Depuis toujours, les événements tragiques, les séparations et la perte d’êtres chers inspirent des chansons. Bien que leurs auteurs y racontent des expériences personnelles, ces chansons qui sont en harmonie avec leur temps continuent parfois de rejoindre un public longtemps après la disparition de leur auteur-compositeur – parce que les sentiments évoqués par les paroles et la musique ne démodent pas.

« I’ll Never Smile Again » est une de ces œuvres, inducted into both the Canadian Songwriters Hall of Fame (CSHF) et à l’American Recording Hall of Fame et reste un trésor de notre patrimoine musical.

Nous sommes dans les années 1930. La Grande Dépression s’éternise. Il n’y a presque pas de travail. L’Europe se dirige vers la Deuxième Guerre mondiale. À Toronto, Ruth Lowe, une jeune femme de 23 ans, écrit « I’ll Never Smile Again ». Cette ballade sentimentale lui est inspirée non pas par une, mais par deux énormes pertes : la mort de son père en 1932, puis le décès de son mari en 1939.

Lowe était une musicienne accomplie. Après la mort de son père, elle a fait vivre sa famille en vendant ses chansons et en les interprétant elle-même.  C’était de début de l’âge d’or des Big Bands. Lowe était de la partie. Après l’avoir entendue chanter un soir à Toronto, Ina Ray Hutton l’invita à se joindre à plein temps à l’orchestre entièrement féminin qu’elle dirigeait. Lowe a accepté et est partie en tournée.

Après un concert présenté un soir à Chicago, l’autrice-compositrice acceptait de faire une sortie avec un homme qu’elle ne connaissait pas encore, l’agent publicitaire musical Harold Cohen. Ce fut le coup de foudre mutuel, et ils se sont mariés peu après. Un an plus tard, le malheur frappait une seconde fois avec la mort subite de Cohen.

« C’est la perte des deux hommes de sa vie dans un espace de temps aussi court qui lui a inspiré la chanson », raconte son fils Tom Sandler. « Maman avait le cœur brisé. Un jour, elle a dit à ma tante qu’elle ne pourrait “plus jamais sourire sans lui”, et le lendemain, elle écrivait  d’un trait cette chanson obsédante. »

Lowe partagea ensuite la chanson avec le chef d’orchestre de variété torontois Percy Faith, qui l’a tout de suite adorée.  Avec la permission de l’autrice-compositrice, Faith a créé les arrangements de la chanson et l’a enregistrée sur 78-tours avec son orchestre.  Elle a été diffusée pour la première fois en 1939 sur les ondes de la radio de la CBC dans le cadre de l’émission régulière Music By Faith.

Mais Lowe savait qu’elle détenait un succès qui pouvait largement dépasser les frontières du Canada. Ambitieuse, l’autrice-compositrice en partagea l’enregistrement et la partition avec le chef d’orchestre de jazz Tommy Dorsey par l’entremise de son guitariste – qui fréquentait une des amies de filles de Lowe à l’époque. Le chef d’orchestre a écouté la chanson « I’ll Never Smile Again » et, comme Percy Faith avant lui, elle l’a vivement ému.

Ruth Lowe, First Billboard Chart, I'll Never Smile AgainDorsey a fait de nouveaux arrangements pour la chanson avec son orchestre et l’a ensuite présentée à Frank Sinatra et aux Pied Pipers, qui l’ont enregistrée. Cette chanson sentimentale a non seulement lancé la carrière de Sinatra, mais elle a constitué son premier succès No. 1 au palmarès de Billboard en plus de se hisser en première place du palmarès moderne de Billboard, qu’elle a dominé durant 12 semaines consécutives en 1941.

« Avec la guerre qui battait son plein en Europe, les cœurs brisés se multipliaient », observe Sandler. « Il y avait toutes ces femmes qui perdaient leur petit ami ou leur mari, et voici qu’arrive une chanson qui raconte l’histoire d’une femme qui pleure son homme. La chanson a résonné. Je la considère comme un moment important de l’histoire de la musique : Dorsey, maman, Sinatra, la guerre… tout s’est emboîté. La chanson fait un tabac dans les palmarès! »

Comme toutes les grandes chansons, plus d’un demi-siècle plus tard, « I’ll Never Smile Again » résiste à l’épreuve du temps. C’est l’œuvre qui a donné à Frank Davies l’idée de créer le Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens. Au cours des décennies, elle a été reprise Fats Waller, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Big Joe Williams, Count Basie, Dave Brubeck, Oscar Peterson, Eddie Arnold, The Platters, Carl Perkins, Cleo Laine, Barry Manilow et Michael Bublé, pour ne nommer que ceux-là.

Au cinéma, la chanson a été entendue dans les films Good Morning, Vietnam et The Color of Money, puis, à la télévision, dans The Fugitive, McHale’s Navy et Leave it to Beaver ainsi que dans les émissions d’Ed Sullivan, Perry Como et Lawrence Welk.

Un héritage impressionnant pour une chanson écrite par une jeune veuve torontoise de 23 ans au cœur brisé.

 Pour en savoir plus sur le patrimoine de Ruth Lowe dans le domaine de la chanson, on peut lire Until I Smile at You, un livre de Sandler et Peter Jennings publié en 2020, ou se rendre sur www.untilismileatyou.com