La voix est claire, comme à vingt ans. Le propos est juste, comme avant. La passion est vraie, comme au commencement. « Il me semble que tout a débuté il y a une demi-heure, » lance un Pierre Létourneau de 74 ans, médusé par le passage des années. « J’ai eu un grand privilège, celui de gagner ma vie en pratiquant le métier qui me comble. »

Cinquante-quatre ans après sa première scène, l’auteur-compositeur-interprète « fleur bleue » d’autrefois revient dans l’actualité avec un album de chansons originales, Foutue société, son 16e opus. Un tout composite, dont les thèmes vont du vide de notre époque à la déclaration d’amour sensuelle et les musiques, de la bossa aérienne au pop-rock énergique. « Les gens cherchent souvent à nous cataloguer. Moi, je me situe partout, j’écris ce que je ressens. J’espère que les gens diront : “Lui, on l’aimait, il était populaire.” Il y a beaucoup de noblesse dans ce mot-là. Ça veut simplement dire qu’on rejoint les gens. »

La popularité, Pierre Létourneau l’a tutoyée plus souvent qu’à son tour. Au temps glorieux des boîtes à chansons, d’abord. « C’était un phénomène artisanal extraordinaire. On venait de renier le clergé. Mais dans les salles, il régnait un silence aussi fort que dans les églises. Nous les artistes, nous nommions les choses, les rues, les villes, les sentiments. La chanson nous appartenait, et elle appartenait aux gens. » En 1963, « La chanson des pissenlits » et « Les Colombes » devaient propulser « l’auteur, parfois compositeur, qui chante » au sommet des ventes.

« Heureusement, des organismes comme la SOCAN, la SODRAC et la SPACQ nous comprennent et nous défendent. »

Après sa parenthèse parisienne de 1970 « où plutôt que de me connecter sur la culture, j’ai passé mon année à recevoir les Charlebois, Renée Claude et Stéphane Venne! », Létourneau renouait avec le Québec. Et, inévitablement, avec les hits. « Je m’ennuyais tellement en France que j’ai écrit un hommage à Maurice Richard. Je l’ai enregistré là-bas avec des choristes et 35 musiciens! » Le public d’ici a bien sûr succombé à cette chanson mythique. « À mon retour, j’ai eu envie d’une orientation nouvelle, d’un vocabulaire plus direct. J’ai aussi voulu travailler avec des compositeurs. » Ce qui a donné par exemple « Tous les jours de la semaine », sur une musique de Germain Gauthier, et plusieurs chansons pour Nicole Martin, comme « Laisse-moi partir », en collaboration avec Angelo Finaldi.

De disques en spectacles en tournées, en passant par la télé (Pulsion à Radio-Canada) et les visites d’écoles primaires pour enseigner l’art du parolier, Pierre Létourneau retrouvait en 2009 ses vieux complices – Pierre Calvé, Claude Gauthier et le regretté Jean-Guy Moreau, dans une mise en scène de Robert Charlebois – pour Il était une fois… la boîte à chansons. Nouveau succès, nouveau départ, nouvelle envie de dire et de se raconter.

Aujourd’hui, Foutue société parle pêle-mêle de la vie de musicien (« Souvenirs de tournée »), d’une génération sur le déclin (« Les Bébé-Boomers »), de l’amour passion (« Tout de toi ») ou d’un monde sans repères (« Qu’est-ce qu’on a fait pour en arriver là? ») avec, encore et toujours, des mots simples et une poésie impressionniste proche du quotidien. Amis fidèles et alliés de fraîche date ont travaillé à l’album « créé en grande partie en studio, avec une énorme liberté » : Robert Léger et Michel Pagliaro aux musiques, Michel Robidoux et Gérald Da Sylva aux musiques, aux arrangements et à la réalisation, Claire Pelletier et Priscilla aux chœurs, sans oublier l’équipe de la nouvelle étiquette d’Edgar Bori, Vu de la lune. « Ce métier me procure toujours un plaisir immense, confesse Létourneau. Avant tout, je veux me sentir utile. Utile aux gens, pour qu’ils se sentent moins seuls. Utile à la société, pour qu’elle soit moins “foutue”. Imaginez un monde sans musique. Il y aurait bien plus de violence, plus d’agressivité. »

Celui qui, en 2011, était nommé au Panthéon des auteurs-compositeurs canadiens en plus de voir deux de ses chansons devenir des Classiques de la SOCAN, pose un regard lucide sur une industrie en mutation. « La chanson, en ce moment, c’est dangereux. Le succès peut arriver vite et de partout, puis disparaître en un éclair. Il faut se protéger. Du côté des droits d’auteur, les lois doivent changer. C’est à nous, les artistes, de participer aux forums. Heureusement, des organismes comme la SOCAN, la SODRAC et la SPACQ nous comprennent et nous défendent. »

Puisque sa route se poursuit, Pierre Létourneau prête actuellement sa plume à Luc Cousineau pour un album en gestation, et prépare le spectacle intimiste qu’il fera tourner dès l’automne 2013. « Seul avec Michel Robidoux à la guitare, je vais raconter une longue histoire, parler de faits vécus ou d’événements que j’aimerais voir arriver. » Tout naturellement. Comme il y a cinquante-quatre printemps. Comme au commencement.