Nous poursuivons notre série d’entretiens portant sur ces mariages heureux du mystère de la création, en lui apportant une nuance : cette semaine, plutôt qu’une collaboration entre deux auteurs-compositeurs-interprètes, la rencontre entre un de nos plus brillants et constants artisans de chansons, Luc de Larochellière, et un des réalisateurs québécois les plus ingénieux du moment, Philippe Brault, réunis sur un même album intitulé Autre Monde.

Luc de Larochelière« Parfois, mes albums étaient comme des recueils de chansons. Ici, je voulais faire quelque chose de plus musical, plus thématique. Le travail de réalisation, ensuite, c’est de s’assurer qu’il y ait un fil conducteur », explique Luc de Larochellière, attablé au café du coin de sa rue.

Autre Monde, son huitième album solo, marque un tournant dans sa carrière tout en prolongeant l’esprit d’Un toi dans ma tête, paru sept ans plus tôt. Le fil conducteur, hormis la finesse des textes de l’auteur et la grâce de ses mélodies, tient à l’écrin de cordes sur lesquelles reposent ces douze nouvelles compositions, rappelant la facture sonore du superbe Un toi dans ma tête.

Le tournant, lui, porte un nom : Philippe Brault, réalisateur de prestige reconnu pour son ouverture d’esprit et sa capacité à s’adapter aux musiciens dont il peaufine les albums (de Koriass à Philémon Cimon), qu’on a découvert aux côtés de Pierre Lapointe, nous retrouvera plus tard au café, après avoir rendu à Michel Robidoux la basse qu’il lui avait empruntée.

Autre Monde est le premier album solo que Luc a enregistré sans l’aide de son « grand frère », le réalisateur Marc Pérusse, à qui on doit, entre autres ouvrages, la réussite du récent retour sur disque de Serge Fiori. Il ne l’a pas mal pris, j’espère, l’ami Marc, lorsque tu as décidé d’aller voir ailleurs si la musique était bonne ? « Je l’ai appelé, on est allé déjeuner ensemble. Je ne lui ai pas annoncé ça par texto ! », rigole de Larochellière.

« Ce n’était vraiment pas une remise en question de compétence, s’empresse-t-il d’ajouter. D’ailleurs, le précédent disque et celui avec Andrea [Lindsay, C’est d’l’amour ou c’est comme, 2012], je crois que ce sont mes meilleurs. Ma décision repose plus sur le fait qu’on travaille bientôt depuis trente ans ensemble. »

« Au début, se rappelle Luc, je ne jouais pas très bien la guitare, j’étais vert, Marc était mon mentor. Il arrangeait tout à l’époque, la programmation, il y avait beaucoup de machines sur les deux premiers albums. Puis, on a exploré le retour des musiciens en studio, avec Los Angeles [1993], surtout Vu d’ici [2000]. On a exploré plein de choses, en fait. Et justement, parce que le dernier disque était le meilleur qu’on ait fait ensemble, j’avais la certitude que j’étais rendu là, à essayer quelque chose d’autre. »

« Marc me disait d’ailleurs : Tu sais, Luc, à toujours travailler avec les mêmes méthodes, on finit par arriver au même résultat. » Dont acte. Aussi, quelques récentes aventures musicales, nommément le projet Sept Jours en mai, a stimulé son désir de se frotter à d’autres idées, d’autres influences.

L’auteur-compositeur-interprète s’était dressé une liste mentale de potentiels réalisateurs, qu’il a approchés. Il avait déjà ses idées, des couleurs musicales, des émotions propres aux chansons, qu’il n’a d’abord pas partagées avec eux. « C’était un test, en quelque sorte. Philippe est venu chez nous, je lui ai fait entendre des chansons ». Il y en avait une quarantaine, « mais celle qu’il aimait le plus correspondaient à mes préférées, aussi ». Le réalisateur en a choisi deux, qui allaient servir de première maquette : D’état en état et Dis… tu te souviendras?, « enregistrées guitare-voix, avec un clic, tout simplement ».

La première est d’une grande sobriété, un piano électrique, une batterie effacée, des cordes et une gracieuse mélodie de hautbois y ont été ajoutés. La seconde a un caractère plus colérique : guitare électrique, batterie chaloupée à la note moderne, chanson rock qui prend de l’expansion à mesure qu’elle avance jusqu’au pont, suspendu par une mélopée de violons.

Ça sonne comme du de Larochellière classique, mais avec l’élégance et l’intelligence des orchestrations et habillages d’un Philippe Brault, réalisateur-caméléon dont la première qualité est de toujours être à l’écoute de ses « clients », sans avoir l’air d’imposer sa propre griffe musicale.

« Il m’a rappelé quelques jours plus tard pour me faire entendre ses versions. J’ai écouté ça… et j’ai aimé ça. J’ai tout de suite senti qu’il avait compris ce qu’il y avait à faire avec ces chansons », dit Luc, au moment où son réalisateur mettait les pieds au café.

« Tu m’as vraiment laissé aller avec tes chansons », lance Philippe à Luc. Un vaste espace pour créer. « Après ces deux maquettes, Luc m’a donné vingt chansons à travailler – ce qui est du gros luxe lorsqu’on travaille un album, et qui n’arrive pas assez souvent. Généralement, les artistes m’en donnent quatorze, genre, pour en garder enfin une douzaine. » Chacun de leur côté, ils ont dressé une liste de leurs douze chansons préférées. « Lorsqu’on a mis ça ensemble, dit Brault, dix des douze retenues par Luc étaient aussi sur ma liste. »

« Philippe a accroché sur les chansons qui étaient importantes pour moi, ce qui est un bon point de départ. » Ce n’est qu’ensuite que Luc de Larochellière a exprimé ses idées, lesquelles concordaient avec celles du réalisateur : l’idée de classicisme, « voire de musique classique, comme j’avais fait sur le disque d’avant. Par contre, je sentais que ces chansons-là appelaient le retour du drum », d’un sentiment plus rock, plus robuste, qui sert à merveille le texte, moins acerbe, moins cynique, que à quoi le regard acéré de l’auteur-compositeur-interprète nous a habitués.

« J’essaie toujours de ne pas tirer à blanc avec mes chansons. Il y a une espèce de ton ambiant assez agressif en ce moment [dans la société], je n’avais pas envie d’en rajouter, dit Luc. Je ressens aussi une espèce d’urgence : je me retrouve à nouveau père à cinquante ans, j’ai aussi une grande fille de vingt-et-un ans, j’ai une urgence d’offrir quelque chose qui ne soit pas seulement une critique qui dit « La vie, c’est de la marde ». J’ai envie d’une perspective plus ouverte, d’où le titre, Autre Monde… »

Philippe BraultÇa, le réalisateur l’a parfaitement senti. Autre Monde est un disque d’une rare élégance, bien de notre époque sur le plan de la rythmique, des sons de guitares, de la dynamique, et intemporel côté écriture. Luc :« Lors de notre réunion, je lui disais des trucs comme : Ah ! celle-là, j’aimerais qu’elle ouvre à ce moment-là, faut que ça vienne gros là, des détails sur les chansons, et lui prenait des notes… Il ne prenait pas tellement de notes que ça finalement ! »

Philippe ricane. « T’as pas été ben ben fatigant ! ». Cette collaboration s’est faite naturellement, assurent les deux protagonistes. « Ç’a été facile », s’étonne Luc. Sur la base des pistes guitares-voix, Brault a tricoté à sa guise dans son studio, le Masterkut, situé dans le quartier Mile-Ex. Toutes les pistes de cordes ont été enregistrées en un après-midi ; les autres pistes de voix en un autre. « J’avais entendu parler de son talent à Philippe de bien saisir l’artiste. Tout en ne se voyant finalement pas tant que ça dans le processus, j’arrive avec l’album que je désirais. »

« Ici, le travail de composition de Luc fut parfaitement respecté, plus encore que sur les autres albums que j’ai réalisés parce que nous sommes partis de la base, les pistes guitare-voix, et on a construit autour de ces enregistrements. La chanson est là à son état le plus brut […] le coeur du disque, c’est sa voix, même si l’album au final est très orchestré. »