Andrew Balfour

Andrew Balfour

Lorsqu’il repense aux premiers mois de la pandémie, Andrew Balfour se souvient avoir été « dans un état de choc absolu ». Le compositeur et directeur artistique du chœur de chambre Dead of Winter, basé à Winnipeg, se souvient : « après avoir pris conscience de la gravité de la COVID-19 à l’échelle mondiale, j’ai même commencé à me dire que j’avais eu de la chance de pouvoir faire ce que je voulais pendant si longtemps et que le temps était peut-être venu de me réorienter professionnellement ».

Balfour, comme d’autres compositeurs dans le domaine de la musique classique contemporaine, a été pendant un temps complètement déstabilisé par le report et l’annulation des spectacles en direct. La plupart du temps, le travail d’un compositeur consiste à écrire une partition puis à la remettre au client. Autrement dit, pendant que d’autres créateurs de musique ont pu offrir des « livestreams », enregistrer ou collaborer à distance avec leurs pairs, les compositeurs se sont retrouvés à travailler seuls, sur une musique que personne ne pourrait entendre – y compris eux-mêmes – pendant une période indéfinie.

En théorie, travailler avec très peu de distraction et d’engagements est idéal. Mais en pratique, c’est rarement le cas. Pour Corie Rose Soumah, une jeune compositrice montréalaise lauréate d’un prix de la Fondation SOCAN qui étudie en vue d’obtenir un doctorat en arts musicaux à l’Université Columbia de New York, les conséquences psychologiques de la pandémie ont fait en sorte que « la question de la productivité était une source d’irritation : je ne peux pas voir ma famille, je ne peux pas voir mes amis, je vis dans cet appartement avec un chat… et je dois composer en plus? »

« La question de la productivité était irritante » — Corie Rose Soumah

Corie Rose Soumah

Corie Rose Soumah

Les compositeurs n’avaient pas non plus la possibilité de peaufiner leurs œuvres en compagnie de musiciens, ce qui est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’écrire une musique aventureuse qui explore des techniques de jeu avancées. Née au Nouveau-Brunswick et résidant à Ottawa, Sophie Dupuis, présidente de la Ligue canadienne des compositeurs, raconte que pendant le confinement, elle « s’ennuyait de pouvoir aller chez un ami et lui dire : “hé, je ne connais pas grand-chose à la trompette ; peux-tu essayer quelques trucs pour moi?” C’est tout un défi de trouver un substitut à ce genre de lien. »

Changer de conditions de vie peut avoir un effet sur le style d’un compositeur. Soumah était depuis longtemps inspirée par l’immobilité qui imprègne les temps morts de la vie quotidienne dans les villes, comme en témoigne son œuvre dépouillée et énigmatique pour clarinette basse et percussion, Trois situations urbaines (2019). Mais pendant le confinement, dit-elle, même si les espaces publics se sont vidés physiquement, « ils sont devenus anxiogènes. Les métros, les épiceries et les espaces publics en général n’avaient pas le même “néant”. Je m’oriente donc vers une musique plus remplie plutôt que vers des sons qui interagissent avec le silence ».

Une fois le choc initial de la pandémie passé, de nombreux compositeurs ont profité de l’occasion pour repenser leur approche, tant pour des pièces spécifiques que de manière générale. Balfour, qui est Cri, avait déjà écrit, avec ses collègues compositeurs autochtones Eliot Britton et Cris Dirksen, des pièces pour une performance intitulée Captive, prévues à l’origine pour la série Vérité et Réconciliation de Dead of Winter en mai 2020. Quand le concert a été reporté – il est désormais prévu pour mai 2022 –, les compositeurs se sont fait dire qu’ils pouvaient retravailler leur musique s’ils le souhaitaient. « On s’est dit que ce serait plus puissant ; après tout nous étions tous “captifs” durant le confinement. J’ai composé un morceau complètement différent. Je pense que ç’a été assez répandu dans le monde de la composition. Les gens avaient plus de temps pour aborder leur travail, ils n’étaient pas pressés. »

« Les délais de livraison prolongés ont été un soulagement » — Sophie Dupuis

Sophie Dupuis

Sophie Dupuis

Pour Dupuis, « les délais de livraison prolongés ont été un soulagement. Ils m’ont donné la chance de réaliser quelque chose que je voulais vraiment créer. Après cette première année, les choses ont commencé à me sembler familières, et la campagne de vaccination allait bon train, ce qui a soulagé une partie du stress initial et a laissé place à l’imagination et à la planification. »

Au fil du temps, le fait de sortir des sentiers battus a débouché sur des prestations en ligne souvent préenregistrées et mettant en scène les petits ensembles pour lesquels les compositeurs classiques contemporains écrivent principalement. En octobre 2021, Dupuis a pu assister à distance à une répétition de sa nouvelle pièce, Wingless Birds Can Fly Too avant qu’elle ne soit présentée en ligne par un quatuor flûte, saxophone, piano et de percussions où les musiciens respectaient la distanciation et étaient séparés par du plexiglas au Centre de musique canadienne de Toronto. Le concert, qui était présenté par l’Association des femmes compositeurs canadiennes, s’intitulait Building Up. « Ma pièce parle d’un voyage vers la construction de nous-mêmes en tant qu’individus et des nombreux revers qui nous rendent plus forts en cours de route », explique Dupuis.

Elle souligne par ailleurs comment la période de réflexion imposée par la pandémie « a été intensifiée par l’éveil à des populations mal servies et sous-représentées dont les voix ont enfin été entendues d’un bout à l’autre du pays ». En effet, les nombreuses connexions favorisées par les plateformes en ligne pendant la pandémie ont donné lieu à d’importantes conversations sur des questions sociales et sur la manière d’atteindre un public plus jeune et plus diversifié. Partout au pays, les chorales discutaient non seulement de la façon d’empêcher leurs spectacles de devenir des événements super-contagieux – même s’il existe des « masques de chant » qui limitent ce risque –, mais aussi de la « décolonisation du répertoire et des organisations ». Même le nom « Dead of Winter » a émergé de ces conversations, remplaçant le nom initial « eurocentrique et classique » de l’ensemble, Camerata Nova.

Balfour a remarqué que dans le monde du chant choral, les administrateurs de chœurs non autochtones sont désormais plus enclins à aborder la musique des compositeurs autochtones avec « la rémunération appropriée, le protocole adéquat et la manière appropriée d’aborder les langues des Premières Nations. C’est très encourageant, parce que la découverte des dépouilles de tous ces jeunes dans les pensionnats a été tellement dévastatrice. C’est très important pour les communautés autochtones d’être enfin entendues. »

« C’est très important pour les communautés autochtones d’être enfin entendues » — Andrew Balfour

Aujourd’hui, bien que Soumah soit enthousiasmée par de nombreuses commandes, elle se méfie également du symbolisme. « Dans le cas du mouvement Black Lives Matter, la sphère classique se dit : “Pas de souci. On va juste jouer une pièce d’un compositeur PANDC et on passe à autre chose.” Je pense que [le changement] doit s’opérer à l’échelle des structures », dit-elle. « Les ensembles et organisations de musique classique ont la chance de prendre position pour aller de l’avant. Certaines le font, mais j’aimerais que ça bouge plus vite, car on en a vraiment besoin. »

Avec le retour progressif des spectacles en personne, certaines organisations classiques chercheront inévitablement à remplir les sièges en programmant des classiques populaires bien-aimés et « sûrs ». Pourtant, M. Balfour a remarqué que « de nouvelles musiques sont commandées dans tous les domaines – qu’il s’agisse de chorales communautaires, professionnelles, d’écoles secondaires ou de collèges – je constate un engagement renouvelé envers la nouvelle musique canadienne ». Les prestations imaginatives sont également en hausse. Soumah a hâte de participer au Festival Unisson 2022 à Montréal au cours duquel des interprètes joueront ses œuvres solos pour leurs instruments devant un public d’une seule personne chacun. « Le concept est axé sur l’intimité et sur l’écoute des instruments dans un environnement très rapproché », explique-t-elle. Ces concerts mettront aussi l’accent sur le genre de connexion physique que le confinement a empêché. « Je trouve que c’est un très beau projet. »

Parmi les commandes de Dupuis, mentionnons une œuvre pour le Naden Navy Band de la Colombie-Britannique sur les expériences des survivants de traumatismes sexuels militaires et une autre pour un projet interculturel de l’ensemble PhoeNX de Toronto qui fait appel à des compositeurs canadiens et chinois. « Exprimer des concepts comme l’audace, l’individualité et l’équité à travers l’art m’inspire vraiment », dit-elle. « Mes valeurs transparaissent beaucoup plus dans les œuvres que je crée maintenant. La réflexion imposée par la pandémie m’a permis de travailler en paix et de manière très terre à terre. »

« J’ai la chance de ressortir de tout ça avec un peu plus d’assurance dans mon écriture. La plupart des gens que je connais expriment cette idée de ne pas tenir les choses pour acquises. Chaque fois qu’on traverse une période sans précédent, il y a un changement dans la pensée collective. L’exemple le plus proche est le traumatisme de la mémoire collective à la suite des deux guerres mondiales. Je ne pense pas que nous ayons vécu quelque chose d’aussi radical, mais des milliards de personnes sont tout de même touchées. Il sera intéressant de voir ce qui en sortira, sur le plan artistique. C’est une période passionnante. »