Jipé Dalpé« Elle a été rough l’année dernière », chante Jipé Dalpé sur Lac Renaud, une phrase que l’on ne pourrait exactement qualifier de mensonge, mais qui ne trace pas tout à fait l’ensemble du portrait. Et si seulement sa traversée du désert n’avait duré qu’une toute petite année ! « Si j’avais voulu dire toute, toute, toute la vérité, j’aurais chanté qu’elles ont été longues les deux années et demie dernières », lance l’auteur-compositeur en appuyant sur chacun des mots, et en riant doucement.

Mais ne lui reprochons pas de s’être rangé du côté de la rime. Malgré cette petite entorse à la pure biographie, jamais Jipé Dalpé ne s’est autant révélé que dans Après le crash, son troisième album complet et première parution depuis le EP L’homme allumette en 2015.

« C’est juste un peu d’espoir / Pas une toune pour s’en faire accroire », assure-t-il, toujours sur Lac Renaud, deux petites phrases encapsulant parfaitement le parti pris pour la vérité totale, sans fard et sans accroire, derrière lequel Dalpé s’est rangé, ou si vous préférez, derrière lequel la vie l’a sérieusement invité à se ranger.

En juillet 2015, en sortant d’un bar où il avait joyeusement picolé avec sa sœur, l’homme responsable qu’est Jipé Dalpé laisse sa voiture derrière lui et commande un Uber. À l’angle du boulevard Saint-Joseph et de la rue d’Iberville, le conducteur qui doit le ramener chez lui omet de s’arrêter au feu rouge. Collision avec un autre véhicule.

Dans la fumée, le passager sous le choc devra littéralement ramper sur l’asphalte afin de gagner un lieu sûr où attendre les ambulanciers. Il continuera de ramper, moins littéralement, mais tout aussi péniblement, pendant plusieurs mois : commotion cérébrale, hernies discales, labyrinthite, problèmes nerveux aux bras, troubles de l’ouïe, fracture du sternum.

« J’ai lu que le sternum est le seul os qui protège le cœur » se rappelle le Sherbrookois d’origine en plaçant sa main sur sa poitrine. « Quand j’ai lu ça, bon, je cherchais peut-être à donner un sens à l’accident, mais c’était en plein ça qui était en train d’arriver. Il n’y avait plus rien qui me protégeait le cœur. »

Précisons ici que le petit cœur du jeune quarantenaire avait déjà été mis à l’épreuve quelques mois avant son accident par la fin d’une relation de longue date. L’album s’appelle Après le crash, mais aurait pu s’appeler Après les crashs, avec un s. Des crashs qui l’auront dépouillé de tout ce qui, en lui, cherchait à impressionner ou à correspondre à une certaine idée de ce que devrait être un créateur.

« Quand j’ai commencé à faire des tounes, je ne savais pas vraiment pourquoi j’écrivais. J’écrivais parce que je voulais chanter. Maintenant, je veux que tout soit le plus viscéral possible. Je n’ai plus envie d’enrober, de chercher à montrer que je sais écrire. J’ai juste besoin d’écrire et d’enlever toute la marde qui sert à rien. »

Le corps, un band à deux

« Est-ce que vous avez envisagé autre chose, monsieur ? » demande un jour une fonctionnaire de la SAAQ à Jipé Dalpé. Autre chose comme dans: avez-vous envisagé de réorienter votre carrière, maintenant que vous avez du mal à chanter, à gratter la guitare et à souffler dans votre trompette ?

Question brutale, et anxiogène, pour qui joue dans les bars depuis ses 15 ans, et début d’un long processus d’introspection, qui lui aura permis de soigner sa peur que tout ce qu’il a bâti s’écroule s’il osait s’accorder un instant de répit. Son identité profonde d’artiste ne dépendait pas de son hyperactivité habituelle, constatera-t-il.

Trucs d’écriture : La marde qui sert à rien ?
« La marde qui sert à rien, c’est s’enfarger dans des manières avec du monde pour ne pas les froisser, être poli par peur de faire mal. Mais c’est aussi s’enfarger dans des images ben cutes qui veulent rien dire. Je donne des ateliers d’écriture et c’est toujours ce que je demande aux étudiants: « Pourquoi tu dis ça ? C’est bien tourné ta phrase, mais qu’est-ce que tu racontes ? » Cette exigence-là, je l’applique aussi à moi. Je regarde violemment mes textes et je réécris souvent en essayant de garder juste ce que je veux vraiment dire. Il faut que les images soutiennent ce que tu dis, pas l’inverse. »

« C’est tellement difficile dans ce métier-là de se sortir la tête de l’eau, de simplement exister », souligne l’autoproducteur et adepte de longue date du fais-le-toi-même. « Tout est une affaire d’opportunité, d’être au bon endroit, au bon moment, croiser la personne qui le lendemain va penser à toi quand elle va chercher un arrangeur. Il y a toujours un courriel que tu pourrais envoyer à quelqu’un. Comme je n’ai jamais été l’élu d’un label, ça a toujours été une victoire pour moi de pouvoir gagner ma vie avec la musique et j’ai longtemps eu l’impression que j’allais perdre ce que j’avais construit si je levais le pied. »
Réalisé par le légendaire bassiste Jean-François Lemieux, Après le crash est à la fois une ode implicite à l’amitié, compte tenu de tous les musiciens, auteurs et compositeurs qui y apportent leur pierre (Ariane Moffatt, Marie-Pierre Arthur, Olivier Langevin, François Lafontaine, Pierre Fortin, David Goudreault), mais aussi une ode au corps. Au corps qui reprend des forces (Du muscle), au corps qui exulte (Avant tes yeux) et au corps qui rompt avec l’orgueil et accepte enfin la main tendue (Après le crash).

« Ma tête a toujours spinné à cent à l’heure et le reste suivait sans que j’y prête attention, mais j’ai réalisé qu’ils sont deux dans ce band-là. Il y a ma tête, oui, mais il y a aussi tout le reste. » Après le crash, prendre soin de soi.