Du plancher au plafond, les bibliothèques de Lori Yates sont remplies de journaux intimes. Ces carnets aussi aimés qu’usés, remplis de poèmes, d’esquisses de chansons et d’autres ruminations, remontent à son adolescence. Sur le mur, une guitare acoustique Gibson LG1 sunburst 1960 que Yates a achetée avec la bourse qui accompagnait le Hamilton Arts Award qu’elle a reçu en 2022. Voilà les outils tout simples dont a besoin une autrice-compositrice. Depuis qu’elle a écrit sa première chanson à l’âge de 14 ans, l’artiste n’a jamais songé à faire autre chose que de créer de la musique.

« J’ai passé toute ma vie à chanter et à enregistrer des disques », explique la femme de 63 ans qui a récemment sorti Matador – son huitième album solo encensé par la critique.

Poser un regard sur sa carrière bien remplie qui dure depuis quatre décennies laisse l’autrice-compositrice-interprète pantoise. Une telle longévité est impressionnante, en particulier dans une industrie qui peut parfois être imprévisible et très souvent impitoyable. Depuis ses débuts en tant qu’artiste country-punk indépendante au début des années 1980 avec les groupes The Last Resorts et Rang Tango jusqu’à son premier album solo – Can’t Stop the Girl  chez Sony Nashville en 1988 –, sans oublier ses excès personnels, ses chansons sont ce qui a permis à Yates non seulement de rester dans la course, mais aussi de ne pas devenir folle.

La création est sa compagne de tous les instants en plus d’être une véritable thérapie. Malgré ses huit albums, les chansons de Yates qui se rendent aux oreilles du grand public sont très rares. Les pages de ces journaux contiennent des centaines d’idées inachevées ; d’autres chansons sont complètes, mais pas assez bonnes pour être enregistrées, selon Yates, du moins. « Je suis le genre d’autrice-compositrice qui est comme un incubateur », explique-t-elle. « Ça me prend pas mal de temps à trouver des chansons qui valent la peine, selon moi… J’ai plein de “B-sides” et des tonnes de “C-sides”! »

Avant la pandémie, Yates a passé de nombreuses années à partager ses connaissances sur ce qu’il faut pour écrire une chanson avec des artistes qui souhaitaient apprendre le métier et de trouver leur voix. Yates a organisé 30 cours de Creative Genius Songwriting, partageant son don avec plus de 100 compositeurs en herbe avant que la COVID-19 mette fin à ses populaires ateliers.

Lori Yates, Matador, video

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Lancé de manière indépendante, Matador propose sept pièces ainsi que deux vieilles chansons, incluant une nouvelle version de « Time After Time », une chanson coécrite avec le regretté et vénéré auteur-compositeur texan Guy Clark. Elle était d’abord parue sur Can’t Stop the Girl, mais Yates croit qu’elle n’a jamais reçu la promotion qu’elle mérite. Le reste des chansons sur l’album ont été cultivées et ont fleuri durant les jours sombres de la pandémie.

Lorsque la COVID a frappé, le chagrin avait déjà une emprise sur Yates. Étouffée par une dépression à la suite de la mort de deux membres de sa famille, elle se sentait prise au piège. Elle a donc commencé un « livestrem » sur Facebook pour l’aider à sortir de sa propre tête. Tous les mardis pendant la pause prolongée de l’industrie musicale, ces sessions de salon ont non seulement apporté à Yates les revenus dont elle avait besoin, mais elles lui ont aussi donné l’occasion de travailler les chansons qu’elle venait d’écrire.

« Au début, je regardais des artistes que j’admirais, comme Patti Smith et Rickie Lee Jones, faire des livestreams et commettre des erreurs », explique-t-elle. « C’est mon fils qui m’a poussé à commencer mon propre “show” hebdomadaire, et ça m’a sauvé la vie. »

Mme Yates a été surprise de découvrir qu’elle avait un public fidèle qui revenait régulièrement, certains d’aussi loin que l’Argentine. C’est au fil de ces spectacles hebdomadaires en toute simplicité que le matériel de Matador est né. « Je n’avais pas l’intention d’enregistrer un album, mais comme on ne pouvait plus donner de spectacles, je me suis dit qu’il était temps de retourner en studio », explique-t-elle. « Ce qui est bien avec le livestream, c’est que je savais immédiatement quelles étaient les chansons gagnantes grâce aux cœurs et aux émojis. »

Alors que les restrictions liées à la pandémie s’assouplissaient et que le nombre de cas diminuait, le bassiste de Blue Rodeo, Bazil Donovan, a invité Yates à enregistrer quelques démos au Woodshed, le studio intime de son groupe. Ces séances ont été supervisées par l’ingénier et producteur primé aux JUNOs Tim Vesely du groupe Rheostatics.

« Je lui faisais confiance », dit Yates à propose de la coproduction de Vesely sur Matador. « Tout ce que j’avais quand je me suis pointée, c’était ma guitare acoustique et ces mélodies. Je lui ai demandé – et j’ai écouté – son opinion. Tim a une sensibilité remarquable. »

Lori Yates, Alive, video

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Les neuf chansons figurant au projet final sont le genre qui nous hante pendant longtemps. Les morceaux larmoyants et émouvants s’améliorent à chaque écoute. Yates avoue d’emblée que ce sont des chansons qu’elle n’aurait jamais pu écrire au début de sa carrière. Prenez comme exemple « Alive », où elle chante « It’s good to be alive/Even when it hurts to be alive » [librement : « c’est beau, la vie/même quand ça fait mal d’être en vie »]. Dans cette ballade bien sentie, elle n’a aucun regret à propos du passé et choisit de vivre dans le présent. Elle est pleine de gratitude pour la vie qu’elle a eue, et particulièrement le cadeau de 34 années de sobriété. Ce n’est que depuis qu’elle fait partie de ce qu’elle appelle « Le Club » (auquel appartient quiconque a plus de 50 ans) qu’elle est en mesure d’écrire des chansons aussi personnelles.

« Mon écriture a beaucoup gagné en maturité depuis que j’ai écrit ma première chanson », avoue-t-elle. « Aujourd’hui, je peux aborder des sujets qui ne m’auraient pas du tout intéressée quand j’avais 20 ans. Écrire de mieux en mieux a toujours été mon but. J’ai toujours été en compétition avec moi-même. »

Lori Yates n’a aucune intention de partir en tournée pour la promotion de Matador. Outre un spectacle mensuel au bar Motel, dans l’ouest de Toronto, elle prévoit simplement donner quelques spectacles choisis lorsque l’occasion se présente et qu’elle en a envie. Entre-temps, elle est occupée à écrire de nouvelles chansons, à poster des commandes de t-shirts, à rédiger une autobiographie et à préparer un spectacle solo basé sur les histoires d’une vie colorée et bien vécue.

« J’ai écrit plein de mauvaises chansons et quelques-unes qui sont bonnes », dit-elle. « Ce cheminement se poursuit que je sois populaire ou pas et même si personne n’est là pour me regarder. Maintenant, j’ai juste envie de raconter des choses auxquelles les gens peuvent s’identifier. Ça prend du courage pour dire sa vérité et je pense que j’ai finalement trouvé ma vraie voix. »

Tu veux écrire des chansons? Raconte ta réalité
Yates et une mentore pour bien des créateurs et créatrices. Pendant son passage à Nashville, au cours de la première décennie de sa carrière, elle a profité des enseignements de « hitmakers » comme Wendy Waldman et Don Schlitz. Aujourd’hui, les paroles de sa chanson Angels with Bloody Knees) sont immortalisées aux côtés de celles de Robbie Robertson, Stan Rogers, Daniel Lanois et Terra Lightfoot dans le parc Gore, à Hamilton, dans le cadre d’une installation artistique qui rend hommage aux créateurs de musique de la ville. Quand on lui demande un seul conseil en matière de création musicale, elle n’hésite pas une seconde : « Trouve ta vérité et ta voix et écrit avec cette voix », dit-elle. « Je sais qu’il y a des auteurs qui n’écrivent pas de cette façon, mais nous, en tant que public, on sait quand un artiste parle de sa vérité, alors mets tes tripes sur la table si tu en es capable. Ça te prendra peut-être du temps à y arriver, mais c’est le meilleur conseil que je peux vous donner… Soyez authentiques. »