Il arrive parfois que François Lafontaine rêve à une chanson. À une chanson qui n’existe pas encore. Preuve à conviction: la chanson Le rêve, morceau de bravoure (forcément onirique) du premier album de Klaus. « Je suis arrivé au studio et j’ai dit aux gars: « J’ai rêvé une toune! »» s’exclame le claviériste du trio qu’il forme avec le guitariste Joe Grass (ubiquitaire accompagnateur vu aux côtés de Marie-Pierre Arthur, aussi acolyte de Patrick Watson) et du batteur Samuel Joly (autre ubiquitaire accompagnateur, vu aux côtés de Marie-Pierre Arthur et Fred Fortin ainsi dans plusieurs clubs de jazz).

Avec ses 8 minutes et 5 secondes, Le rêve évoque non seulement ce genre d’aventure que l’on vit la nuit, les yeux fermés, mais aussi celle, éveillée, que s’offrent des musiciens lorsqu’ils se lâchent lousse pour de vrai. Après une amorce syncopée très jazz rap, voici qu’un grisant riff rock (alourdi par la basse crasse de l’invité Fred Fortin) terrasse l’initiale ambiance feutrée, avant que ce puissant bulldozer ne soit lui-même englouti, en fin de course, par la carillonnante mélodie itérative d’un leitmotiv rythmique krautrock.

« Au début, comme dans bien des rêves, tu ne décèles pas trop les éléments, tu ne sais pas t’es où, puis après ça tourne au cauchemar, et la troisième partie, c’est la délivrance. Tu sors du rêve », observe le membre de Karkwa et de Galaxie, qui figure sur trop d’albums d’artistes québécois pour en dresser ici la liste exhaustive.

Reconnus et admirés par les mélomanes de la province bien que leurs noms ne brillent pas sur la marquise des salles où ils s’illustrent, Grass, Joly et Lafontaine pourraient facilement être qualifiés de super accompagnateurs, non seulement parce qu’ils jouent beaucoup et souvent, mais surtout parce que leurs contributions à la musique des autres sont la plupart du temps instantanément reconnaissables. Les entrevoir sur scène, au début d’un concert, c’est obtenir la garantie d’une soirée pouvant difficilement tourner à l’ennui.

Et pourtant, malgré la collégialité à l’enseigne de laquelle se déploient habituellement leurs collaborations avec les auteurs-compositeurs faisant appel à leurs services, la fondation de Klaus répondait pour les trois amis à un désir d’ouvrir les écoutilles, sans craindre le déluge.

« Quand tu joues la chanson d’un artiste, t’es là pour offrir un équilibre », explique Joe Grass. « Tu pousses son idée le plus loin possible, mais il ne faut pas non plus que tu lui fasses de l’ombre. Là, on n’était pas préoccupé pas l’idée d’équilibre, c’était plus comme…» Le guitariste agite les mains de chaque côté de son visage, paumes vers l’intérieur, comme s’il minait l’avancée rapide d’une voiture sur l’autoroute.

Traduction: « Ça veut dire que lorsqu’on avait une idée, personne ne disait jamais non. L’équilibre, on allait le trouver plus tard. » François Lafontaine, et son sourire, ont soudainement huit ans: « C’est le fun de pouvoir tout le temps se dire oui, han? »

Ça donne quoi, ces « oui » répétés? Ça donne quelque chose comme un groupe ne répondant à aucune étiquette précise, et ne souhaitant rien de plus que de s’abandonner au plaisir de la musique créée entre amis, que ses explorations empruntent à l’afrobeat, au prog ou au dance rock.

Fun, fun, fun ; le mot revient comme une ponctuation dans la bouche de François Lafontaine, presque incrédule d’aujourd’hui signer un disque avec ces deux-là. Écoutez-le se rebiffer lorsqu’on l’affuble du titre de virtuose. « Ah non, moi je ne suis pas un virtuose! Mais Sam, lui, ça c’est un virtuose ! » insiste-t-il, avec le même étonnement que si on l’avait qualifié d’astronaute. « J’ai une admiration infinie pour ces gars-là et je pense que c’est mutuel. On aime ce qu’on entend quand on voit notre chum jouer. »  Que les trois membres chantent en chœur la majorité des refrains offre d’ailleurs une puissante métaphore de l’état d’esprit ayant prévalu en studio.

Les tournées de chacun de leurs projets s’étaient terminées depuis un petit moment déjà. François, Joe et Samuel buvaient des pintes au bar – ça arrive aux meilleurs d’entre nous. La vague ambition d’un album de synthétiseurs en solo se dissipera chez Lafontaine dès que ses amis lui suggèreront de mettre Klaus au monde. Le projet deviendra en ce sens un antidote à cette lassitude se faufilant parfois jusque dans l’esprit du musicien qui avale les kilomètres.

« As-tu déjà eu pas envie de jouer ? », demande François Lafontaine, authentiquement curieux, à son collègue Joe Grass, en reformulant (plus limpidement) une de nos questions.

« C’est un drôle de problème. Quand ça fait huit mois que t’es en tournée, tu te souviens que t’aimes ça jouer, tu veux le feeler chaque soir, mais à un moment donné, c’est comme un muscle qui a trop été utilisé et qui devient engourdi. Il y a déconnexion émotionnelle qui se produit entre ta tête et ton corps, quand t’es fatigué. Quand j’étais dans la vingtaine et que la tank descendait comme ça, c’était la crise existentielle ! Mais à ce stade-ci, tout ce que je me dis c’est: Get some sleep and drink less beers.»

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