Vendredi soir frisquet d’octobre au Musi-Café de Lac-Mégantic, où se trouve l’auteur de ces lignes, qui se surprend à se lever d’un bond, quand le trio chansonnier qui occupe la scène – un guitariste-chanteur habillé comme Slash, une percussionniste assise sur un cajón et un saxophoniste sapé comme un dandy ou un sans-abri – entonne les premières notes d’Awikatchikaen des Cowboys Fringants (tiré de l’album Motel Capri, 2000).

Et l’auteur de ces lignes de constater, avec une irrépressible euphorie, qu’il se souvient de chacun des mots de ce texte pourtant opaque et absurde. Même s’il n’a pas écouté cette chanson depuis au moins un siècle, elle figure sans doute toujours au sommet du palmarès des chansons qu’il a le plus écouté de sa vie, tellement il l’a écoutée souvent pendant son adolescence, survenue au même moment où les Cowboys Fringants devenaient avec la parution de Break syndical (2002) le groupe d’une génération. Une génération qui avait enfin l’impression que la musique québécoise ne s’adressait pas qu’à ses parents.

Autre surprise, un peu plus tard en soirée, quand le trio entonne Marine marchande, chanson beaucoup plus récente des Cowboys Fringants (tiré de l’album Octobre, 2015), que tout le bar reprend en chœur. Non seulement les chansons anciennes du quatuor ont-elles été assimilées par le répertoire chansonnier, certaines de ses chansons nouvelles connaissaient aussi, près de vingt-cinq ans après sa fondation, cette ultime consécration populaire

Au bout du fil, Jean-François Pauzé, créateur de ces classiques, étouffe un petit rire alors qu’on lui déballe cette anecdote. « On a même un band hommage! » lance le guitariste, en évoquant La Grand-Messe, « l’ultime hommage aux Cowboys Fringants ». « Je pense qu’ils tournent plus que nous autres! Des fois, je me fais taguer sur Facebook dans des vidéos du groupe et c’est assez hallucinant de voir des spectateurs de 18, 19 ans qui chantent Impala Blues, Banlieue ou d’autres chansons que je serais moi-même pas capable de chanter. »

Quelques refrains fédérateurs issus du nouvel album des Cowboys Fringants, Les antipodes, pourraient bien connaître le même sort heureux. Si on avait à mettre un vieux deux sur l’une d’entre elles? On miserait tout sur l’hymne historico-éthylique aux joies du whisky La traversée (de l’Atlantique en 1774). Voici, d’ici là, le compte-rendu d’une longue entrevue avec le principal auteur-compositeur de la formation, inspirée par la parution de son dixième disque.

Je suis toujours amusé quand on décrit les Cowboys comme un groupe de rêveurs, alors que plusieurs de vos chansons les plus politiques – Le gars d’la compagnie, En berne, La manifestation – ont quelque chose de très cynique. Le premier extrait des Antipodes, L’Amérique pleure, a aussi quelque chose d’assez résigné. Est-ce que t’es réellement cynique ou tu utilises le cynisme pour nous brasser la cage?
« Il a un côté cynique, oui, chez les Cowboys. Je le suis moi-même pas mal, ma blonde me le dit souvent. Mais on essaie surtout de dépeindre la société de la façon la plus objective possible, et c’est pas tout le temps un beau monde dans lequel on vit. Oui, il y a des textes plus lourds, dénonciateurs, pamphlétaires, mais il y a la contrepartie de notre humour, et de notre engagement environnemental [avec la Fondation Cowboys Fringants] On a planté un million d’arbres depuis 2006, on y croit encore qu’il peut y avoir du changement, que les choses puissent être réparées. »

Ça m’étonne quand même à chaque fois quand j’entends des gens chanter La manifestation…dans des manifestations. On dirait que c’est pas tout le monde qui s’est rendu à la fin de la chanson!
[Jean-François rit.] « Ça, c’est génial! Mais c’est correct aussi de l’écouter au premier degré et ne pas voir le côté sarcastique. »

Au tout dernier Gala de l’ADISQ, Bleu Jeans Bleu remportait le Félix du groupe de l’année. Bleu Jean Bleu a en commun avec vous d’avoir été, au départ, un groupe de country parodique. Les Trois Accords ont aussi des chansons du genre dans leur répertoire des débuts. Pourquoi, selon toi, est-ce que chaque génération a son groupe de country parodique?
« Je pense qu’il y a peut-être un amour pas assumé pour le country qui dort en chaque Québécois. On aime tous le country, sans tous se l’avouer. C’est un peu simpliste comme théorie, mais je pense qu’on a tous ça dans nos veines, les Québécois, mais que comme on ne l’assume pas tout le temps, on le fait avec humour. Et c’est resté: notre musique est toujours teintée de folk et de country, comme dans L’Amérique pleure. On l’assume vraiment plus aujourd’hui. »

On sent depuis votre précédent album une influence de plus en plus marquée de groupe folk-punk celtique comme les Pogues.
« On reste dans la grande famille du folklore, mais c’est sûr que pour changer la donne, c’est cool de visiter d’autres folklores. Le truc celtique, breton, irlandais, c’est des choses qui nous branchent un peu plus récemment que le folklore québécois de tapages de pieds qu’on a beaucoup exploité par le passé. The Pogues, Dropkick Murphys, ça a beaucoup joué dans le tour bus. »

Trouves-tu comme moi qu’on ne dit pas assez que Karl Tremblay est un grand chanteur?
« Karl, c’est un grand interprète et c’est surtout quelqu’un d’une grande sensibilité. Il réussit toujours à se mettre dans la peau du personnage, à viser juste dans son interprétation. Et il s’est toujours amélioré. On s’entend qu’il chantait du nez en 1999! Faut dire qu’il a beaucoup travaillé et que sa voix est moins adolescente. Il a maintenant une voix d’homme mature, une voix rassurante. C’est ce que le chef de l’OSM, Simon Leclerc, disait quand on a joué avec eux: Karl a un timbre de voix particulier, très chaleureux. Et c’est surtout un crowd pleaser, un grand meneur de foule. Une ou deux petites bières et Karl est lancé. Il sait quoi faire avec un public. »

Plus rien sonnait en 2004 comme une chanson alarmiste, ridiculement catastrophiste. Le consensus scientifique autour de l’impact des changements climatiques lui donne de plus en plus l’allure d’une vision juste de l’avenir.
« C’est drôle parce que je l’ai écrite assez vite. Il nous manquait une chanson pour La Grand-Messe. Je m’étais mis à gosser avec un beat rudimentaire sur un beat box, mais je ne savais pas que ce beat-là resterait, et je ne savais pas non plus de quoi ça allait parler.  Puis je suis allé voir avec Jérôme Dupras [bassiste] une conférence d’Hubert Reeves à Sainte-Thérèse dans laquelle il disait que la prochaine extinction pourrait être celle de l’homme, et que ce serait la première extinction créée par l’homme plutôt que par un cataclysme naturel… Moi, je crois qu’il y encore de l’espoir. Le problème n’est pas encore tangible, mais à mesure qu’il va le devenir, je pense que les gens vont se réveiller et que les politiciens vont entrer dans la danse avec des mesures concrètes. »

Hubert Reeves lui-même dit qu’il y encore de l’espoir…
« Sans comparer Jérôme Dupras à Hubert Reeves, lui aussi croit qu’on a encore du temps, qu’il y a de quoi à faire pour renverser la vapeur. [Jérôme Dupras est professeur au Département des sciences naturelles de l’UQO et chercheur à l’Institut des sciences de la forêt tempérée]. Quand t’es à côté d’un personnage comme ça dans ton propre groupe, et qu’il te dit ça, ça aide à garder espoir. »

« C’est cool de faire un gros disque ou de recevoir des prix, mais j’ai toujours vu la durée comme le truc le plus inaccessible. »

J’ai été surpris les dernières fois que je vous ai vus en spectacle de constater que vous pigez encore dans l’ensemble de votre répertoire. Comment vous construisez un setlist?
« Quand on débute une tournée, on joue le maximum de nouvelles chansons, puis après une dizaine de concerts, ça s’épure naturellement quand on constate qu’il y a des chansons qui lèvent moins. On a une banque de quinze, vingt, vingt-cinq incontournables dans laquelle on pige sept, huit chansons chaque soir. Ça nous permet de ne pas faire le même show deux fois. Et puis parmi nos 130 chansons, on peut aussi piger des trucs plus obscurs. Quand une personne a pris la peine de faire une grosse pancarte avec des dessins, on joue sa demande spéciale. Ça fait plaisir à sept personnes dans la salle pis ça nous fait plaisir aussi. Une chance qu’on a notre juke-box sur deux pattes, Karl, qui se rappelle de toutes les paroles de toutes nos chansons, au moins de façon fragmentaire. En fait, il se trompe plus souvent dans les nouvelles tounes que dans les vieilles! »

C’est pas un peu étrange que tu n’aies jamais été même nommé dans la catégorie Auteur ou compositeur de l’année au Gala de l’ADISQ?
« C’est cool de faire un gros disque ou de recevoir des prix, mais j’ai toujours vu la durée comme le truc le plus inaccessible. C’est ce qui me rend le plus fier, de ne pas avoir été un feu de paille. C’est ce qui me motive le plus. J’aimerais être encore là après 35, 40 ans, comme un Michel Rivard. Sinon, moi, je sais ce que je vaux. Je sais que lorsque je fais une chanson, je la travaille longtemps, que c’est ciselé, que le piétage est parfait, que j’essaie d’avoir des rimes riches. Je sais que je travaille fort. »

J’entends dans la chanson Sur mon épaule une sorte de suite aux Étoiles filantes. Même si tu écris qu’« au fond rien n’a de sens », j’ai l’impression que ce que cette chanson-là dit, c’est que la seule chose qui en a, du sens, c’est les liens qui nous unissent aux autres.
« C’est sûr que mon port d’attache, c’est ma famille, les gens qui m’entourent. C’est ça qui me sauve, dans la vie. »

Est-ce que ça t’est souvent arrivé d’entendre un chansonnier interpréter une de vos chansons?
« Ça arrive moins souvent maintenant, comme on sort moins dans les bars qu’avant, après les spectacles. Mais on dirait que j’ai la faculté de déclencher des tounes des Cowboys quand j’entre dans un magasin. On dirait qu’à chaque fois que je suis dans un magasin, c’est une toune des Cowboys qui joue et la personne à la caisse n’a aucune idée que je suis dans les Cowboys, même si moi, j’ai un sourire en coin. »