Article par Olivier Boisvert-Magnen | jeudi 25 mai 2017
Originaire de Saint-Raymond au Québec, là où il a fait tout son cursus primaire en anglais, Shawn Jobin s’est installé à Saskatoon en pleine adolescence et y a terminé son secondaire… en français. « Ma vie est à contre-courant ! », admet-il avec une certaine fierté.
Au lieu de se laisser abattre, l’artiste a su tirer profit de sa singularité culturelle. Après la parution de son EP Tu m’auras pas, sur lequel il abordait les enjeux linguistiques de sa province, il a raflé plusieurs prix au festival québécois Vue sur la relève en 2014, puis a été nommé découverte de l’Ouest canadien au gala des prix Trille Or l’année suivante.
Depuis, celui qui habite toujours à Saskatoon en a fait du chemin. Sans renier entièrement son œuvre embryonnaire de 2013, le rappeur a tenu à s’en dissocier formellement durant la création d’Éléphant. « Je ne voulais pas d’un album rap engagé moralisateur », dit-il, on ne peut plus clair. « Ça fait dix ans que mon quotidien, c’est de me battre pour mes droits, d’essayer de prendre ma place en tant que francophone. À un moment donné, j’ai tout simplement eu envie de refléter autre chose dans ma musique. »
La tâche n’a toutefois pas été de tout repos. De connivence avec son acolyte Mario Lepage, membre du groupe indie rock saskatchewanais Ponteix, Shawn Jobin a défriché moult avenues sonores sur une période de plus de deux ans. « Le processus a été long, car on l’apprenait en même temps, explique-t-il. On est des bons amis dans la vie, et je crois que ça a déteint sur notre créativité, car on aime bien se challenger constamment. Surtout, on voulait se permettre pas mal n’importe quoi, vu qu’on est en début de carrière et que personne n’a vraiment d’attentes envers nous. »
À la fois teinté de jazz, de soul, d’électro et de musique expérimentale, Éléphant surprend dans sa manière décontractée et éclatée d’amarrer ambiances mystérieuses et rythmes saisissants, parfois déconstruits, sinon carrément chaotiques.
Au milieu de cet album somme toute chargé se trouve l’exploration pop house Danse ta vie, l’un des exemples les plus probants de l’ouverture musicale qui caractérise la chimie du duo. « À la base, c’était une chanson plus brute à la Beastie Boys, mais une fois rendus en studio, Sonny Black nous a fait remarquer qu’on avait la possibilité de l’emmener ailleurs », raconte-t-il, à propos de celui qui a enregistré, mixé et masterisé l’album. « On a décidé d’arrêter la session, et le soir même, on est retournés en pré-prod. C’est là qu’on a trouvé la mélodie principale. »
« J’ai voulu aussi éviter de faire la morale aux gens, en restant dans l’imagé, dans le senti. »
À l’opposé, une obscurité inquiétante se dégage du premier extrait Fou, qu’amplifient le flow ressenti et le texte désenchanté du rappeur. Diagnostiqué d’un trouble d’anxiété il y a quelques années, Shawn Jobin y expose ses angoisses. « C’est une chanson qui peut paraître lourde prise comme ça, mais une fois mise en relation avec les autres de l’album, on peut en retirer quelque chose de plus large. D’ailleurs, l’album dresse un portrait de l’anxiété au quotidien : il y a certaines journées où tout est trash et d’autres où tout va bien », observe-t-il.
Les instants lumineux sont donc au rendez-vous. S’il met le doigt sur ses troubles mentaux en pointant « l’éléphant dans la pièce » sur plusieurs chansons, le Fransaskois apprend aussi à l’apprivoiser : « Je me suis donné comme responsabilité d’attacher un message d’espoir à mon récit pour éviter que ça sonne comme si je m’apitoyais sur mon sort. J’ai voulu aussi éviter de faire la morale aux gens, en restant dans l’imagé, dans le senti. »
Se disant libéré d’un poids immense depuis la sortie de l’album, il continue de vivre avec de nombreux doutes et de se questionner sur la façon dont son œuvre sera perçue. « Je me demande si les gens vont comprendre ou bien s’ils vont penser que j’utilise mon problème pour me rendre intéressant », confie-t-il. « Pour moi, une chose est claire : là j’en parle, mais après ça, je passe à autre chose. C’est ce genre de mentalité que je veux garder tout au long de ma carrière. »
Photo par Richard Sibbald
Serena Ryder : à la recherche d’Utopia
Article par David McPherson | vendredi 26 mai 2017
Après quatre rigoureuses années sur la route et un cœur brisé, l’auteure-compositrice-interprète Serena Ryder était épuisée, physiquement et mentalement. En 2014, elle décide de s’installer à Los Angeles avec comme seuls plans de prendre ses distances de la musique pour un certain temps. Alors âgée de 31 ans, la jeune femme qui a ouvertement et publiquement eu maille à partir avec la dépression auparavant a pris une pause, histoire de se reposer, de se ressourcer et de prendre ça mollo à la plage.
« J’étais en processus de séparation et l’hiver arrivait à grands pas », explique Serena Ryder. « Tout ce que je voulais, c’était de ressentir la chaleur du soleil sur mon visage et dans mon cœur. »
L’océan l’a toujours attirée, alors Los Angeles semblait aller de soi comme havre de paix. Il lui a fallu presque une année entière « pour me reprendre en main », avoue-t-elle. Ce n’est que lorsque Serena a commencé à redevenir elle-même que le désir de créer s’est de nouveau manifesté. Au fil du temps, la vie sur la côte ouest et de nombreux nouveaux collaborateurs ont fini par déboucher sur plusieurs ébauches qui venaient petit à petit combler le canevas de l’album qui ferait suite à Harmony (2012), qui avait été récompensé d’un prix JUNO. Utopia doit paraître en novembre 2016 et bien que sa liste de pièces finale ne soit pas encore coulée dans le béton, Serena Ryder a enregistré plus d’une cinquantaine de chansons pour ce disque.
Sir Thomas More a inventé le mot « utopie » pour son livre du même titre paru en 1516 où il est question d’une société insulaire fictive quelque part dans l’océan Atlantique, et le terme, au fil de l’usage, a fini par signifier un endroit ou un état de fait idéal ou tout est parfait. Mais pour l’artiste, utopie a un tout autre sens. « Le titre de l’album est inspiré de la légende autochtone des deux loups », explique-t-elle. « C’est une ancienne parabole sur la lutte qui fait rage au cœur de tous les humains. Das cette parabole, il y a deux loups, un loup sombre et un loup clair. Un aîné raconte cette histoire à sa petite-fille qui lui demande : “s’il y a un combat entre les deux loups, lequel des deux l’emportera??” L’aîné lui répond : “Celui que tu nourris.” »
« Pour ce disque, j’ai décidé qu’il était important de nourrir les deux loups. En nourrissant les deux loups, on devrait en principe atteindre l’utopie… C’est mon rêve, à tout le moins. Tout le monde cherche un équilibre. Pour moi, l’utopie c’est cet équilibre. »
« La création est quelque chose de si éthéré pour moi. J’écris de manière purement intuitive et émotive. »
Lauréate de six prix JUNO et deux prix SOCAN, Serena Ryder croit que c’est surtout grâce à ses agents de Pandyamonium et sa maison de disques, Universal, qu’elle parvient à atteindre cet équilibre : personne n’a exercé quelque pression que ce soit pour qu’elle livre de nouvelles chansons dans un délai déterminé. Ainsi, ne pas avoir à se conformer à un horaire strict a joué en sa faveur, artistiquement?; cela a permis aux chansons sur Utopia de voir le jour naturellement, à leur rythme.
« Je suis privilégiée en ce sens, dit-elle, parce que beaucoup d’artistes ont à peine terminé la création d’un album qu’ils ressentent déjà la pression de créer le prochain. C’est comme avoir un enfant d’à peine deux ans et on vous dit “Allez, c’est le temps de faire un autre enfant?!” J’ai été chanceuse d’avoir le temps de vivre un peu entre les deux. Ce temps m’a permis de créer un album avec plus de variété, un arc dramatique, de l’ampleur et une profondeur émotionnelle. »
Et est-ce que sa séparation a joué un rôle dans la création de ces nouvelles chansons??
« Tout ce que je vis se retrouve dans ma musique », répond-elle tout simplement. « Je n’ai pas ouvertement écrit au sujet de ma séparation. J’écrivais au sujet de ma relation avec moi-même… Ce genre de chanson aura nécessairement un impact sur toutes vos relations suivantes. »
« Got Your Number », le premier simple tiré de Utopia est une chanson aussi entrainante qu’irrésistible née d’un de ces après-midi Angeleno. Ryder relaxait chez elle en compagnie de quelques amis. Elle a installé sa batterie dans le salon et a commencé à jouer un « groove ». « J’essaie toujours de créer des chansons qui donnent envie aux gens de bouger et de ressentir le “beat” », confie l’artiste. « Je jouais de la batterie, à la recherche de la bonne “vibe”. Dans ma tête, je voyais cette scène à La Nouvelle-Orléans, des gens qui dansent dans la rue en jouant des percussions et des cuivres, et je me suis mise à rapper. »
D’ordinaire, Serena Ryder commence la création d’une chanson à partir d’une mélodie, mais pour celle-ci, c’est le « groove » de la batterie qui est devenu sa muse. « J’ai commencé à débiter un tas de mots », se souvient-elle. « C’est arrivé de manière très naturelle. Mes amis [auteurs-compositeurs] Derek [Furnham] et Todd [Clark] étaient là et notaient tout ce que disait. J’aime ce genre de situation ou les mots et la mélodie me viennent et des gens autour de moi notent tout. Ce fut une séance de création très inspirante, et je crois sincèrement que toute cette belle énergie se sent dans la chanson. »
Utopia était également l’occasion de trouver de nouveaux partenaires de création, notamment l’auteure-compositrice professionnelle, membre de la SOCAN et lauréate de nombreux prix, Simon Wilcox, qui est devenue l’une des « meilleures amies du monde entier » de Serena. C’est la claviériste de Ryder, Hill Kourkoutis, qui les a présentées, et elle créent souvent ensemble, depuis, en plus de simplement passer du temps ensemble ou faire du yoga. Plus de la moitié des chansons sur cet album ont été coécrites avec Wilcox et un autre très réputé auteur-compositeur membre de la SOCAN, Tawgs Salter.
« J’aime quand les gens se font votre miroir », avoue Serena Ryder. « Les gens travaillent mieux lorsqu’ils collaborent. En tout cas, c’est mon expérience. Certaines personnes travaillent mieux en solo. Peut-être que je vais essayer ça pour mon prochain album. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais pour ce disque, le sens de la communauté m’apparaissait très important. »
« J’aime travailler avec des gens qui sont le contraire de qui je suis », explique-t-elle. « Tawgs connaît la théorie musicale et sait se servir d’un ordinateur et comment enregistrer une chanson, et c’est ce qui s’est passé pour ce disque. J’ai écrit la plupart des paroles et des mélodies, et ensuite un réalisateur ou un auteur prenait les choses en main et y ajoutait l’aspect théorique. »
Même si 50 pour cent des chansons sur Utopia ont été créées durant son séjour à L.A., les autres l’ont été un peu partout sur la planète, notamment à Nashville, Londres, en Australie et à Toronto. Un des nouveaux partenaires de création que Ryder a rencontré au Royaume-Uni est John Grant. « C’est avec lui que j’ai écrit “Killing Time” », confie l’artiste. « J’ai adoré travailler avec John et je l’ai fait venir à Toronto quelques semaines plus tard, et nous avons composé une autre chanson intitulée “Back to Me”. » Une autre de ces rencontres fut celle avec Colin MacDonald du groupe The Trews, qui est même devenu son fiancé.
Mais peu importe où elle crée, on est en droit de se demander si Serena Ryder a une formule pour écrire des chansons. Nous lui avons demandé si, à l’instar de Chip Taylor, récemment intronisé au Panthéon américain des auteurs-compositeurs, elle a des frissons lorsqu’elle sait qu’une chanson a ce qu’il faut.
« Ça dépend », dit-elle. « La création est quelque chose de si éthéré pour moi. J’écris de manière purement intuitive et émotive. Lorsque Chip évoque ces frissons, ça m’arrive parfois… J’ai parfois des mélodies dans la tête, tandis que d’autres fois, quelqu’un va dire quelque chose qui me lance sur une tout autre piste. »
Ryder compare cet instant avant qu’une idée germe en elle à un artiste qui contemple un canevas vierge. « Lorsque vous êtes devant ce canevas vierge, il y a une invitation à prendre n’importe quelle couleur qui vous plaît et de l’appliquer. Je m’amuse avec une mélodie comme si c’était une de mes couleurs préférées… Je songe au goût de cette couleur sur ma langue, à quel mot évoque un son, puis je note ce mot et me questionne sur le sens qu’il a pour moi… Quand je suis dans cet état, je suis vraiment comme un enfant de la maternelle qui joue avec ses couleurs préférées. »
Ces artistes « pop-noir » se tournent vers le hip-hop
Article par Melody Lau | jeudi 25 mai 2017
L’étiquette de « pop noir » suit le groupe Del Bel depuis des années, et c’est une description qui réjouit encore Tyler Belluz. Le compositeur et réalisateur du groupe admet que la musique de son groupe peut parfois être ardue à catégoriser en raison de son amalgame de styles musicaux — qui va du trip-hop au jazz en passant par la musique classique —, mais le fil conducteur demeure son habileté à créer des atmosphères. Lent, sulfureux et délibéré, le son de Del Bel est l’équivalent musical d’un polar en noir et blanc aux nombreux degrés de lecture et qui hypnotise les auditeurs un peu plus à chaque percussion, « riff » de guitare ou note de cuivres. Puis, à l’avant-plan de tout cela, on retrouve la voix jazzée de Lisa Conway, une voix qui épouse à merveille chacune des tortueuses notes de la chanson.
Le 7 avril 2017, Del Bel a lancé son troisième album, iii, sur lequel le groupe explore encore plus son univers sonore déjà très riche avec la participation du rappeur torontois Clairmont the Second sur la pièce d’ouverture, « Do What the Bass Says ». Belluz raconte qu’il a découvert cet artiste hip-hop à travers la Wavelength Music Series de Toronto et qu’il a tout de suite été frappé par son « énergie brute ». « Je me suis dit que ce serait extrêmement intéressant de collaborer avec un artiste encore en émergence, mais aussi avec quelqu’un qui saurait écrire des rimes pour un groupe qui n’a jamais tenté ce genre de collaboration auparavant », explique Belluz. Les résultats furent probants et Belluz espère retravailler avec Clairmont très bientôt.
Les membres de ce septuor sont désormais établis aux quatre coins du pays, alors planifier des prestations sur scène est devenu complexe, mais ce n’est là qu’un des nombreux plans de Belluz en 2017. D’ici la fin de l’année, il espère avoir complété un premier groupe de démos pour le prochain album afin de « nous concentrer sur le prochain “son” incontournable » en plus de tourner une vidéo.