Une décennie tire à sa fin et les médias sont remplis de données sur les grands gagnants de l’industrie de la musique — Drake, l’artiste le plus écouté sur Spotify, est accompagné d’autres artistes canadiens comme The Weeknd et Shawn Mendes grâce à leurs albums de musique pop taillée sur mesure et promus à l’infini.

Mais qu’en est-il des artistes autochtones ou qui créent de la musique autre que de la pop et dont les sonorités plus diversifiées ne sont pas facilement captées par les algorithmes des sites de diffusion en continu ? À l’heure où les médias nationaux jouent de moins en moins de musique créée par ces artistes et que disparaissent des espaces de diffusion comme MTV IGGY (placardé au milieu de la décennie), des artistes de calibre indéniable qui œuvrent dans des genres musicaux trop diversifiés pour être catégorisés tentent de trouver leur chemin dans ces nouveaux espaces dans l’espoir de trouver de nouveaux auditoires. En voici quatre.

Celeigh Cardinal

La chanteuse et animatrice radio Celeigh Cardinal n’a jamais été surprise des combats qui sont le lot de faire de la musique qui n’est pas instantanément reconnue comme de la pop. « Je n’ai jamais pensé devenir une Lady Gaga. Ce n’est pas le genre de musique que je crée et je n’ai jamais pensé que je jouerais à la radio commerciale », dit Cardinal dont la sonorité se situe à la croisée du soul, du blues et et folk. « Mon succès, je le dois principalement aux stations de radio autochtones, communautaires et collégiales. Je crois que tous les artistes indépendants se doivent d’avoir des attentes réalistes. »

« Diva » autoproclamée depuis l’âge de 4 ans, elle fait de la musique depuis 20 ans et c’est en 2011 qu’elle a lancé son premier EP éponyme enregistré dans une cuisine. Cette parution lui a permis de partir en tournée, de promouvoir et de vendre sa musique. Depuis, elle a également lancé Everything and Nothing at All (2017) et Stories from a Downtown Apartment (2019).

Outre ses attentes réalistes, la clé de l’indépendance artistique de Cardinal est son adaptabilité. « Après toutes ces années à jouer dans les clubs folk et à déchiffrer l’audience, j’ai appris à m’adapter aux gens qui sont dans la salle. » Elle a donc tiré profit de ce talent pour l’appliquer à sa manière de mettre sa musique en marché. Cela signifie, entre autres, de comprendre qu’un utilisateur YouTube qui écoute ce qu’elle fait utilise probablement ces plateformes différemment d’une personne qui l’aurait découverte sur Spotify. Ça signifie également de ne pas tenir pour acquis que tous ceux qui consomment ou découvrent sa musique le font en ligne. Cardinal écrit donc une infolettre mensuelle destinée aux gens qui ne sont pas en ligne du tout. Cela a été crucial pour bâtir son auditoire.

« Bien sûr que c’est plus de travail pour moi », dit-elle. « Mais ça veut aussi dire que j’ai un lien très fort avec les gens qui me suivent. »

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Kiran Ahluwalia

Malgré l’omniprésence des plateformes musicales — et de leur promesse d’un accès illimité à un auditoire global — trouver son auditoire demeure un réel défi, selon Kiran Ahluwalia, particulièrement depuis que certains médias ont considérablement rétréci leur « palette » musicale.

« La radio de la SRC a essentiellement arrêté de faire tourner de la musique qui n’est pas en anglais ou en français », affirme Ahluwalia. « Avant, ils avaient des émissions entièrement consacrées à la musique du monde et ils enregistraient des spectacles.  C’était génial et ça permettait aux artistes de tous les genres de se faire entendre par un auditoire national. » Et même si la SRC a placé la musique du monde dans ses chaînes spécialisées, elle affirme que cela ne fait qu’empirer l’aspect « niché » de ces musiques qui peinent à attirer l’attention du grand public.  « Ces chaînes n’ont pas la portée nationale que la première chaîne », dit-elle.

C’est d’autant plus difficile pour des artistes comme Ahluwalia dont la musique, notamment celle sur son album 7 Billion (2018), résiste à toute catégorisation. « Les journalistes et les amateurs de musique ne savent pas trop quoi en faire jusqu’à ce qu’ils l’écoutent vraiment », dit-elle.  « Et c’est le nœud du problème : souvent les gens n’écoutent pas votre musique à moins qu’on y colle une étiquette.  Ça n’est ni de la musique indienne traditionnelle ni de la musique “dance” indienne à la Bollywood.  J’écris des chansons originales en hindoustani et en punjabi, mais je ne peux pas non plus appeler ça de la musique de “chansonnier”, car je suis accompagnée d’un groupe complet — guitare électrique, batterie, tabla, basse et orgue.  Je décris ma musique comme de la chanson indienne moderne influencée par le blues et le jazz de l’Afrique de l’ouest.  Sauf que ça ne crée pas d’image musicale dans la tête des gens. »

« Si quelqu’un vous dit qu’il fait du rock, du folk ou du R&B, vous avez une bonne idée de leur son.  Mais comme j’ai créé un genre hybride en combinant mes racines indiennes à des influences occidentales et mondiales, je ne cadre pas facilement dans une catégorie.  C’est donc plus difficile à vendre et ça complique la mise en marché. » Bien que ce soit les tournées qui représentent son principal gagne-pain, les radios communautaires, qui ne sont pas dédiées à des genres faciles à digérer, jouent un rôle salvateur pour Ahluwalia. « J’adore les radios communautaires. Elles jouent un rôle crucial dans la diffusion de ma musique », dit-elle.

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Digawolf

N’eût été des radios autochtones et communautaires, peu de gens auraient découvert le blues profondément touchant du Yelloknifien Digawolf. Selon l’artiste, d’ailleurs, les radios communautaires sont essentielles pour bon nombre d’artistes canadiens.

Digawolf publie de la musique depuis le lancement, en 2003, de son projet solo Father et il est actuellement en tournée pour promouvoir sa plus récente parution, Yellowstone, et on compare souvent sa production à celle de Leonard Cohen ou Tom Waits. Il croit que les artistes, de nos jours, doivent être d’astucieux gens d’affaires s’ils espèrent gagner leur vie avec leur art. C’est d’autant plus vrai pour les artistes hors des grands centres qui doivent surmonter des obstacles comme des connexions internet à basse vitesse, moins d’accès au circuit des festivals et des frais de déplacement exorbitants.

« C’est très important, comme musicien et comme artistes de diversifier ses sources de revenus », dit Digawolf pour qui la tournée est tout aussi importante que le « streaming ». « Pour vivre en tant que musicien et artiste à plein temps, peu importe où l’on vit, il faut comprendre où est notre argent. Il faut savoir où trouver les redevances et s’assurer que chaque chanson est déclarée adéquatement pour arriver à en vivre. »

L’artiste qui chante en Tlicho et en anglais affirme n’avoir jamais été tenté de jouer de la musique plus « populaire ». « J’écris de la musique », dit Digawolf. « Si je l’aime, je l’aime. Et c’est ce que j’aime que je publie. »

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EMDE

Lorsqu’il est question de changer de style musical pour plaire à un plus grand nombre de gens, le Montréalais d’origine malienne Mamoutou Dembélé alias EMDE (prononcé aime-dé) refuse tout aussi catégoriquement que Digawolf. « Je compose la musique que je joue. Jamais je ne la changerais pour qu’elle cadre dans un moule ou une norme », dit-il.

Musicien depuis l’enfance et professionnellement depuis l’âge de 13 ans, l’auteur-compositeur-interprète et polyinstrumentiste a lancé Djeliya en 2013 puis Dasio en 2017. EMDE travaille actuellement sur son troisième album et il affirme que trouver sa place, musicalement parlant, au Canada n’a pas été facile.

« Les spectacles et les tournées sont mon gagne-pain », dit-il. « Il n’y a que quelques stations qui font tourner de la musique du monde et de la musique africaine. C’est quand on ne fait pas jouer notre musique que les choses se compliquent. »

Mais malgré ces défis, EMDE tire son épingle du jeu. En 2019, il a remporté le prix du public et le prix Syli d’or dans le cadre du festival international nuits d’Afrique, ce qui a grandement renforcé sa détermination. Il a entrepris les démarches pour que sa musique se retrouve sur les plateformes de « streaming » et il est à la recherche d’une maison de disques. Il croit que la patience et la persévérance sont des outils qui permettront à sa musique de se faire entendre d’un plus vaste auditoire. « C’est un investissement majeur, mais tout vient à point à qui sait attendre. »