Les paroles d’Antoine Corriveau n’ont jamais été cryptiques, mais n’ont sans doute jamais été aussi limpides, et aussi peu habillées de métaphores que dans Deux femmes, la clé de voûte de Feu de forêt, son nouvel EP.

Imaginez un instant l’impérieuse voix musquée de Corriveau égrenant ces mots simples, mais d’une exceptionnelle intensité, comme si la chanson se dépliait au même moment où son créateur voyait enfin la réalité, aveuglante, en face.

Antoine CorriveauTranquillement je reviens
Il est cinq heures du matin
Il vente à l’arrière du taxi
Entre deux femmes je suis ici

Tranquillement je reviens
Celle de droite me prend par la main
On pleure à l’arrière du taxi
Entre deux vies je suis ici

Quand elle est partie
C’est là que j’ai compris
Tu ne seras pas l’amour de ma vie

« Je sentais que je disais les choses très, très, très, peut-être trop clairement, et je me suis longtemps posé la question de comment je dealais avec ça », raconte l’artiste au sujet de ce texte incendiant tous les masques, une chanson confession à laquelle il donne vie sur scène depuis quelque temps, même s’il l’avait écartée de son précédent album, Cette chose qui cognait au creux de sa poitrine sans vouloir s’arrêter.

« La réponse à laquelle je suis arrivé, c’est qu’il faut absolument que je sois game d’aller là, parce que sinon, ça ne sert à rien. Enregistrer cette chanson-là, ça m’a aidé à comprendre qu’à partir du moment où j’ai un peu la chienne quand j’écris une phrase, c’est qu’il faut que je la chante. Je suis un grand fan de Dylan et je repense souvent à ce discours de remerciement dans lequel il disait que, tout au long de sa carrière, sa voix s’était fait critiquer, qu’on lui avait dit qu’il chante comme une grenouille. Dylan répliquait quelque chose comme: « La prochaine fois que vous vous voudrez évaluer une voix, demandez-vous pas si elle est belle, demandez-vous si elle dit la vérité. » »

Pas un fan du format EP

« Honnêtement, je ne suis pas un fan du format EP », lance Antoine Corriveau en riant, trop conscient qu’il ne s’agit pas forcément de la meilleure phrase à prononcer pendant une entrevue faisant la promotion d’un EP. Élaboré à partir des pièces écrites afin d’étayer le fil narratif du grand concert qu’il présentait à l’Usine C en décembre 2017, Feu de forêt marque à la fois la fin d’un cycle créatif et le début de son association avec l’étiquette montréalaise Secret City Records (Patrick Watson, The Barr Brothers, Suuns).

Un mariage qui tombe sous le sens, dans la mesure où les musiques portées par la maison coudoient spirituellement celle de Corriveau, premier franco parmi cette écurie anglo. Leur bureau en Europe pourrait éventuellement lui permettre de se rendre plus souvent là-bas – on lui souhaite.

Pas tellement fan du format EP, donc? C’est qu’Antoine Corriveau croit toujours à l’ensorcelant pouvoir de l’album complet, écouté de bout en bout, une vision en radical porte-à-faux avec la toute-puissante culture de la liste d’écoute. Lors d’une récente visite dans une école secondaire (où il donne parfois des ateliers), une jeune fille lui confiait ne connaître le nom d’aucun des artistes dont les mélodies meublent ses journées. La faute à quoi? La faute au streaming, faisant défiler les ritournelles dans l’anonymat total, pour peu que l’on ne jette pas un œil à son téléphone.

« C’est ben complexe comme question, mais moi, je trouve que ça désacralise la musique, que ça lui enlève beaucoup de valeurs [le streaming]. Oui, on consomme beaucoup plus de musique, mais comment on la consomme? J’étais content de mes trois mois gratuits d’Apple Music, je pouvais écouter mes vinyles chez ma blonde, mais j’ai fini par détester ce que ça créait dans mon rapport à la musique. Cette orgie de choix fait que je passe 45 minutes à me demander ce que je veux écouter, mais ça nuit aussi aux liens intimes qu’on développe avec un album qu’on écoute à répétitions. »

On aura compris que ce spectacle en ambisonie qu’il présente le 9 novembre au Club Soda à Montréal dans le cadre de Coup de cœur francophone, et qui fera éclater la stéréophonie traditionnelle grâce à un déploiement d’enceintes placées devant, derrière et parmi la foule, compte parmi les ruses de l’auteur-compositeur afin de réenchanter notre rapport à une musique que l’on ne jetterait pas après usage.

Grâce à Gilles Vigneault

La musique, dans toute sa souveraineté, triomphera néanmoins toujours, peu importe les avanies qu’encaissent ses émissaires (c’est du moins ce que l’on se répète, pour se rassurer). Mon coeur paré passera partout proclame Antoine Corriveau, le titre d’une chanson ayant émergé lors d’un atelier d’une semaine à Saint-Placide, chez Gilles Vigneault.

« On devait avoir créé une nouvelle chanson à la fin de la semaine et si Fanny [Bloom] la chante avec moi sur le EP, c’est parce que c’est la première personne à qui je l’ai présentée. Je ne savais pas trop en fait ce que je disais dans cette chanson-là, mais le soir où je l’ai chantée à Fanny, on a réalisé ensemble que c’est ce monsieur de 90 ans, son désir de contribuer et de léguer une tradition de poésie en français en Amérique, qui l’avait inspirée. »