Fin 2022, la reine du R&B canadien Jully Black a lancé Three Rocks and a Slingshot, son premier album en 13 ans, l’artiste dance pop Shawn Desman a lancé « Maniac », son premier simple solo depuis presque une décennie, et le chanteur R&B Glenn Lewis a prévu la parution de plusieurs simples en 2023 avant le lancement d’un album d’ici la fin de l’année.

Au fil du temps qui s’est écoulé depuis la sortie de leurs premiers albums – This Is Me de Black en 2005, l’album éponyme de Desman et World Outside My Window de Lewis en 2002 – ces étoiles montantes sont devenues des artistes chevronnés qui ont amplement mérité tout le respect, l’estime et l’influence qu’ils ont acquise.

L’été dernier, Drake a reconnu leurs contributions et les a invités tous les trois à participer à la première édition de son spectacle « All Canadian North Stars » dans le cadre du OVO Fest visant à célébrer et remercier les artistes hip-hop et R&B qui « ont ouvert la voie pour nous tous », comme l’écrivait la superstar internationale sur son compte Instagram.

C’était réconfortant de voir ces légendes canadiennes recevoir des fleurs de la part d’un des artistes les plus populaires du monde à l’heure actuelle. Mais pendant que Drake, The Weeknd, Alessia Cara, Jessie Reyez et d’autres envahissaient les palmarès au cours des 10 dernières années, Black, Lewis et Desman étaient occupés par d’autres projets créatifs et parfois simplement par les responsabilités qui viennent avec l’âge.

Jully Black, Half Empty, Video

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« Je n’ai pas arrêté de sortir de la musique à cause de ça », lance Black d’entrée de jeu. « Oui, ma mère était malade et je prenais soin d’elle, mais c’est pas pour ça que j’ai rien sorti. Il faut vivre pour avoir des histoires à raconter et pour moi, ça passe par le chemin le plus facile. »

« J’ai une amie qui est retournée à l’école pour obtenir une maîtrise et changer de carrière, pourtant personne ne lui dit “Pourquoi tu décides de faire autre chose?” », poursuit-elle. « Il semble que les gens ordinaires qui ne sont pas dans l’industrie de la musique ont le droit de changer de direction ou de carrière, personne ne leur dit qu’ils ont pris une pause ou qu’ils font un retour. »

« On est des anomalies, des mutants, qui ont un talent que l’industrie s’attend à ce qu’ils exploitent comme des machines. Si j’ai pas envie de chanter jusqu’à la fin de mes jours, ça ne regarde que moi. »

Bien entendu, Jully Black n’a pas arrêté de chanter ; elle n’a simplement pas sorti de musique, mais elle a continué à donner des spectacles. Elle a également joué dans une grande production théâtrale, Caroline, or Change ; elle anime fréquemment des événements et des remises de prix ; et dirige un programme motivationnel de mieux-être baptisé 100 Strong and Sexy, qui connaît un grand succès, ainsi que des cours The Power of Step.

Pour la création d’un album dans sa quarantaine, elle a choisi des sujets et des façons de les aborder qui reflètent la femme forte et résolue que nous avons connu ces dernières années, et ça s’entend sur des textes remplis de conviction comme sur « Half Empty », de résilience comme sur « No Relation » et remplis de courage comme sur « Mi No Fraid ». Même le titre de l’album – « Three Rocks and a Slingshot » – fait référence à un combat épique, celui de David et Goliath.

« On se sent beaucoup plus en confiance pour parler de différents sujets sans honte ou sans gêne, surtout dans mon cas vu que je suis dans cette industrie depuis l’âge de 14 ans », dit-elle. « Je parlais de sujets assez matures quand je ne l’étais pas moi-même. Maintenant, quand je chante à propos d’une peine d’amour, de sexualité ou quoi que ce soit d’autre, je peux en parler avec l’attitude d’une femme adulte qui est capable de gérer. »

Glenn Lewis a lancé son dernier projet solo en 2013, mais en 2017 il a collaboré avec DJ Jazzy Jeff sur son projet annuel baptisé PLAYlist et il a chanté sur l’album Chasing Goosebumps créé en une semaine en compagnie d’une trentaine de collaborateurs. Début 2022, son ami de longue date et responsable A&R pour Universal Music Canada lui a offert un contrat. Il lancera plusieurs simples qui prépareront le terrain pour la sortie d’un album à l’automne 2023.

“Cette fois-ci, je choisis mes sujets avec très grand soin”—Shawn Desman

Lewis avoue qu’il n’a jamais arrêté d’écrire des chansons ni même de les enregistrer, mais il ne les publie pas. « Parfois, les choses prennent un élan quand je me concentre vraiment sur un projet, comme en ce moment », dit-il. « Mais généralement, au cours des dernières années, je me suis concentré sur ma vie familiale. »

« Mon seul véritable exutoire musical serait s’il y a d’autres artistes que j’admire ou dont j’aime l’écriture ou les chansons, je me tiendrais à jour en les chantant ou juste en essayant de suivre l’évolution de la façon dont les créateurs conceptualisent et communiquent par la chanson en ce moment. J’essaie de demeurer à jour là-dessus. »

Pour son nouveau projet, Kardinal – qui a récemment accepté un rôle de A&R mondial chez Def Jam – a adopté le rôle de consultant pour Lewis. Lewis, qui est à la fin de sa quarantaine, affirme que son regard sur de nombreux sujets habituels a gagné en maturité.

« J’ai encore envie de parler de choses auxquelles on pense, mais qui ne sont pas toujours abordées dans nos conversations – qu’il s’agisse de choses qui se passent dans le monde comment on se sent par rapport à ça ou, évidemment, de situations romantiques », dit Lewis.

« Je ne vais peut-être pas dire tout ça sans une chanson, mais mes expériences m’ont fait réaliser que quand il est question d’amour, ça tourne beaucoup autour de ma façon d’aimer et de m’aimer moi-même – le genre de choses qui comptent pour toi et que tu commences à mieux comprendre, la nature donnant-donnant des relations et l’équilibre délicat de cette dynamique-là. »

Shawn Desman – qui a signé un nouveau contrat d’édition avec CSS Rights Management et un nouveau contrat d’enregistrement avec Wax Records – admet qu’après avoir fermé la porte derrière lui en quittant une maison de disques, « je détestais l’industrie de la musique, en toute honnêteté ». De toute façon, ma femme est tombée gravement malade et j’ai dû m’éloigner de tout ça pour être un père et un mari dévoué. Néanmoins, il dirigeait encore le concours annuel de danse Move qui en est à sa 15e édition, mais il n’a pas lancé de musique depuis son album Alive paru en 2013.

« Juste avant la pandémie, mon meilleur ami [le chanteur et auteur-compositeur professionnel basé à Nashville] Tebey m’a passé un coup de fil et m’a dit “Hé! j’ai cette idée de projet pour toi et moi” et on a appelé ça RadioClub. On va écrire et produire la musique, mais on ne va pas nécessairement les chanter, on va avoir des “features” et on va sortir ça », confie Desman.

Shawn Desman, Maniac, Video

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« Et maintenant, avec le recul, je comprends exactement ce que Tebey a fait. Il essayait de me redonner la piqûre de la musique parce qu’il avait compris qu’il y avait un immense vide en dedans de moi. JE n’étais pas heureux. Il me manquait quelque chose. La première chose qu’on a faite c’est un remix house/dance du hit “Never Gonna Give You Up” de Rick Astley de manière indépendante. Pour l’instant, on est assis sur 25 millions d’écoutes. »

Desman avoue que la tactique a fonctionné et a ravivé la flamme de son amour de la musique. Tout ça combiné au fait que Drake lui a dit, lors du spectacle North Stars, qu’il fallait qu’il recommence à faire de la musique, a confirmé son retour. Il passe maintenant presque toutes ses journées en studio et compte quelques nouvelles chansons en cours de production dont notamment une qui s’intitule « 1985 » et qu’il qualifie de « nostalgique dans le bon sens du mot ». Il a beaucoup travaillé avec le propriétaire de Wax, Jamie Appleby, l’artiste Alyssa Reid et l’auteur-compositeur et producteur Ryan Stewart.

« Maintenant, je choisis mes sujets avec beaucoup de soin parce que je veux qu’ils soient le reflet d’où je suis dans ma vie et que ça soit naturel », explique Desman. « J’ai pas envie d’essayer d’être cool juste pour être cool. Je ne suis pas ce jeune dans le début de la vingtaine qui passe son temps dans les clubs avec ses amis. Ma vie ne ressemble pas du tout à ça. J’ai une vie d’adulte et trois enfants à la maison. »

« Chaque fois que j’arrive dans une séance d’écriture, je dis à mes collaborateurs que je ne parlerai pas de X, Y et Z, mais qu’en même temps, la raison pour laquelle les gens aiment encore la musique de Shawn Desman, c’est à cause de ce qu’elle leur fait ressentir. Ils se sentent bien. Heureux. Positifs. J’essaie de naviguer dans ces eaux-là, mais avec des sujets qui me ressemblent en 2022, 2023. »

« Je veux que ça me ressemble et que ça ressemble à mon auditoire qui n’est plus composé de jeunes de 15 ans. Ce qui est drôle, c’est que mon garçon vient juste de commencer le secondaire et je lui ai demandé si ses amis avaient entendu ma nouvelle chanson et ce qu’ils en pensaient. Il m’a dit “papa, ils adorent ta nouvelle chanson!”  C’est super cool que mes enfants soient enfin à l’âge où ils peuvent voir et réaliser que leur père était – et est peut-être encore – un “big deal”! »



Lorsqu’on rencontre Charlie Kunce-Belhadj et Emma Cochrane, on perçoit immédiatement la passion naissante, la fougue et la jeunesse qui permettent de cogner à toutes les portes et de les défoncer si nécessaire. Leur projet musical Mayfly s’est dessiné au fil des ans, au cœur d’une amitié fusionnelle qui leur permet de devenir ensemble la meilleure version possible d’elles-mêmes.

Mayfly« On s’est rencontrée au Champlain College, dans le programme de Creative Art, à Sherbrooke et on savait déjà toutes les deux qu’on voulait suivre notre passion coûte que coûte : la musique », lance d’emblée Charlie. La motivation s’est construite dans l’absence totale de doute. Leur EP HIDEAWAY Vol.1, paru en janvier, est la première moitié d’un tout et le pas initial vers leur rêve commun.

Jamais assises autour de la même table pour créer ou presque, les filles procèdent avec les musiques de Charlie et les paroles d’Emma, même si, en une soirée, Charlie peut créer une production musicale complète sur trois accords proposés par Emma et vice versa pour les paroles. « On se connait tellement qu’on peut parler des blessures de l’autre sans même avoir à se poser des questions, confie Emma. On est ensemble 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 depuis qu’on a 19 ans. »

C’est à cet âge que les deux femmes ont choisi la ville pour que les choses se passent. « Pour nous, c’était Montréal ou rien, dit Emma. On savait que c’était là qu’on allait pouvoir apprendre sur le tas. » Plutôt que de poursuivre des études en musique ou de chercher une quelconque formation, elles prennent le pari du « réseau ». « On ne connaissait personne, mais on sait que, dans notre métier, les contacts, c’est la base, soutient Emma. Donc on mettait tout ce qu’on faisait en ligne. On a tout appris par nous-mêmes : le marketing, l’esthétique, faire nos réseaux sociaux. C’est ce qui nous a permis de rencontrer des gens. »

Artistiquement, le mot d’ordre a toujours été la « carte blanche » et l’irrépressible désir de foncer. « Quand on est arrivées à Montréal, on a pris toutes nos économies pour s’acheter de l’équipement et construire un studio dans notre appartement, se souvient Charlie. Notre bon ami Jules (Bonneville-Coulombe) a été un élément déclencheur. On a fait nos premiers shows avec lui et quelques perfos dans des cafés pour prendre de la confiance. » Puis, ce sont Les Francouvertes (2021) qui ont ouvert le chemin pour la suite puisque, même si Mayfly n’a pas réussi à évoluer dans les étapes du concours, c’est à cet endroit que leur maison de disques a fait leur découverte. Duprince Records les encadre ainsi depuis presque deux ans. « C’est exponentiel, ce qui se passe pour nous, depuis ce moment-là », complète Charlie.

Mayfly, Ma Peau Brûle

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Même si les chansons offertes au Francouvertes devaient forcément être en français, Charlie et Emma se sentent définitivement plus à l’aise de livrer des textes en anglais, qui leur permettent « d’aller plus loin ». « On n’avait même pas confiance en notre catalogue franco quand on est arrivées aux Francouvertes, avoue Charlie. Quand on écrit en français, on se sent un peu plus dans un personnage. » « Le français, c’est notre langue maternelle, renchérit Emma. Ça va paraitre dans le Vol. 2 de HIDEAWAY. Une phrase en français est toujours plus personnelle et c’est intimidant. En anglais on se permet de s’ouvrir plus. »

Auprès d’Adrian Villagomez, elles ont développé un visuel et des vidéoclips qui leur ressemblent. « On l’admirait donc on a utilisé la méthode 2020 et on l’a DM », disent les filles en riant. Elles sont satisfaites de tout ce qui découle de cette collaboration qui leur a notamment permis de dessiner un univers comme elles l’avaient imaginé. « Avec notre musique, on est dans une bulle, un safe space. On veut que notre album soit perçu comme un statement, un moment, sombre et dansant à la fois, mélancolique et hypnotique, dit Charlie. C’est comme si l’album au complet (les volumes 1 et 2) était un aveu : tu as des émotions à vivre. C’est correct de les ressentir. »

Charlie admet que la musique de Mayfly était « embryonnaire et pas claire » à l’époque de leur passage aux Francouvertes. « On a trouvé l’intention de notre projet pendant la pandémie, ajoute-t-elle. On voulait donner raison à notre label de nous avoir choisies. On a beaucoup travaillé à raffiner notre son. »

Mayfly, Black Water

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Cette finesse, elles l’ont trouvée au Homy Studio : « On avait besoin de renfort et de meilleur matériel, lance Charlie. On connaissait Hologramme. On leur a dit voici le projet et son essence. Deux mois en studio avec eux et tout ce qu’on avait fait avant était pareil, mais sonnait mieux. Les sons analogues, les couches, les textures… tout était plus beau. C’était un challenge, six têtes plutôt que deux sur le même projet, mais le résultat est exactement ce qu’on voulait. »

Si le Volume 1 était l’introduction, le Volume 2 sera le moment du déclic, là où, une fois les sentiments et les désirs reconnus, on dit à voix haute tout ce qu’il reste à exprimer. « Le Volume 2, ça va être le bonbon, dit Charlie. On y trouve de tout : de la grosse pop franco, du rap américain. On exprime nos sentiments : de la haine, à la joie, à la fatigue. 2023, c’est le laisser-aller. »



Tradition oblige, on vous présente cinq artistes rap québécois.e.s de la relève qui ont le potentiel de se révéler à un plus grand public dans les prochains mois.

Guessmi

Guessmi,

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« Si ça devient du travail, j’suis pas down », lance Guessmi au bout du fil. À elle seule, cette phrase en dit long sur le cheminement artistique de la rappeuse originaire de Laval, l’un des terreaux les plus fertiles de la scène hip-hop québécoise depuis quelques années.

Car rien, effectivement, ne semble relever de l’effort pour Guessmi. Fin 2019, la rappeuse québéco-tunisienne suit un ami dans un studio et se permet, au passage, d’entrer « dans le booth » – la cabine d’enregistrement – pour « niaiser ». Elle prend goût à l’exercice. « Avant ça, j’avais freestyle dans des chillings. J’avais déjà aussi écrit des textes, mais je les avais jamais lus à haute voix », précise celle qui s’est d’abord fait connaître sur Instagram, en publiant des extraits d’une trentaine de secondes de ses premières sessions en studio.

Peu après, un certain Lebza Khey, joueur incontournable de la scène rap de Laval et fondateur du label indépendant Seiha Studios, entend parler de la jeune Guessmi et de son talent. Il lui écrit sur Instagram.  « Quand j’ai rencontré Lebza et tout son entourage (Cupidon et Boutot notamment), j’ai senti qu’on avait tous une passion commune, un but commun. On pouvait tous aller quelque part ensemble. Je pense pas qu’on peut aller quelque part tout seul », dit-elle, se présentant ainsi en opposition à l’un des plus tenaces mythes du rap américain, celui du self-made man/woman. « Le plus important [pour réussir], c’est de foncer… et d’être bien entourée. »

Parue en mars 2022, la première chanson de Guessmi, Rafales, montre bien l’éventail de ses influences, qui passe de légendes du rap français (Booba, La Fouine) à des figures de proue du rap américain des années 2000 et 2010 (50 Cent, Lil Wayne, Nicki Minaj). Sur son tout premier minialbum, 45 degrés (une collaboration avec son inséparable Lebza Khey), la rappeuse de 23 ans dévoile une tout autre facette de sa palette musicale, posant son flow harmonieux sur des rythmiques dancehall et afrotrap aux mélodies sombres. « Ma seule technique au studio, c’est de ne pas me casser la tête. Je veux jamais forcer mon état d’esprit. I just go with the flow. »

Pour 2023, la rappeuse proposera, sur ses réseaux sociaux, des extraits de sessions enregistrées en studio. « Chaque session correspondra à une chanson. Et ce sera aux gens de décider si on publie la chanson ou pas », explique-t-elle. « Mais ils auront même pas le choix ! C’est sûr qu’ils vont aimer. »

Sloan Lucas

Sloan Lucas, My Bad

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Sloan Lucas est arrivée au rap sur le tard, vers la fin de sa vingtaine. « Le rap est arrivé à un moment où j’avais besoin de plus d’ancrages », explique l’Estrienne d’origine, qui habite Montréal depuis plus d’une décennie.

Ses ancrages, la rappeuse les trouvait auparavant dans les cercles de militantisme d’extrême gauche et dans la création théâtrale. Évoluant entre le Québec et la France, l’artiste a multiplié pendant une décennie les projets d’arts vivants collectifs, essentiellement engagés. Mais à un moment donné, cette création en groupe est devenue un peu lourde à porter. « Ça peut être épuisant, les modes collectifs. C’est stimulant, mais c’est dur de coordonner les horaires, les pratiques, les convictions politiques. J’ai eu besoin d’être plus solitaire dans ma démarche. »

Pour donner une nouvelle impulsion à sa démarche artistique, Sloan Lucas s’est mis à écrire des textes, quelque part en 2018. Grandement inspirée par la vague de renouveau rap de l’Hexagone du tournant des années 2010, entre autres incarnée par l’arrivée des collectifs L’entourage et La 75e Session, la rappeuse a profité de la pandémie pour parfaire son flow et sa prose. Parus en 2020 et 2021, ses deux premiers minialbums (Oh shit Ok et Oh shit sorry) dévoilent avec brio le potentiel de la rappeuse au débit souple et aux textes mordants. « Je suis peut-être moins sur le front des luttes qu’avant, mais j’ai encore un fond de rage en moi. »

Même si son rap adopte parfois les standards trap au goût du jour, Sloan Lucas garde une mentalité champ gauche, restant somme toute à l’écart de la scène rap locale. « C’est moins une volonté d’être underground qu’un refus d’être mainstream ou célèbre à tout prix […] Mais si je peux gagner de la visibilité [tout en respectant mes limites et mes priorités], je vais le faire. »

Pour 2023, Sloan Lucas désire ouvrir ses horizons aux autres – un processus en partie entamé aux côtés des producteurs montréalais Ramzi Blue (alias Bill Noir) et Nicky Savage, qui ont participé à la composition de Oh shit sorry. « Je veux m’enligner vers plus de collaborations, plus de featurings. J’ai terminé ma phase d’isolement dont j’avais besoin pour me ressourcer. Au début, je me disais que j’étais capable de tout faire, mais maintenant, je prends mieux la mesure de ce que je peux faire seule. »

Izuku

Izuku, Domino

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À seulement 22 ans, Izuku affiche une belle confiance. « Y’a pas de limites à ce que je peux créer », proclame le rappeur montréalais. « J’écoute de tout. Ce qui m’intéresse, c’est sortir de ma zone de confort. »

C’est d’abord l’amour des mots qui a marqué l’enfance et l’adolescence d’Izuku. Sur les bancs d’une école française réputée de Montréal, l’artiste aux origines martiniquaise et malienne a d’abord été intéressé par la littérature avant d’en arriver à la musique. Après avoir finement décortiqué les mots de ses artistes préférés, il s’est mis à rapper, en 2018, avec un de ses amis. « On a fait un premier son ensemble. Je l’ai fait écouter aux personnes de mon entourage. La réception était bonne, mais après, j’arrivais pas à aller au studio. C’est resté comme ça pendant quatre mois ! Je voulais pas être comme tout le monde […] Je devais prendre un pas de recul. »

Ses deux premiers projets, Hagra vol.1 et Izuku 2.0, témoignent de ce pas de recul. Izuku y dévoile son talent brut, sa manière organique et très fluide de mélanger chant et rap. Sans délaisser complètement les lieux communs du rap, le gagnant de l’édition 2020 de la compétition rap Rentre dans le live n’a pas peur d’exhiber son côté plus vulnérable dans ses textes. « La musique me définit. Je ne suis pas quelqu’un qui s’ouvre vraiment aux gens dans la vie de tous les jours. Je raconte pas ma vie aux gens, je déteste ça. Mais à travers la musique, les gens peuvent me découvrir sous un nouvel angle. »

Sur Pour elle, son plus récent microalbum paru en novembre dernier, Izuku réfléchit à l’amour et aux relations interpersonnelles avec clairvoyance. L’exercice lui a permis d’en comprendre davantage sur la nature humaine et, plus précisément, sur les manières parfois trompeuses qu’on a de se dévoiler aux autres. « Que ce soit sur le plan amoureux, amical ou familial, j’ai compris qu’on aimait les gens parce qu’on avait une vision particulière d’eux. On [se fait une idée d’une personne] en fonction de ce qu’on aime chez elle… mais c’est pas nécessairement comme ça que cette personne-là est [au fond d’elle-même]. »

En 2023, le rappeur poursuivra son exploration poétique et musicale avec une série de singles qui culminera avec la sortie d’un quatrième projet, prévu d’ici l’été.

Chung

Chung, Cave Music

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Avec son flow intraitable et ses rimes percutantes, Chung attire l’attention. « Je suis ma propre saveur. Je ramène la substance, l’essence », lance la rappeuse originaire de Lasalle.

Appuyé par certains de nos plus talentueux beatmakers locaux (Cotola, Mike Shabb, Nicholas Craven), qui lui concoctent de puissants beats à base d’échantillonnage très brut, souvent sans aucune rythmique ajoutée (dans la tradition du drumless hip-hop), Chung évoque ses ambitions de rappeuse et sa singularité artistique dans ses textes. « C’est la mort du Bimbo Rap quand Chung débarque », lance-t-elle, condamnant une forme de rap plus superficielle, qui se base sur l’apparence de la rappeuse plutôt que sur ce qu’elle a à dire. « Je veux représenter les reines noires ordinaires (regular black queens) avec amour et agressivité. Je ramène le militantisme et le message à toute cette merde. »

Sans faire dans un rap engagé à proprement dire, Chung incarne son authenticité avec fougue sur ses deux premiers projets, Chung Shui et See You, When I C U, respectivement parus en 2021 et 2022. Ces deux parutions représentent l’aboutissement de plus d’une décennie d’explorations, durant laquelle la rappeuse est restée plutôt discrète. Inspiré du personnage de Chun-Li de la série de jeux vidéo Street Fighter, son nom d’artiste évoque son attitude de fonceuse et son parcours de combattante. « Au début, le rap était une sorte de passe-temps – je faisais du freestyle avec la famille et les amis. J’ai tout de suite adoré jouer avec les mots. Mon frère aîné m’a appris à rapper quand j’étais jeune, et j’ai fait mon propre chemin par la suite. Maintenant, me voici. »

Ses premières vidéos publiées sur Instagram en 2019 lui ont valu un compliment du rappeur new-yorkais Havoc, moitié du duo iconique Mobb Deep. Par la suite, des artistes emblématiques de la récente explosion du rap de la côte Est américaine (comme Conway The Machine et Roc Marciano) sont entrés en contact avec elle après avoir découvert sa musique. Disons qu’on a déjà vu pire comme lancement de carrière…

2023 marquera la sortie de trois nouveaux projets pour Chung. « La musique sera plus entraînante. Et le rap sera encore meilleur », dit-elle, sans donner davantage de détails. « Mais je crois que l’art ne devrait pas être expliqué. Vous en saurez plus [sur mon nouveau matériel] lorsqu’il sortira. »

Joseph Sarenhes

Joseph Sarenhes, Stand Up

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Joseph Sarenhes a développé son identité musicale très jeune. Son père, un Guinéen, et sa mère, une Huronne-Wendat, lui ont inculqué « une base rythmique très solide ». Abreuvé aux pow-wow et aux musiques ouest-africaines, l’artiste originaire de la réserve de Wendake, à Québec, est né « avec un djembé entre les mains ».

Il a ensuite suivi les traces de son père (un danseur de profession), en suivant un programme axé sur la danse classique et contemporaine à l’école secondaire, en plus de se joindre à des troupes de danse hip-hop. Mais à un moment donné, la danse ne suffisait plus : « Sans vouloir dénigrer la discipline [de la danse], ce n’était plus assez pour moi. J’avais besoin [de m’exprimer davantage], de sortir plus de choses. Y’avait beaucoup de frustration à l’intérieur de moi […] en ce qui concerne les peuples autochtones et afrodescendants [en ce qui concerne] l’histoire de ceux-ci au Québec et en Amérique en entier… Ça a été naturel pour moi de changer de discipline. »

C’est donc avec une mission en tête, celle de représenter ses identités plurielles et de dénoncer les injustices autour de lui, que Sarenhes aborde sa musique – un rap aux influences R&B, tapissé d’éléments musicaux issus des cultures dans lesquelles il a grandi. Après des débuts timides à la fin de l’adolescence, marqués par des enregistrements maison (et très confidentiels) sur le logiciel Garage Band, le rappeur, chanteur, producteur et multi-instrumentiste s’est révélé avec The Burden, une chanson parue à l’hiver 2021 sur les plateformes.

Quelques mois plus tard à peine, il dévoilait son premier minialbum Pride & Chains, réalisé dans le cadre du projet Échelon (une initiative cofondée par le rappeur Webster afin de développer les carrières d’artistes issu.e.s des communautés racisées et autochtones de Québec). C’est là-dessus qu’on retrouvait l’hymne Stand Up, dans lequel Sarenhes aborde avec lucidité la situation socioéconomique des Autochtones en Amérique du Nord. « J’ai eu beaucoup de feedback [par rapport à cette chanson] et beaucoup d’offres de spectacles […] Je considère pas encore que je suis sur la mappe [du rap], mais c’est cette chanson-là qui m’a fait connaître à gauche, à droite. »

Sollicité pour composer des musiques de films et de pièces de théâtre, au Québec comme aux États-Unis, l’artiste de 24 ans n’a pas eu beaucoup de temps à mettre sur sa propre carrière de rappeur l’année dernière, ne partageant uniquement que deux singles (Staring at Me et Bruises). « Mais en 2023, j’arrive en force. J’arrive avec plus de certitude dans mon art », dit le rappeur, grand admirateur de Tory Lanez et de J Cole. « J’ai déjà une dizaine de spectacles de bookés à Québec et Montréal pour l’été [prochain]. Je me considère chanceux […] J’ai pas encore eu de hits, donc avoir l’opportunité de vivre de mon art déjà, c’est magique pour moi. »