini par partager ! » Elle éclate de rire, comme effaré par sa propre impudeur. Puis petit moment de silence au bout du fil. Charlotte semble hésiter à entrer davantage dans les détails.

« Les chansons parlent d’elles-mêmes, mais c’est sûr qu’une chanson comme Good Girl [sur la dépendance affective], ça ne raconte pas quelque chose de glorieux, même si je suis consciente que beaucoup de gens, beaucoup de femmes vont un jour se sentir comme ça dans leur vie. »

Pour l’autrice-compositrice, il aurait été inconcevable d’écrire ces chansons de vertige sans fouiller les derniers retranchements de son cœur, sans y aller à fond. Si son album a autant tardé à paraître, c’est beaucoup parce qu’apprendre à laisser tomber tous les masques demande un certain apprivoisement. « On est dans une société où il y a beaucoup de superficialité partout, où tout va vite et j’avais le goût d’aller explorer des émotions qui me déchirent. Quand tout va trop vite, on ne se donne pas le droit de ressentir les choses au max. » Ressentir les choses aux max ; voilà, pour elle, une condition essentielle à la création de refrains qui porteront une part de vérité.

Chose certaine, qu’elle parle de sexe sans attache (Sex to Me) où qu’elle se permette quelques mauvais mots (on ne fait pas plus suave virelangue que « A fistful of kisses / For a list full of bitches », dans XOXO), Charlotte Cardin rompt à plusieurs égards sur Phoenix avec son image de fille… Le journaliste hésite et la principale intéressée propose elle-même l’adjectif « douce ». « J’adore chanter ces mots-là ! lance-t-elle. Je prends plaisir à les dire, parce que dans mon quotidien – peut-être malheureusement – je sacre pas mal. Je sens que je suis plus proche de moi quand je m’exprime dans mes chansons comme je m’exprime dans la vie. »

 Réapprendre à écrire

Fille d’une mère épidémiologiste et d’un père agent de brevets en biotechnologie, tous les deux mélomanes, Charlotte Cardin crée sa première chanson à 13 ou 14 ans. « On devait écrire un poème dans un cours d’anglais et j’avais poussé le projet un peu plus loin. » Cette première tentative, peu mémorable, cimentera néanmoins son modus operandi des prochaines années : écrire lorsque l’inspiration cogne à la porte. Une tactique déficiente lorsque vous avez un premier album à échafauder, dans un délai raisonnable.

« Être confrontée à écrire tout un album dans une période de temps limité, me discipliner, être rigoureuse, sérieuse, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait avant. J’ai dû réapprendre à écrire de la musique. » Elle jette à la corbeille les ébauches pondues dans les dix premiers mois de création en solitaire de ce qui deviendra Phoenix. « Rien de ce que j’écrivais ne me procurait de petits papillons » – avant de se tourner vers la coécriture, avec son gérant Jason Brandon (qui signe, ou cosigne avec Marc-André Gilbert, la réalisation de l’essentiel de l’album).

« La raison principale pour laquelle ç’a été long, c’est que j’ai sous-estimé le temps que ça allait me prendre. Je pensais que j’étais plus rapide que je le suis pour écrire. Je me suis retrouvée face à mes propres limites. J’écrivais en essayant de gérer les attentes. Qu’est-ce que les gens ont envie d’entendre ? C’était la mauvaise approche. »

À l’instar d’un de ses groupes préférés, Radiohead (qu’elle cite sur Romeo), Charlotte Cardin aura dû faire fi des expectatives, ranger ses propres appréhensions au placard et « se libérer » du poids qu’elle s’était elle-même placée sur les épaules (l’expression « me libérer », ce jour-là, ponctue ses phrases comme un mantra). Cette gestation au long cours lui aura notamment permis d’explorer les possibles de sa voix, qui n’aura jamais autant été celle d’une chanteuse soul que sur Anyone Who Loves Me, avec son refrain en forme d’avertissement sans équivoque: « We’re not your fancy dolls / You better set us free / Or else we’ll fuck you up ».

« En ayant pu faire beaucoup de tournée, j’ai exercé ma voix à développer une résistance qu’elle n’avait pas, explique-t-elle. J’ai constaté que j’étais capable d’aller ailleurs avec mes performances vocales, de me pousser plus loin. J’aime ça chanter de façon plus relax, plus laid back, et d’autres fois de façon plus puissantes. Le fait que Anyone Who Loves Me ait une implication vocale et émotionnelle plus importante va de pair avec le thème de la chanson, qui s’adresse à tous ceux qui tentent de dire aux femmes ce qu’elles devraient faire, ce qu’elles devraient être. »

Phoenix, c’est l’histoire d’une femme qui aura dû réapprendre à être elle-même, mais aussi, comme toute œuvre dans laquelle une artiste se révèle pour vrai, une invitation à l’empathie, une main sur l’épaule. « C’est difficile d’aller à la rencontre de nos sentiments refoulés, mais c’est ce qui fait en sorte qu’on est capable de mieux se comprendre et de mieux comprendre les autres. C’est en allant à la rencontre de nos propres sentiments qu’on parvient à avoir de la compassion pour les autres et à ne jamais se mentir à nous-mêmes. »