Il y a maintenant un mois que les finalistes de la courte liste pour le Prix de musique Polaris ont été annoncés et que parmi ceux-ci figuraient DNA Activation de Witch Prophet (née Ayo Leilani), mais elle peine encore à y croire. « J’étais complètement sous le choc », confie-t-elle. “Je commence à m’y faire. C’est vraiment très excitant !”
On pourrait croire que Prophet est trop cool pour être ainsi excitée, elle qui est cofondatrice du collectif 88 Days of Fortune et membre du groupe hip-hop Above Top Secret. Pourtant, elle s’est demandé pendant des années si elle se lancerait en solo. C’est dans son collectif — où elle st l’une de nombreuses voix — qu’elle était dans sa zone de confort. Jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas.
“J’ai passé des années avant The Golden Octave [son premier album paru en 2018] à essayer de trouver mon son, à surmonter mon trac de la scène, mes insécurités, et tout ça”, dit-elle. “Je me dévouais entièrement à aider les autres afin d’éviter de me concentrer sur moi. C’est bien plus facile d’aider les autres que de régler ses propres problèmes. C’était fantastique, au début, mais à la longue c’est devenu un obstacle à ma propre croissance de ne pas reconnaître que je suis une artiste qui a besoin de créer.”
Et après une décennie de présence influente dans l’underground bien au-delà des frontières canadiennes, 88 Dayys of Fortune s’est dissout. Ses membres ont suivi leurs propres chemins. Certains ont complètement abandonné la musique, d’autres seulement partiellement. Certaines amitiés se sont éteintes. C’était une sorte de deuil, mais aussi une chance de faire ses premiers pas en solo. Prophet affirme qu’elle n’y serait jamais arrivée sans la DJ et productrice audionumérique Sun Sun, sa femme, compagne de création et la force tranquille derrière Golden Octave qui lui a permis d’aborder son album une chanson à la fois.
“C’est un conseil d’une simplicité désarmante, mais je n’y pensais pas de cette façon”, dit-elle. “J’avais trop des idées de grandeur. Je me stressais en me mettant trop de pression. Mais je n’avais aucune raison d’être stressée.”
Ce premier album unanimement encensé sonnait en avance sur son temps même si la majorité des chansons dataient de presque dix ans. Sa voix était la vedette du projet. C’est à ce moment qu’elle s’est enfin sentie prête pour DNA Activation — le projet qui était censé être son premier album. Inspirée par son arbre généalogique et son fils maintenant adolescent (à qui elle a donné naissance quand elle était âgée de 18 ans), Prophet qualifie le processus d’« intimidant ».
« Ce qu’on essaie d’accomplir, c’est d’arrimer nos actions à notre discours »
« Je ne partage pas vraiment de détails au sujet de ma famille », dit-elle. « Culturellement, pour les Éthiopiens érythréens, c’est tabou. C’est privé. »
Ce touchant album nous propose donc des chansons comme « Darshan » au sujet de son fils. « Sun faisait jouer le “‘beat’, j’ai attrapé le micro, elle a appuyé sur ‘record’ et je me suis lancée dans un ‘freestyle’. Quand j’ai eu terminé, elle a appuyé sur stop et elle était en larmes”, raconte Prophet, elle-même très touchée par le souvenir de cette expérience.
Désormais forte de deux albums et de leur influence sur l’underground, Prophet et Sun Sun ont décidé de fonder un label, Heart Lake Records, dont le nom fait référence à la route où se situe leur ferme de 50 acres. C’est leur rêve depuis des années et elles sont déterminées à le réaliser.
“On est des adultes. Nous avons une espace. Et nous en sommes à l’étape de chercher du vrai financement”, dit-elle. À l’époque de 88 Days, on avait obtenu une seule subvention de 3000 $ pour notre premier anniversaire et j’avais remporté un concours de ArtReach. Bien des subventions t’obligent à être une entreprise incorporée ou à but non lucratif. Mais le but, c’est de faire du profit pour permettre aux gens de gagner leur vie. On n’est pas un organisme caritatif. On est une entreprise. Je demande aux gens de me prêter de l’argent pour que je puisse réellement aider d’autres gens. Je suis agréablement surprise, on est presque à 7000 $ déjà. C’est le plus d’argent qu’on a jamais fait. Sérieusement ! C’est vraiment wow ! Les gens veulent que ce projet fonctionne. »
« On parle beaucoup du fait que l’industrie canadienne de la musique ne finance pas le style musical le plus populaire et le plus influent de la planète : le hip-hop et le R&B », dit Prophet. « C’est important non seulement pour l’industrie canadienne de la musique, mais pour le Canada en tant que pays de reconnaître l’influence des artistes BIPOC [de l’anglais Black, Indigenous, People of Colour, ou noirs, autochtones et gens de couleur], et c’est important de le faire maintenant par qu’il n’est pas trop tôt. Il n’a jamais été et ne sera jamais trop tôt. Black Lives Matter, c’est plus que des messages sur Internet. Les actions ont plus de poids que les mots, et ce qu’on essaie d’accomplir, c’est d’arrimer nos actions à notre discours. »
« C’est ce que Heart Lake Records va faire et la première personne qui va bénéficier de Heart Lake, c’est Witch Prophet », dit-elle en riant. « Nous sommes indépendantes. Nous sommes un label dirigé par des femmes “queer”. Nous sommes noires et on va y arriver. La capacité d’amplifier des voix est une chose que les gens tiennent pour acquise. Nous ne la tenons pas pour acquise — nous ne l’avons jamais tenue pour acquise. »