Une drôle de confusion nous envahit à la fin Le Phénix, il était plusieurs fois, troisième album solo de Dramatik se concluant sur une sorte de gospel-rap au titre sans équivoque: Miracle. « Le bonheur est si simple, le soleil est si synchro / J’étais triste ce matin, mais les rayons étaient comme une boussole / Ouvre les stores et ouvre la porte, nous voulons porter la nouvelle aux gens », proclame le MC, foudroyé par la grâce.

Dramatik

Photo : Drowster

Plusieurs des onze précédentes pièces de l’album, dont il signe toutes les musiques, dressent pourtant un inventaire navrant des problèmes qui accablent notre époque : violence conjugale et masculinité étouffante (Enuff), drame des origines imprimé dans le sang (Ghetto génétik (tome 5)), jeunesse brisée (Épicentre jeunesse), 9 à 5 aliénant (Ô ciel). L’homme qui crie au miracle a-t-il écouté le reste de son disque ?

« Quand je parle, je bégaie, et quand je rappe, je ne bégaie pas. Tu ne trouves pas que c’est un miracle, ça ? » réplique du tac au tac un Dramatik toujours très loquace malgré ce trouble de la parole qui se soigne – miraculeusement! – dès que les enceintes crachent un beat et qu’il agrippe le micro.

« Je peux dire que la rose est vraiment belle, mais je ne vais pas oublier que tout le quartier est dégueulasse », poursuit-il au sujet de cette profession de foi envers la vie, que nous percevions comme une contradiction, mais qui témoignerait plutôt de l’optimisme réaliste que choisit d’embrasser l’artiste. « J’ai fait exprès pour mettre un silence avant Miracle, parce que le miracle n’arrive jamais quand tu penses qu’il va arriver. Miracle, c’est aussi pour dire je suis un être de lumière, que nous sommes tous des êtres de lumière, et qu’il faut qu’on laisse shiner ça ! »

 Une entrevue avec Dramatik est d’abord et avant tout une classe de maître sur l’art de poser des rimes sur un rythme en boucle. Rappeur au flow aussi virtuose que polyvalent, le Montréalais de 42 ans modère pourtant ses ardeurs sur Le Phénix, il était plusieurs fois, parce que « trois Ferrero Rocher, c’est mieux que trente-trois Ferrero Rocher. Tu prends le temps de les savourer. Des patterns de rimes à n’en plus finir, ça fait que celui qui écoute n’a plus le temps de respirer. »

« Pour bien vieillir, faut jamais que t’arrêtes d’aiguiser ta lame et ça, ça se passe dans ton brain. »

Il dégaine néanmoins sa mitraillette verbale à quelques brèves occasions, notamment dans Let It Go, ensorcelante confession d’un incurable anxieux. « Mon flow super rapide à la fin, ça montre que je me bats pour rester sane. Si j’avais fait de la vitesse pendant quatre barres, ça n’aurait pas été cool. J’ai déjà fait ça à une époque, j’avais besoin de flexer, mais une fois que tu arrives au mitan de ta vie, tu te calmes. »

Chronique sociale ombrageuse, Le Phénix, il était plusieurs fois demeure en son cœur un appel à l’amour universel. La compagne de Dramatik, La Dame, et sa fille de onze ans, Ruby, font d’ailleurs toutes deux une apparition sur cet atypique album de famille.

« On aurait dû s’habiller en rouge avec des bonnets de lutins et poser devant un foyer », blague le père de quatre enfants, que rejoint un autre père de famille, Disoul de Dubmatique, sur Debout, une ode sereine au temps qui passe et qui apaise. « Dans le monde du rap, on aime avoir l’air dangereux, mais on ne dit pas assez à quel point les enfants nous changent et nous rendent plus stables. On mange mieux, you know, quand on a des enfants ! »

On aura compris que l’homme qui, dans Enuff, reproduit entre les murs de son domicile la violence qu’il a lui-même subie pendant sa jeunesse enfant appartient à la fiction. « C’est un personnage, oui, mais je prends un peu de mon vécu et je souffle dans ses narines avec mon propre air. Au primaire, au secondaire, les jeunes avaient peur de moi, parce que je les frappais, je les intimidais. J’étais pas bien dans ma peau, je voulais me défouler. J’allais à l’école et j’avais la rage. Un jour, un directeur m’a dit: « Bruno, ce que tu veux, c’est de l’amour. » Je m’étais braqué sur le coup: fuck l’amour, man! Mais il avait raison. »

Le 3 novembre 1999, le journaliste Eric Parazelli regrette dans une entrevue que lui accorde Muzion pour l’hebdomadaire montréalais Voir que les radios commerciales ne fassent toujours pas jouer La Vi Ti Neg, un des plus puissants hymnes à la solidarité jamais enregistrés au Québec. « Une situation particulièrement ridicule compte tenu du potentiel populaire évident de cette chanson. Franchement décourageant… Le pire, c’est que moi je suis sûr que les enfants de ceux qui décident de ce qui va tourner à la radio, ils écoutent du Muzion… », lui répondait alors Dramatik.

Vingt ans plus tard, les enfants des décideurs de l’époque n’ont, selon toute vraisemblance, pas encore détrôné leurs aînés à la tête des stations les plus écoutées de la bande FM, le rap québécois n’y étant que très timidement célébré.

« Les radios veulent entendre l’accent joual, pense le vétéran. Ils veulent se reconnaître. C’est selon moi une affaire de protection du patrimoine québécois. C’est fou, parce que je suis né ici, je suis Québécois, je mange de la poutine, j’ai regardé Chambres en ville. »

Truc d’écriture: le feng shui
« Quand je pars le beat, je me laisse aller. C’est un genre de feng shui. Je ride sur le beat et si je vois que je manque de respiration, c’est pas normal: il y a un manque de feng shui. Quand je manque de respiration, c’est souvent parce que je mets trop de figures de style et dans ce temps-là, l’idée que je veux véhiculer risque d’être floue. »

Irait-il jusqu’à parler de racisme? Drama sourit. « C’est pas du racisme. C’est une frilosité extrême. Tu remarqueras: les blacks dans les pubs à la télé, ils ont l’accent joual. C’est comme s’il y avait un ordre: faut pas faire peur aux gens. On veut un black pas trop black. Une chance que les radios n’ont plus le monopole de l’influence, mais il y a quand même un prestige qui leur est associé. »

Au fait, la réunion de Muzion sur Shadow, un des temps forts du troisième album de Dramatik, est-elle le présage d’un authentique retour? « Oui, ça se pourrait ! J’ai rallumé la torche pour m’assurer qu’elle n’était pas mouillée et elle fonctionne ! Je voulais aussi montrer que Muzion est encore un des groupes les plus sharp sur le mic. »

Le rap n’a donc rien pour lui d’une affaire de jeunes. « Hell no ! Mais pour bien vieillir, faut jamais que t’arrêtes d’aiguiser ta lame et ça, ça se passe dans ton brain. C’est comme les vieux chinois qui font du taï chi et qui font la split à 80 ans : leur truc, c’est la constance, la rigueur. On cherche dans le rap le côté extraordinaire, le coté wow. C’est de la magie, le rap, tu ne peux pas tout le temps présenter tes vieux trucs. Et pour imaginer des nouveaux trucs, faut que tu sois en forme. »