Dominique Fils-Aimé

Photo : Jeff Malo

Dominique Fils-Aimé incarne le glissement des différences vers l’oubli, comme l’eau qui coule sur le dos du canard. Plus que partout ailleurs, la musique se place au centre de notre mouvement vers l’autre, ce qui nous rattache à lui. Avec Stay Tuned!, le deuxième album d’une trilogie groovy et engagée, l’artiste ébauche un plan clair: un détachement par rapport à notre besoin de n’être qu’ici. « Peu importe qui tu es, je veux entendre qu’est-ce que tu chantes », dit Dominique Fils-Aimé.

En signant avec sa maison de disques, elle a tout de suite eu carte blanche. « Mets sur papier ton projet de rêve », lui a-t-on dit. « J’ai toujours aimé l’école, lance celle qui ne s’est pas contentée d’une tâche facile. J’ai voulu revisiter l’histoire des Noirs. Je voulais savoir, historiquement, quelles étaient les choses qui se répétaient et qu’on pouvait éviter. » C’est durant cette « étude » que Dominique Fils-Aimé a réalisée que, sans connaître l’Histoire, elle l’avait ressentie à travers la musique. « Il y a une empreinte historique que tu peux lire dans la musique, explique-t-elle. Le blues, le bleu, la misère. C’est une époque où l’on faisait la musique avec ce qu’on avait sous la main : des roches, ton corps, ta voix. » C’est ainsi qu’est née la première partie de sa trilogie Nameless (2018), un album dense et volontairement lourd. « Le silence était l’un des instruments principaux et c’était quasiment une métaphore du silence auquel un peuple a été réduit. »

Stay Tuned!, paru fin février nous « sort de cette torpeur » et nous fait avancer dans l’Histoire que Dominique a voulu porter. « C’est rouge, c’est le jazz, le sang, la femme, énumère-t-elle. Le jazz est né d’un désir de briser les règles du classique, de créer des nouvelles boundaries. La musique peut changer les mentalités. C’est le moyen le plus doux et le plus empathique de le faire. »

La prochaine partie nous mènera vers le soleil. « La trilogie se terminera avec la révolution. C’est la partie de l’Histoire où, même si les situations ont laissé des traces, on s’est permis d’avoir le cœur léger. C’est là que le funk, le reggae, le disco sont arrivés. » La fin de la trilogie devrait voir le jour au printemps 2020. Dans un contexte où les artistes se sentent souvent « ralentis » par le système qui ne va pas assez vite pour toute la créativité qu’ils souhaitent mettre au monde, Dominique est consciente de cette chance qui lui a été offerte de créer ce « plateau triple » sur lequel elle peut voyager pendant trois ans.

Impossible d’exclure la musique lorsqu’on s’attarde aux exutoires ayant servi la culture afro-américaine. Pour Dominique Fils-Aimé, la musique arrive comme une thérapie. « C’est valide autant quand tu l’écoutes que quand tu la fais, dit-elle. Quand tu passes des nuits entières, à l’adolescence surtout, à écouter des albums parce que t’es obsédé, c’est une chose. Mais il est important de savoir que le concept de maladie mentale et de thérapie, c’est inexistant dans plusieurs langues. En créole, des maladies mentales, ça n’existe pas. T’es pas déprimé, t’es fatigué. » C’est ainsi que, selon elle, la musique s’est faite rassembleuse, dans sa manière de dire « vous n’êtes pas seul ». « Il y a une partie de ça en moi. Ça vient de la musique, ce désir d’aller chercher ta thérapie, la créer. Tu as enfin l’impression de contribuer au processus. »

« On pense qu’il faut être un chansonnier à la guitare pour que ça marche. Plus les artistes sortent du pays pour faire cette musique, moins les gens d’ici y ont accès. »

Musique du monde, « détruisons ce terme », souffle Dominique Fils-Aimé lorsqu’on aborde cette catégorie tellement non fondée de notre vocabulaire courant. « Je ne sais même pas d’où ça sort et pourquoi ça existe. Ça témoigne d’une volonté d’intégrer les gens en créant une place spécifique, un endroit isolé pour les pointer du doigt et leur dire qu’ils sont différents. Souligner les backgrounds culturels des gens, c’est les mettre dans une boîte. Là, ça, c’est une grosse boîte qui est le monde », dit-elle en précisant que ce terme se doit d’être repensé.

Habitée par le soul et le groove, Dominique Fils-Aimé n’a besoin d’aucune excuse pour monter sur scène, mais elle croit que son créneau musical a tendance à vouloir s’exporter pour s’en aller. « Cette musique ne sait pas si elle a sa place, soutient-elle. Il y a un système mis en place où on pense qu’il faut être un chansonnier à la guitare pour que ça marche. Plus les artistes sortent du pays pour faire cette musique, moins les gens d’ici y ont accès et le cycle recommence. »

Le poing en l’air

La révolte, la révolution, le changement des mentalités occupent l’esprit et la voix de Dominique Fils-Aimé. « Je rêve à un vrai changement, assure-t-elle. Qu’on retire le concept même de violence. Je veux qu’on repense le système de prison pour les femmes, je veux qu’on trouve les femmes autochtones disparues, qu’on intègre les premières nations dans notre quotidien et les femmes noires aux mouvements féministes. » À travers tous ces désirs, elle s’enquiert de la sécurité et du bien-être de celles et ceux qui vont suivre. « C’est important que la prochaine génération sache qu’on ne s’en fout pas. C’est notre responsabilité de ramener les discours révolutionnaires dans le présent. »

Musicalement, Stay Tuned! embrasse toutes les valeurs de l’artiste qui se donnait d’abord un devoir de diversité: « J’ai ajouté Elli Miller Maboungou aux percussions et Hichem Khalfa à la trompette, explique-t-elle. Mais surtout, après avoir passé tout l’album Nameless à me plaindre, je voulais reprendre le contrôle, se souvient-elle en riant. J’intègre plus de femmes. À la batterie, Salin Cheewapansri, c’est le battement de cœur que je voulais ajouter. Je voulais que mon album batte au rythme du cœur d’une femme. »

Dominique Fils-Aimé prétend que la solution réside en nous et que notre volonté d’intégrer le plus de variété possible dans notre musique amènera intrinsèquement la diversité dans la société. « C’est une métaphore de la vie », croit-elle. « En nous concentrant sur ce qui nous unit, notre passion pour la musique, on découvre qu’on voit les choses de la même manière. On a tous un changement à apporter. »