Les choses ont changé pour Kevin Saint-Laurent (alias Souldia) depuis 2014, année où il a fait paraître son incisif et salutaire troisième album Krime grave. L’ex-détenu qui, jadis, proclamait avoir « de la misère avec les consignes » se retrouve maintenant cloîtré chez lui, à respecter les directives sanitaires du premier ministre. « Ça aura pris une pandémie pour m’arrêter ! » lance-t-il, amusé. « Pour vrai, c’est mon premier mois off en je sais pas combien de temps. »

À voir : l’entrevue que Souldia a accordée à notre rédacteur en chef Eric Parazelli en lien avec les impacts de la crise de la COVID-19

Dans ce cas-ci, on peut parler d’une pause bien méritée. Au-delà des 13 albums qu’il a fait paraître dans la dernière décennie (en solo, en duo ou en groupe), Souldia a surtout trimé dur depuis la sortie de Survivant, accumulant une cinquantaine de spectacles en une année et demie. « Et c’était pas n’importe quels spectacles : j’ai défoncé des gros stages comme jamais, je suis rentré par les grandes portes des festivals… »

De là ce titre d’album tout simple, mais si significatif dans ce moment charnière de la carrière du rappeur. « Backstage, ça représente l’année que j’viens d’avoir. J’ai écrit ça sur la route ou dans ma loge. Comme un récit des dessous de ma vie », explique-t-il. « J’ai jamais été down avec le rap de personnage, avec ceux qui séparent le rap de leur réalité. Moi, c’en est presque problématique à quel point c’est réel. »

Loin des futiles histoires de champagne, de filles et de party que ce titre pourrait laisser sous-entendre, ce 8e album solo est un nouveau chapitre dans le bloc-notes du rappeur, ce journal intime qu’il déploie par bribes depuis l’embryonnaire Art Kontrol en 2009. On y retrouve une fois de plus un Souldia traumatisé par la violence qui tente de fuir le monde réel avec la musique et la médecine légale. « Je me considère comme un grand traumatisé. Je me suis sorti de la rue, mais toute ma vie, je vais avoir à dealer avec des histoires louches, car le monde de mon entourage a pas cessé d’exister. Des fois, je regarde ça et je me dis : ‘’Wow ! Je suis vraiment content de pus être là-dedans et d’avoir fait d’autres choix de vie.’’ »

Mélomane, l’un des nombreux extraits à être parus en amont de l’album, évoque justement ce contraste qui habite (et habitera probablement toujours) Souldia. Rescapé du monde interlope des rues de Limoilou, le rappeur y mêle flashbacks sordides et réflexions sur l’importance de la musique dans son parcours. « Entre faire la musique et vendre la drogue / Le choix n’est pas facile faut ramener la money / Identifier le corps de son frère criblé de balles en train de pourrir à la morgue », y rappe l’artiste avec son flow posé et tranchant.

« Des fois, l’inspiration peut me venir d’une discussion que j’ai eue avec un ami. Je prends des nouvelles, et il m’apprend qu’il revient d’identifier le corps de son frère à la morgue. Je me retrouve en studio et j’écris ça. Je suis une vraie éponge (…) C’est comme si je portais le sac à dos de tout ce que ces gars-là me racontent. C’est pour ça que, quand je sors un album, je me sens libéré. J’ai enfin droppé le sac. »

Reste que l’enrobage peut parfois porter à confusion. Que ce soit par l’entremise de clips aux images brutales (une vaste opération de stupéfiants qui se termine en bain de sang dans Mélomane, par exemple) ou de certaines productions aux traits plus virulents (notamment les bruits d’armes à feu répétés dans le refrain de SKRAB), Souldia a un penchant toujours bien assumé pour les mises en scène violentes. « Mais faut voir la limite de tout ça », nuance-t-il. « Quand tu lis mes textes, tu le vois bien que j’encourage pas les gens à se droguer ou à sombrer dans la violence. Y’a des valeurs de base qui sont là. »

Sans être récitées comme des chapelets, les notions de partage, de résilience, de respect et de loyauté transparaissent dans la majeure partie de l’oeuvre de Souldia et tout particulièrement sur cet album. «Je cherche un équilibre. Si l’album est trop sombre, je vais m’arranger pour rétablir la balance, en ajoutant ou en enlevant une chanson. C’est nouveau comme façon de faire pour moi. Avant, j’allais au studio et j’enregistrais ce que j’avais sur le coeur, that’s it.»

SouldiaMagnifique fait partie de ces chansons qui ramènent l’album vers la lumière. « T’étais le meilleur papa du monde quand t’étais présent », confie Souldia dans un texte touchant à propos de son défunt père, qui baignait également dans le milieu du crime. « Celle-là, elle a été longue à écrire… J’ai des cicatrices encore ouvertes avec mon père. Quand il est décédé en 2011, je venais de sortir de prison. Y’a plein de choses qui se passaient dans ma vie et j’ai pas eu le temps de vivre mon deuil. À la place, je buvais deux bouteilles de cognac au goulot par show. J’ai bu sa mort pendant quatre ans, j’ai rien vu aller… Cette chanson-là m’a vraiment aidé à faire la paix avec tout ça. J’espère surtout qu’elle pourra toucher d’autres gens. »

Voilà la noble mission d’un artiste qui, chaque jour, reçoit des centaines de messages sur les réseaux sociaux. Des messages de gens qui se reconnaissent dans sa musique et qui, grâce à elle, réussissent parfois « à se sortir de leur pétrin ». « Quand je lis des trucs comme ça, je sens que ma job est faite », se félicite-t-il avec raison.

C’est précisément à eux qu’il s’adresse sur Invité mystère quand il rappelle que, pour lui, la musique est « une petite façon humaine de se rendre utile ». Le genre de phrases plus douces et lumineuses qu’on aurait trouvées étonnantes de la part du Souldia plus âpre d’il y a quelques années. « J’évolue humainement. Je me retiens pas d’écrire ce que je ressens et je me censure pas, mais je suis conscient qu’il y a plusieurs façons d’envoyer un message. Je pense davantage à comment tout ça va être reçu. »

La direction musicale de l’album (dont il a assuré la réalisation aux côtés des producteurs Christophe Martin et Farfadet) est à l’image de ce Souldia plus équilibré : les basses sont lourdes et les rythmes sont frappants, mais les mélodies au piano sont émotives, à fleur de peau. La signature trap mélancolique propre au rappeur y est davantage peaufiné et, hormis quelques rafraîchissantes parenthèses (la flûte de Sexto, le rythme afrotrap des Derniers seront les premiers), Backstage est probablement l’album le plus homogène de Souldia depuis le caustique Krime grave, produit par Ruffsound. « Ça, c’est en grande partie grâce à mon équipe », dit-il, en citant son nouveau technicien de son (Christophe Martin) et son nouveau label Disques 7ième Ciel.

Un changement de garde qui s’imposait après plus d’une décennie à évoluer avec Explicit Productions : « Avec Explicit, j’ai appris beaucoup. Ça reste ma plus belle expérience à vie niveau musique, mais pour la suite des événements, j’avais besoin d’un nouveau souffle, d’une nouvelle direction et, surtout, d’une équipe complète qui m’appuie dans mes décisions. Patrick Marier (fondateur et homme à tout faire d’Explicit) a fait une job incroyable, mais on n’avait pus l’impression de pouvoir s’amener quelque chose de nouveau l’un et l’autre. »

Bien en selle avec l’étiquette qui a remporté les Félix de la maison de disques et de l’équipe de production de disques de l’année au dernier Gala de l’ADISQ, Souldia se positionne plus que jamais comme « un gars d’équipe ». Rassembleur né, le rappeur se joint à des rappeurs aux horizons différents sur ce 8e album, notamment le chef de file du rap québ Loud, les deux redoutables jumeaux limoulois Les Sozi, l’emblème du rap gentil FouKi, la figure de proue du street rap montréalais Tizzo et les deux poids lourds du rap français Seth Gueko et Sinik. « J’ai cette force de rassembler de gens depuis que je suis gamin. Même dans la rue, j’étais réputé pour monter des équipes solides », analyse-t-il. « Mais le but là-dedans, c’est pas non plus de me brûler à faire 1000 featurings. J’ai déjà eu cette tendance-là il y a quelques années. Je collaborais avec tout le monde au lieu de prendre du repos. Ça jouait sur ma santé mentale. »

À 35 ans, Kevin Saint-Laurent cherche à atteindre un équilibre similaire à celui qu’il recherche dans sa musique. « On en voit chaque année, des artistes péter au frette. Je suis de plus en plus sensible à ça et je sens que j’ai maintenant les ressources qu’il faut pour continuer d’avancer. Mon mode de vie est plus sain. »

Un mode de vie qui, d’ailleurs, s’arrime plutôt bien à ce repos forcé. « J’ai l’impression de faire de la prison de luxe », dit-il, en riant. « Je me sens comme un narcotrafiquant derrière les barreaux. »



Cet article, écrit par Eric Baptiste, chef de la direction de la SOCAN, a été publié surLaPresse+ le 3 avril 2020, ainsi que dans la version Web du quotidien le même jour.

SOCAN, CEO, Eric BaptisteLa musique est plus importante que jamais quand les temps sont difficiles.

Le Canada, à l’instar du monde entier, se mobilise pour affronter la COVID-19.

La musique n’est peut-être pas la principale préoccupation des Québécois et des Canadiens en ce moment, mais comme c’est souvent le cas, elle jouera un rôle d’arrière-plan essentiel afin de nous aider à traverser la situation.

Les millions de citoyens qui travaillent actuellement de la maison écoutent vraisemblablement de la musique pour calmer leurs inquiétudes. Qu’elles soient diffusées en continu, téléchargées, sur les ondes ou même sur vinyle, nos listes d’écoute deviendront la trame sonore de la situation.

L’un des plus grands avantages de notre territoire, c’est qu’il est respectueux, ouvert et accueillant. On ne devrait jamais l’oublier. C’est ce qui nous distingue, et le temps est venu de nous unir. Il est paradoxal de constater qu’au moment même où nous devons garder nos distances, nous sommes plus unis que jamais avec un seul objectif en tête : vaincre ce virus. La musique est un pont qui nous unit dans ces temps difficiles.

L’art est très important pour nous. La musique créée ici est plus importante que jamais pour alimenter notre fierté nationale. Que ce soit la musique de Marie-Mai, Arcade Fire, Drake, The Weeknd, 2Frères, Luc Plamondon, Joni Mitchell, Hubert Lenoir ou Shawn Mendes, pour ne nommer que ceux-là, ou encore les magnifiques compositions et trames sonores d’Alexandra Stréliski, Jean-Michel Blais, Michel Cusson, Mychael Danna ou Keith Power, nos cœurs se remplissent de joie et de fierté.

La musique d’ici nous unit, elle nous rend plus déterminés et plus forts.

Les citoyens se tournent vers Radio-Canada et les autres médias locaux pour des informations fiables et de qualité. Et tandis que les Canadiens se tournent vers leurs médias, ces médias devraient à leur tour se tourner vers les contenus canadiens afin de nous unir encore plus.

Les spectacles ont dû être suspendus afin d’éviter les rassemblements, mais ces concerts remplis de bonheur et de puissantes émotions reviendront. Nous serons réunis et la musique saura sans aucun doute nous aider à guérir comme elle l’a fait après la tragédie de Lac-Mégantic en 2013 et comme elle le fait toujours dans de telles situations.

Un grand nombre de créateurs canadiens et québécois perd d’importants revenus provenant de leurs spectacles, alors pourquoi ne pas les aider en remplaçant ces revenus par ceux qu’ils gagnent quand on écoute leur musique en écoutant celle-ci encore plus ? À la maison. À la radio. Sur les services de diffusion en continu. Dans la voiture. Partout où la musique nous aide à passer à travers une épreuve. Le bien que nous fait leur musique devrait leur faire du bien à leur tour. Ils nous aident grâce à leurs créations et il tombe sous le sens que nous les aidions à notre tour.

La musique n’est peut-être pas notre première préoccupation en ce moment, mais elle demeure l’un des outils les plus puissants à notre disposition pour nous aider à passer au travers de cette crise. Nos créateurs puiseront au plus profond de leur âme pour comprendre et exprimer les émotions brutes que nous ressentons durant cette période d’intense incertitude.

L’histoire nous démontre que, même si cela peut paraître contre-intuitif, les arts s’épanouissent en temps de crise. Que ce soit catastrophes ou guerres, de nouvelles formes et œuvres d’art émergent presque toujours et de manière surprenante. Je souhaite et prévois que les créateurs de musique trouveront leur muse encore plus que d’ordinaire et s’exprimeront grâce à leur art.

La musique d’ici a une grande valeur et c’est un joyau d’une valeur inestimable. Pour chacun d’entre nous, d’abord, mais pour le monde entier, de plus en plus.

Écoutez de la musique. Encore et encore. Continuons tous à l’écouter encore et encore.

Eric Baptiste est le chef de la direction de la SOCAN, la plus importante organisation de l’écosystème musical canadien. La SOCAN représente les droits de près de 170 000 auteurs, compositeurs et éditeurs de musique ainsi que des artistes visuels.



Il y a à peine trois ans que le duo cubano-canadien OKAN — composé de la percussionniste Magdelys Savigne et de la chanteuse et violoniste Elizabeth Rodríguez — est arrivé sur la scène musicale et, dans ce bref laps de temps, elles ont lancé le EP Laberinto, qui a remporté un Independent Music Award, ainsi que l’album Sombras, en nomination aux JUNO 2020, en plus de remporter un JUNO pour leur travail avec Battle of Santiago. Elles lanceront cet été leur deuxième album intitulé Espiral.

Elles sont toutes deux nées et ont grandi à Cuba et étudié à la même université — Rodríguez savait qui Savigne était étant donné qu’elle était l’une des très rares femmes percussionnistes, à l’époque —, mais ce n’est qu’après s’être toutes deux installées à Toronto et avoir collaboré avec Jane Bunnett dans son groupe entièrement composé de femmes, Maqueque, qu’elles sont devenues des amies et collaboratrices. Elles s’affairent depuis à marier le traditionnel et le moderne, les rythmes cubains et les influences occidentales, l’Afrobeat et le jazz, pour créer un son qui gagne de plus en plus de cœurs.

« Je viens d’une ville très traditionnelle — Santiago de Cuba », explique Savigne. « J’ai grandi au son des ballades et de la vieille musique cubaine traditionnelle. Des compositeurs et chanteurs comme Beny Moré, Celia Cruz et Oscar de Leon sont toute mon enfance. Pas de musique pour les enfants — juste des ballades de l’ancien temps. »

“On ne peut pas forcer l’autre à penser comme nous ou à écrire comme nous.”—Magdelys Savigne d’OKAN

Quant à Rodríguez, qui a grandi à La Havane, elle a été bercée par des artistes cubains classiques comme Benny Morea tout en embrassant aussi la salsa et des artistes plus controversés comme le chanteur Willy Chireno, établi à Miami. « Il était complètement interdit à Cuba », explique Rodriguez. « Il chantait des chansons qui parlent de la libération de Cuba et du communisme. Il fallait que je les écoute vraiment tout bas. » Toutes les deux ont vécu le même genre de tabou musical lorsque venait le temps d’écouter de la musique pop occidentale comme AC/DC ou Madonna.

Leurs créations abordent des thèmes comme les ancêtres, l’immigration, l’amour, les peines d’amour et le climat politique de Cuba. « Nous sommes Cubaines et nous voulons partager notre Cuba, pas le Cuba qu’on nous montre toujours », confie Savigne. Elle affirme qu’en tant que Néo-Canadiennes, ils ont puisé leur inspiration dans la diversité culturelle et musicale qu’elles ont trouvée à Toronto. « C’est impossible de ne pas être influencé par cette ville », affirme Rodriguez. « Des pièces comme “Quick Stop” mettent en vedette mes influences bluegrass et “violoneux” et plus de rythmes turcs. “1000 Palabras” partage notre patrimoine espagnol. Sur “Mas que nada”, ont illustre nos ressemblances avec et notre amour de la culture brésilienne. »

Pour elles, la composition et l’écriture à deux sont possibles en laissant la place aux deux voix, y compris leurs différentes influences et idées, afin qu’elles s’expriment naturellement, peu importe à quel point elles peuvent initialement sembler contradictoires. « On ne peut pas forcer l’autre à penser comme nous ou à écrire comme nous. Il faut trouver cette mince ligne qui nous permet de combiner nos deux mondes dans le plus grand respect. On partage toutes les chansons », confie Savigne. « Elizabeth m’aide avec les textes, quand j’en ai besoin, et moi je l’aide avec les arrangements et les progressions d’accords. On débat longuement et quand on fini par en avoir une image claire, on la partage avec nos musiciens. Plus on joue une chanson, plus elle s’améliore, jusqu’à ce qu’on la considère comme finale. »

Le choix des instruments est essentiel au chapitre de la composition et de l’écriture pour ces deux polyinstrumentistes. « Elizabeth utilise le piano la plupart du temps. C’est un instrument très complet et l’outil idéal pour la composition. J’utilise parfois mes percussions, particulièrement le batá pour des rythmes que je peux utiliser dans différentes pièces. »

« Je compose habituellement très tard le soir », confie Rodríguez. « J’aime le silence de la nuit pour cette raison.  Mags [le surnom de Savigne] est plutôt une personne de jour. Elle a une idée folle pour une chanson, et soudainement elle est écrite — imprimée et prête à partir. Ensuite, elle me pousse à écrire des paroles si elle en a besoin. »

Même si elles trouvent que l’union créative fait leur force, le conseil qu’elles ont pour les artistes solo est de toujours respecter leur propre voix, d’embrasser les commentaires des autres et, par-dessus tout, de garder espoir.

« Il faut essayer, essayer et ressayer, sans relâche », dit Rodríguez. « Le résultat n’est peut-être pas parfait du premier coup, mais ça ouvre la porte à un résultat différent à chaque essai. Il ne faut jamais baisser les bras. »