Après quatre rigoureuses années sur la route et un cœur brisé, l’auteure-compositrice-interprète Serena Ryder était épuisée, physiquement et mentalement. En 2014, elle décide de s’installer à Los Angeles avec comme seuls plans de prendre ses distances de la musique pour un certain temps. Alors âgée de 31 ans, la jeune femme qui a ouvertement et publiquement eu maille à partir avec la dépression auparavant a pris une pause, histoire de se reposer, de se ressourcer et de prendre ça mollo à la plage.

« J’étais en processus de séparation et l’hiver arrivait à grands pas », explique Serena Ryder. « Tout ce que je voulais, c’était de ressentir la chaleur du soleil sur mon visage et dans mon cœur. »

L’océan l’a toujours attirée, alors Los Angeles semblait aller de soi comme havre de paix. Il lui a fallu presque une année entière « pour me reprendre en main », avoue-t-elle. Ce n’est que lorsque Serena a commencé à redevenir elle-même que le désir de créer s’est de nouveau manifesté. Au fil du temps, la vie sur la côte ouest et de nombreux nouveaux collaborateurs ont fini par déboucher sur plusieurs ébauches qui venaient petit à petit combler le canevas de l’album qui ferait suite à Harmony (2012), qui avait été récompensé d’un prix JUNO. Utopia doit paraître en novembre 2016 et bien que sa liste de pièces finale ne soit pas encore coulée dans le béton, Serena Ryder a enregistré plus d’une cinquantaine de chansons pour ce disque.

Sir Thomas More a inventé le mot « utopie » pour son livre du même titre paru en 1516 où il est question d’une société insulaire fictive quelque part dans l’océan Atlantique, et le terme, au fil de l’usage, a fini par signifier un endroit ou un état de fait idéal ou tout est parfait. Mais pour l’artiste, utopie a un tout autre sens. « Le titre de l’album est inspiré de la légende autochtone des deux loups », explique-t-elle. « C’est une ancienne parabole sur la lutte qui fait rage au cœur de tous les humains. Das cette parabole, il y a deux loups, un loup sombre et un loup clair. Un aîné raconte cette histoire à sa petite-fille qui lui demande : “s’il y a un combat entre les deux loups, lequel des deux l’emportera??” L’aîné lui répond : “Celui que tu nourris.” »

« Pour ce disque, j’ai décidé qu’il était important de nourrir les deux loups. En nourrissant les deux loups, on devrait en principe atteindre l’utopie… C’est mon rêve, à tout le moins. Tout le monde cherche un équilibre. Pour moi, l’utopie c’est cet équilibre. »

« La création est quelque chose de si éthéré pour moi. J’écris de manière purement intuitive et émotive. »

Serena Ryder

Lauréate de six prix JUNO et deux prix SOCAN, Serena Ryder croit que c’est surtout grâce à ses agents de Pandyamonium et sa maison de disques, Universal, qu’elle parvient à atteindre cet équilibre : personne n’a exercé quelque pression que ce soit pour qu’elle livre de nouvelles chansons dans un délai déterminé. Ainsi, ne pas avoir à se conformer à un horaire strict a joué en sa faveur, artistiquement?; cela a permis aux chansons sur Utopia de voir le jour naturellement, à leur rythme.

« Je suis privilégiée en ce sens, dit-elle, parce que beaucoup d’artistes ont à peine terminé la création d’un album qu’ils ressentent déjà la pression de créer le prochain. C’est comme avoir un enfant d’à peine deux ans et on vous dit “Allez, c’est le temps de faire un autre enfant?!” J’ai été chanceuse d’avoir le temps de vivre un peu entre les deux. Ce temps m’a permis de créer un album avec plus de variété, un arc dramatique, de l’ampleur et une profondeur émotionnelle. »

Et est-ce que sa séparation a joué un rôle dans la création de ces nouvelles chansons??

« Tout ce que je vis se retrouve dans ma musique », répond-elle tout simplement. « Je n’ai pas ouvertement écrit au sujet de ma séparation. J’écrivais au sujet de ma relation avec moi-même… Ce genre de chanson aura nécessairement un impact sur toutes vos relations suivantes. »

« Got Your Number », le premier simple tiré de Utopia est une chanson aussi entrainante qu’irrésistible née d’un de ces après-midi Angeleno. Ryder relaxait chez elle en compagnie de quelques amis. Elle a installé sa batterie dans le salon et a commencé à jouer un « groove ». « J’essaie toujours de créer des chansons qui donnent envie aux gens de bouger et de ressentir le “beat” », confie l’artiste. « Je jouais de la batterie, à la recherche de la bonne “vibe”. Dans ma tête, je voyais cette scène à La Nouvelle-Orléans, des gens qui dansent dans la rue en jouant des percussions et des cuivres, et je me suis mise à rapper. »

D’ordinaire, Serena Ryder commence la création d’une chanson à partir d’une mélodie, mais pour celle-ci, c’est le « groove » de la batterie qui est devenu sa muse. « J’ai commencé à débiter un tas de mots », se souvient-elle. « C’est arrivé de manière très naturelle. Mes amis [auteurs-compositeurs] Derek [Furnham] et Todd [Clark] étaient là et notaient tout ce que disait. J’aime ce genre de situation ou les mots et la mélodie me viennent et des gens autour de moi notent tout. Ce fut une séance de création très inspirante, et je crois sincèrement que toute cette belle énergie se sent dans la chanson. »

Utopia était également l’occasion de trouver de nouveaux partenaires de création, notamment l’auteure-compositrice professionnelle, membre de la SOCAN et lauréate de nombreux prix, Simon Wilcox, qui est devenue l’une des « meilleures amies du monde entier » de Serena. C’est la claviériste de Ryder, Hill Kourkoutis, qui les a présentées, et elle créent souvent ensemble, depuis, en plus de simplement passer du temps ensemble ou faire du yoga. Plus de la moitié des chansons sur cet album ont été coécrites avec Wilcox et un autre très réputé auteur-compositeur membre de la SOCAN, Tawgs Salter.

« J’aime quand les gens se font votre miroir », avoue Serena Ryder. « Les gens travaillent mieux lorsqu’ils collaborent. En tout cas, c’est mon expérience. Certaines personnes travaillent mieux en solo. Peut-être que je vais essayer ça pour mon prochain album. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais pour ce disque, le sens de la communauté m’apparaissait très important. »

« J’aime travailler avec des gens qui sont le contraire de qui je suis », explique-t-elle. « Tawgs connaît la théorie musicale et sait se servir d’un ordinateur et comment enregistrer une chanson, et c’est ce qui s’est passé pour ce disque. J’ai écrit la plupart des paroles et des mélodies, et ensuite un réalisateur ou un auteur prenait les choses en main et y ajoutait l’aspect théorique. »

Même si 50 pour cent des chansons sur Utopia ont été créées durant son séjour à L.A., les autres l’ont été un peu partout sur la planète, notamment à Nashville, Londres, en Australie et à Toronto. Un des nouveaux partenaires de création que Ryder a rencontré au Royaume-Uni est John Grant. « C’est avec lui que j’ai écrit “Killing Time” », confie l’artiste. « J’ai adoré travailler avec John et je l’ai fait venir à Toronto quelques semaines plus tard, et nous avons composé une autre chanson intitulée “Back to Me”. » Une autre de ces rencontres fut celle avec Colin MacDonald du groupe The Trews, qui est même devenu son fiancé.

Mais peu importe où elle crée, on est en droit de se demander si Serena Ryder a une formule pour écrire des chansons. Nous lui avons demandé si, à l’instar de Chip Taylor, récemment intronisé au Panthéon américain des auteurs-compositeurs, elle a des frissons lorsqu’elle sait qu’une chanson a ce qu’il faut.

« Ça dépend », dit-elle. « La création est quelque chose de si éthéré pour moi. J’écris de manière purement intuitive et émotive. Lorsque Chip évoque ces frissons, ça m’arrive parfois… J’ai parfois des mélodies dans la tête, tandis que d’autres fois, quelqu’un va dire quelque chose qui me lance sur une tout autre piste. »

Ryder compare cet instant avant qu’une idée germe en elle à un artiste qui contemple un canevas vierge. « Lorsque vous êtes devant ce canevas vierge, il y a une invitation à prendre n’importe quelle couleur qui vous plaît et de l’appliquer. Je m’amuse avec une mélodie comme si c’était une de mes couleurs préférées… Je songe au goût de cette couleur sur ma langue, à quel mot évoque un son, puis je note ce mot et me questionne sur le sens qu’il a pour moi… Quand je suis dans cet état, je suis vraiment comme un enfant de la maternelle qui joue avec ses couleurs préférées. »



AliochaOn l’a vu émerger à l’automne dernier avec un premier EP comme une carte de visite engageante, mais pas tout à fait parachevée. Pour être franche, la même impression m’avait gagnée au concert d’Aliocha lors du M pour Montréal en novembre dernier. On était devant un mélange de candeur sympathique et de plaisir évident, mais le projet demeurait encore un peu vert.

Aliocha s’apprête à lancer son premier album complet. En peu de temps, sa proposition musicale a mûri. Les idées sont mieux synthétisées et les chansons, cousues par un même fil, moins disparates. On prend un réel plaisir à réécouter les chansons folks sous forte influence Dylan (Flash In The Pan en particulier) d’Eleven Songs.

Aliocha revient d’Europe, où il reçoit un bel accueil. En plus de son contrat avec Audiogram, le jeune auteur-compositeur montréalais né en France a signé avec l’étiquette française PIAS. Il rentre tout juste du festival The Great Escape à Brighton en Angleterre.

« On a fait beaucoup de chemin au cours de la dernière année, j’ai pris de l’expérience depuis mon premier vrai concert en mars 2016. Ensuite, j’ai enfilé 15 premières parties pour Charlotte Cardin. Au début, je me la jouais mystérieux… Maintenant mon approche est plus simple et naturelle, et mes chansons ont évolué au fil des concerts. »

Pour toucher le cœur des gens, Aliocha – qu’on a pu voir au cinéma dans Le Journal d’Aurélie Laflamme 1 et 2, Bon cop bad cop, Ville-Marie et à la télé dans Feux et Les jeunes loups – a dû se départir de ses réflexes de comédien. « Au début, j’essayais de livrer une performance, j’avais trop de contrôle. J’ai appris à m’abandonner, à laisser davantage de place à la musique et à l’imprévu. Je me suis dévoilé au public, mais aussi à moi-même, parce que je ne savais pas comment j’allais réagir. »

« Plusieurs m’ont approché et m’ont fait des offres. Tous semblaient connaître, encore plus que moi, la direction à prendre. »

La musique est entrée tôt dans la vie d’Aliocha. Il se souvient de road trips familiaux avec Cat Stevens et Neil Young en trame musicale. Vers l’âge de 10 ans, il s’inscrit à des cours de chant pour suivre les traces de son grand frère. Quelques années plus tard, il s’intéresse à la guitare. « Je jouais en solo, de façon assez confidentielle, dans ma chambre et pour mes amis. » Jusqu’à ce qu’un jour, dans un café, Aliocha fasse connaissance avec un certain Jean Leloup. Ce dernier le prend sous son aile et l’invite à jammer avec les Lasts Assassins. « Jean m’a enseigné l’importance d’avoir des musiciens pour faire éclore le projet. » Le jam est devenu une séance d’enregistrement de 8 maquettes, qui lui ont permis de trouver une maison de disque et un contrat. Généreux Leloup.

Une autre rencontre marquante fut celle avec le réalisateur Samy Osta (La Femme, Feu! Chatterton), avec qui Aliocha partage de nombreuses références musicales : The Band, Beck, Lennon. « Plusieurs m’ont approché et m’ont fait des offres. Tous semblaient connaître, encore plus que moi, la direction à prendre. Puis Samy est entré dans ma vie, il a pris le temps de venir à Montréal pour apprendre à me connaître. On a longuement échangé avant de plonger. Au début, on ne savait pas exactement où on voulait aller, mais très vite on a vu qu’on avait les mêmes albums phares. Ensuite on a travaillé en binôme dans des studios à Paris et Göteborg en Suède. »

Les deux complices ont enregistré sur bandes avec des guitares vintages et trouvé ce son à la fois moderne et rétro qui dans les meilleurs moments donne des petits bijoux comme Sarah.

La troisième bonne étoile d’Aliocha est celle qui brille le plus fort, celle à qui l’album est dédié : son grand-frère Vadim, décédé tragiquement lors d’un accident de voiture. « C’est lui qui m’a fait découvrir la musique. J’ai perdu mon frère Vadim en 2003, alors que j’avais 10 ans, et c’est ce qui m’a poussé à chanter. Mes premières chansons (Milky Way, As Good As You) sont déguisées en chansons d’amour, mais en vérité elles lui sont destinées.

I just can’t believe that you care for me
You know I want to be moved
By the music that has moved you
Talking about your sunny soul,
You know I’ll never be
As good as you…
Everyone, look at the sun

— As Good As You

C’est désormais au côté de son frère Volodia, batteur dans son groupe, sous les clics de l’appareil photo d’un autre frère, le cadet Vassili – trois têtes blondes bouclées au profil semblable –, qu’Aliocha poursuit devant nos yeux son aventure musicale.

Parution de l’album chez Audiogram le 2 juin
En spectacle au FIJM les 29 et 30 juin au Savoy du Métropolis

 



Shawn JobimOriginaire de Saint-Raymond au Québec, là où il a fait tout son cursus primaire en anglais, Shawn Jobin s’est installé à Saskatoon en pleine adolescence et y a terminé son secondaire… en français. « Ma vie est à contre-courant ! », admet-il avec une certaine fierté.

Au lieu de se laisser abattre, l’artiste a su tirer profit de sa singularité culturelle. Après la parution de son EP Tu m’auras pas, sur lequel il abordait les enjeux linguistiques de sa province, il a raflé plusieurs prix au festival québécois Vue sur la relève en 2014, puis a été nommé découverte de l’Ouest canadien au gala des prix Trille Or l’année suivante.

Depuis, celui qui habite toujours à Saskatoon en a fait du chemin. Sans renier entièrement son œuvre embryonnaire de 2013, le rappeur a tenu à s’en dissocier formellement durant la création d’Éléphant. « Je ne voulais pas d’un album rap engagé moralisateur », dit-il, on ne peut plus clair. « Ça fait dix ans que mon quotidien, c’est de me battre pour mes droits, d’essayer de prendre ma place en tant que francophone. À un moment donné, j’ai tout simplement eu envie de refléter autre chose dans ma musique. »

La tâche n’a toutefois pas été de tout repos. De connivence avec son acolyte Mario Lepage, membre du groupe indie rock saskatchewanais Ponteix, Shawn Jobin a défriché moult avenues sonores sur une période de plus de deux ans. « Le processus a été long, car on l’apprenait en même temps, explique-t-il. On est des bons amis dans la vie, et je crois que ça a déteint sur notre créativité, car on aime bien se challenger constamment. Surtout, on voulait se permettre pas mal n’importe quoi, vu qu’on est en début de carrière et que personne n’a vraiment d’attentes envers nous. »

À la fois teinté de jazz, de soul, d’électro et de musique expérimentale, Éléphant surprend dans sa manière décontractée et éclatée d’amarrer ambiances mystérieuses et rythmes saisissants, parfois déconstruits, sinon carrément chaotiques.

Au milieu de cet album somme toute chargé se trouve l’exploration pop house Danse ta vie, l’un des exemples les plus probants de l’ouverture musicale qui caractérise la chimie du duo. « À la base, c’était une chanson plus brute à la Beastie Boys, mais une fois rendus en studio, Sonny Black nous a fait remarquer qu’on avait la possibilité de l’emmener ailleurs », raconte-t-il, à propos de celui qui a enregistré, mixé et masterisé l’album. « On a décidé d’arrêter la session, et le soir même, on est retournés en pré-prod. C’est là qu’on a trouvé la mélodie principale. »

« J’ai voulu aussi éviter de faire la morale aux gens, en restant dans l’imagé, dans le senti. »

À l’opposé, une obscurité inquiétante se dégage du premier extrait Fou, qu’amplifient le flow ressenti et le texte désenchanté du rappeur. Diagnostiqué d’un trouble d’anxiété il y a quelques années, Shawn Jobin y expose ses angoisses. « C’est une chanson qui peut paraître lourde prise comme ça, mais une fois mise en relation avec les autres de l’album, on peut en retirer quelque chose de plus large. D’ailleurs, l’album dresse un portrait de l’anxiété au quotidien : il y a certaines journées où tout est trash et d’autres où tout va bien », observe-t-il.

Les instants lumineux sont donc au rendez-vous. S’il met le doigt sur ses troubles mentaux en pointant « l’éléphant dans la pièce » sur plusieurs chansons, le Fransaskois apprend aussi à l’apprivoiser : « Je me suis donné comme responsabilité d’attacher un message d’espoir à mon récit pour éviter que ça sonne comme si je m’apitoyais sur mon sort. J’ai voulu aussi éviter de faire la morale aux gens, en restant dans l’imagé, dans le senti. »

Se disant libéré d’un poids immense depuis la sortie de l’album, il continue de vivre avec de nombreux doutes et de se questionner sur la façon dont son œuvre sera perçue. « Je me demande si les gens vont comprendre ou bien s’ils vont penser que j’utilise mon problème pour me rendre intéressant », confie-t-il. « Pour moi, une chose est claire : là j’en parle, mais après ça, je passe à autre chose. C’est ce genre de mentalité que je veux garder tout au long de ma carrière. »