Stephen « Koz » Kozmeniuk est derrière certains des plus grands succès pop de la dernière décennie grâce à son travail avec Dermot Kennedy et Dua Lipa, et ses productions pour la chanteuse lui ont valu trois nominations aux GRAMMYS® en 2021. Il a également participé à la production de la pièce « The Blacker the Berry » sur l’incontournable album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar paru en 2016 et il collabore fréquemment avec un autre producteur-vedette, Boi-1da. Il compte également parmi ses crédits de production des chansons enregistrées et lancées par Nicki Minaj (« Up in Flame ») et The Game (« Jesus Piece » mettant en vedette Kanye West et Common). En 2022, il a remporté le Prix SOCAN de l’auteur-compositeur de l’année – producteur.

Koz a connu la machine à fabriquer des stars de l’intérieur, et maintenant, il veut en sortir.

« Je me sens comme un “outsider” dans le complexe pop-industriel, et c’est une machine complètement “fuckée” », affirme le natif de Whitehorse depuis sa résidence à Toronto. « Je vois comment elle enroule ses tentacules autour des gens et comment ils pensent qu’ils sont obligés de travailler. C’est fondamentalement pas correct, à mes yeux. »

Il entend par ça les exigences imposées aux artistes, aux auteurs-compositeurs et aux producteurs à l’ère des statistiques de diffusion en continu et des réseaux sociaux, de la contrainte de produire sans cesse du « contenu » pour un système qui est de plus en plus transactionnel : publications « boostés », robots de diffusion en continu, etc. tout ça, c’est avant même qu’on prenne en considération les effets potentiels de l’intelligence artificielle sur l’industrie de la musique.

Tout ça, selon lui, « explique pourquoi les gens se foutent de la musique. Je trouve évident que les gens qui l’écoutent s’en foutent, et les gens qui la font s’en foutent tout autant », croit le musicien de 41 ans. « Je ne sais même pas si la gens dans les maisons de disques aiment la musique. Évidemment qu’il y a des passionnés de musique qui font des choses extraordinaires, mais le système en tant que tel pousse les gens à pratiquement détester la musique. »

Le plus récent projet de Koz est son travail avec The Flints, des jumeaux identiques de Manchester qui font de la musique dans la veine du groupe français Phoenix. « Ils ont tout pour plaire : des chanteurs hors pair, des musiciens virtuoses, et ils sont hyper cools », dit-il. « En spectacle ils sont incroyables. Ils travaillent plus fort que n’importe qui. C’était tellement génial, je me demandais comment personne d’autre n’avait vu ça. » The Flints a lancé une série de simples et de EP, mais ils ne sont pas sous contrat avec une maison de disques. Koz, lui, pense qu’ils ne devraient même pas essayer de l’être. « Ça peut aider », dit-il, « mais j’ai aussi vu des cas – plus souvent qu’autrement – où c’est une vraie nuisance. À un point où tu ne peux même plus lancer de musique. »

La carrière de Kozmeniuk a commencé dans un groupe qui s’appelait Boy qui a été accueilli dans l’écurie Maple Music en 2004 et qui a assuré la première partie de plusieurs groupes marquants de leur époque comme Broken Social Scene et The Dears. C’est après avoir regardé Win Butler et Arcade Fire jouer au Japon que Kozmeniuk a réalisé qu’il n’était pas fait pour ce rôle. « Ça m’a joué dans le cerveau », dit-il en riant. « Il était très confiant, moi je ne l’étais pas du tout. Si la confiance en soi ne te sort pas par les pores de la peau, ne fais pas ce métier. J’ai appris une bonne leçon. » Il a commencé à écrire des « jingles » publicitaires puis s’est payé un billet d’avion vers la Suède pour travailler dans la très compétitive industrie musicale de ce pays.

The Flints, Different Drum, Koz, Stephen Kozmeniuk

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C’est là qu’il a réalisé qu’il avait un gros avantage sur les autres créateurs, producteurs et ingénieurs : Koz sait jouer plusieurs instruments. « Y a plein de producteurs qui ne jouent de rien », dit-il. « Ils savent programmer des “beats”, c’est bien, mais c’est ça qui est ça. N’empêche, c’est fou d’arriver dans un studio plein de gens au sommet de leur art, mais personne ne sait jouer une seule note. Ça devrait être un prérequis pour pouvoir entrer dans un studio. » Il faut avouer que plein de producteurs légendaires le sont seulement parce qu’ils avaient l’oreille. « Absolument, 100 % d’accord », dit-il. « Prends des gars comme Clive Davis. Je ne suis même pas sûr si Jimmy Iovine sait jouer d’un instrument. Rick Rubin il prend ça cool, il s’installe et “peace out”. J’ai déjà été en studio avec lui brièvement : il est arrivé, a écrit quelques instructions et est reparti. Pour moi, jouer de la musique est la seule partie amusante de ce métier. »

Koz est rentré à Toronto en 2010 par amour, mais aussi parce que son visa de travail était échu. New York ou L. A. n’était pas une option pour un gars qui a grandi dans une bourgade de 20 000 personnes dans le Nord, même s’il venait tout juste de décrocher son premier gros contrat grâce à un crédit de coécriture d’une des chansons de l’album MDNA de Madonna. « Les 10 ou 15 premières fois que je suis allé à L.A., ç’a été certains des moments les plus sombres de ma vie », confie-t-il.

Mais Toronto était loin d’être une retraite. C’est en 2012 qu’il aura son premier « hit » radio avec « Kiss Goodnight » de Tyler Shaw. Qui plus est, c’était le début de l’ère Drake/Weeknd et la ville devenait rapidement une plaque tournante internationale pour la les auteurs-compositeurs et les producteurs pop. C’est pour cette raison que Dua Lipa a débarqué à Toronto pour faire la connaissance de Koz, et ils ont immédiatement cliqué. La première chanson qu’ils ont créée ensemble, « Last Dance », est devenue un véritable gabarit pour le reste de sa carrière.

« Sa voix est tellement unique », croit le producteur. « Tu sais que c’est elle quand tu l’entends. Même chose avec Drake et The Weeknd, c’est comme une empreinte digitale sonore. Sur « Levitating » [le simple de Dua Lipa paru en 2020], la voix que t’entends, c’est la prise de son démo. On a fait plein de prises, mais c’était jamais aussi bon que l’émotion pure du démo. Et la plupart des instruments sont joués et non programmés. On ne voulait pas éliminer toute trace de plaisir. »

L’homme qui a travaillé avec une des plus grandes vedettes radiophoniques de la dernière décennie a beaucoup de difficulté à écouter ce média. « Tout est beaucoup trop léché en ce moment », affirme Koz. « Tout est poli, parfait, ultra accordé. Pour moi, ça sonne comme des lames de rasoir, comme un robot, ça n’a aucun personnalité. Plusieurs de ces artistes savent vraiment chanter, alors pourquoi on les “accorde” comme ça? »

Il a hâte que la tendance se renverse et s’éloigne de cette surabondance de technologie. « L’intelligence artificielle va avaler un grand pan de l’industrie, alors au lieu d’essayer de concurrencer avec ça, redevenons humains! Pourquoi la musique peu pas être viscérale? », s’interroge-t-il « C’est correct que ça soit un peu sale. Je pense que les gens ont envie de quelque chose de plus, mais l’industrie ne comprend pas. Prends Dermot Kennedy. Ses spectacles sont malades : 20 000, 40 000 personnes – il vient juste de jouer à Red Rocks. Pourtant, il ne tourne pas à la radio. Ça, je trouve ça excitant. C’est comme ça qu’il faut faire. Le super vedettariat n’arrivera plus comme avant. Ce sera plus niché, et je trouve ça cool. »

 



Pour souligner le Mois de l’histoire des Noirs en 2023, la SOCAN a demandé à plusieurs de ses membres noirs d’écrire un texte sur le sujet de leur choix. Parmi ceux que nous vous proposons est l’auteur-compositeur-interprète R&B et hip-hop TOBi.

« Histoire noire, avenir noir »

Quand j’ai prononcé ces mots pour la première fois l’an dernier, c’était dans un freestyle et ç’a marqué un changement de paradigme dans ma façon d’envisager le Mois de l’histoire des Noirs. Repenser d’anciens paradigmes dans un nouveau contexte fait partie de mon travail. Ce qui est intéressant dans le fait d’être un artiste noir, c’est que la couleur de notre peau fait partie d’un dialogue continu dans votre art. On peut choisir d’en parler ou pas, mais le sujet va toujours pointer le bout de son nez. Les gens vont remettre en question votre style de musique, votre accent, votre ton, vos cheveux, votre look, la validité de votre point de vue sur un certain sujet, ou votre manque de perspective. Être trop noir ou pas assez noir. Ces questions et critiques vont probablement croiser votre chemin et vous ne devez pas les laisser vous ébranler, car vous êtes une expression valide de ce que vous voulez être, tel que vous êtes.

La conversation sur la race va soit provoquer un malaise, soit guérir nos blessures, soit passer au-dessus de la tête de ceux qui n’ont rien à faire de sa valeur. Toutes ces issues se concrétisent devant nos yeux au quotidien dans des conversations en personne et en ligne. Certaines personnes pensent que nous évoluons en tant que société et que nous vivons dans un monde « post-racial », mais elles deviennent silencieuses lorsqu’on leur demande de décrire à quoi ressemble un tel monde.

Est-ce que cela inclut la reconstruction du quartier noir prospère de Greenwood à Tulsa, Oklahoma, qui a été incendié en 1921 par une foule blanche déchaînée? La réparation consisterait-elle à fournir aux descendants de ses résidents l’équivalent en ressources et en infrastructures, ajusté en dollars d’aujourd’hui?

Plus près de chez nous, au Canada, que se passerait-il avec les résidents d’Africville? C’était un village à prédominance noire qui a été négligé, méprisé et finalement détruit par la ville d’Halifax. Est-ce qu’un monde post-racial se traduit par une compensation ajustée à l’inflation pour les descendants de ses résidents? J’aimerais que plus de Canadiens connaissent cette histoire, car nous avons trop tendance à oublier les incidents qui se sont produits dans notre propre cour. Est-ce que l’inclusion de ces faits historiques dans les manuels d’histoire de nos enfants serait accueillie positivement ou avec rage et dissidence?

La plupart des gens pensent qu’un monde post-racial veut dire oublier le passé. Si le présent est la somme des actions du passé, comment peut-on prétendre imaginer un avenir meilleur sans solutions intentionnelles et concrètes?

En tant que musicien noir, je pense souvent au corps que je représente dans un paysage post-colonialiste. Avec un nom et une identité yoruba, je représente une tribu qui est représentée dans presque tous les coins du monde, soit en raison de l’esclavagisme ou, plus récemment, par la migration. Lorsque j’ai visité Cuba, il y a quelques années, j’ai été stupéfait de voir que le système spirituel et les divinités yoruba (les orishas), qui ont été mis à l’écart dans mon pays natal, le Nigéria, y sont célébrées avec respect et révérence. C’est un artefact du colonialisme qui importe peu pour 99 % du monde, mais il compte pour moi. C’est pour cette raison que l’art est important pour tous les enfants ou les enfants en chacun de nous qui se sont sentis sous-représentés à un moment ou un autre de sa vie. Notre existence même est un acte de résistance. Je vais même en rajouter une couche : mon nom – TOBi – signifie « Grand » en langue yoruba et n’est pas un raccourci pour Tobias, ni n’est en aucune façon associé au nom Toby imposé au personnage Kunta Kinte dans le film Roots.

Être un musicien noir veut dire être conscient de l’impact de votre art sur votre auditoire, votre propre perception de soi et sur votre communauté. Ça signifie qu’un jeune va vous prendre comme modèle simplement parce que vous êtes représentatif visuellement. Cela signifie rester ferme dans sa peau, car la négritude n’est pas un monolithe et les expériences qui la composent sont aussi vastes et illimitées que l’univers lui-même. Même à l’intérieur d’une personne se trouvent des multitudes. Être un musicien noir signifie transmettre l’héritage de la musique noire dans votre art. Et parce que la musique a toujours été un espace d’expression de la culture et de l’identité, il est presque impossible pour un artiste noir de ne pas s’impliquer – consciemment ou inconsciemment – dans l’aspect sociopolitique de la musique. C’est vrai que ce soit dans un espace comme le hip-hop, le R&B ou le reggae où la représentation des noirs est historiquement plus grande, ou dans le monde de la pop, où elle ne l’est pas. Il est plus facile pour un artiste noir de se fondre dans un genre qui, historiquement, compte des artistes qui lui ressemblent, afin de ne pas se sentir marginalisé, mais cela signifie également de se tailler une place unique afin de ne pas être confondu avec d’autres par le grand public. À l’inverse, être un artiste noir dans l’univers de la pop, du folk ou du country peut provoquer un syndrome de l’imposteur ou des conversations de pure forme, comme j’en ai entendu venant de mes pairs.

Où s’en vont les avenirs noirs? C’est effrayant de constater que nous vivons à une époque où les théories les plus marginales trouvent un terreau fertile dans les coins les plus sombres d’Internet. Une époque où le nombre de négationnistes de l’Holocauste et d’antisémites est en hausse. Une époque où la théorie critique de la race dans les programmes scolaires est contestée comme étant fausse. Je crois qu’il est plus important que jamais que notre société rouvre le dialogue afin d’estomper la fragmentation de la pensée et bâtir des ponts avec des artistes noirs issus de cultures dont nous avons peut-être une compréhension limitée. Le présent ne serait pas aussi beau qu’il l’est sans les contributions des artistes noirs et l’avenir dépend du soutien apporté à ces artistes au moment présent. L’avenir que nous voulons pour nos enfants est un avenir que nous façonnons ensemble et maintenant.

 



Exactement six ans après La grande nuit vidéo, Philippe B offre Nouvelle administration, un album qui nous permet de le reconnaître à chaque mélodie, le rencontrer à nouveau dans chaque histoire ou presque. L’auteur-compositeur-interprète revient avec tout ce qu’on a toujours aimé de lui : une autofiction malléable dans laquelle on finit par se voir quelque part soi-même.

Philippe B, Charlotte Rainville« J’aime l’ironie d’un resto qui change de proprio, qu’on voit l’immense affiche de la nouvelle administration alors que c’est le même menu et le même gars qui fait la soupe », lance d’emblée Philippe B pour expliquer le titre de son sixième album. Dans sa vie, la bouffe du resto demeure la même. Ce qui a changé, c’est la vie. Devenu papa un an avant le début de la pandémie, Philippe B a composé les textes et les mélodies de Nouvelle administration au cœur d’une bulle familiale renouvelée qui a modifié son propos dominant.

« Cet album, c’est Philippe B qui fait du Philippe B. En pandémie, je n’étais pas en train d’essayer de me réinventer, mais plutôt en train de vérifier si j’existais encore », explique-t-il. Retrouver des similarités entre ses nouvelles pièces et les anciennes était pour lui rassurant dans ce contexte pandémique. « Le fait que mon personnage, moi-même, aie changé en devenant père, c’était suffisant pour moi comme renouveau. Ce sont des chansons qui disent autre chose et j’ai réussi à maîtriser ma normalité. »

Grand patron de cette nouvelle administration, Philippe B a tout construit lui-même. Guido del Fabro (violons), Émilie Laforest (voix), José Major (batterie) et Philippe Brault (basse) se joignent à l’auteur-compositeur-interprète qui autrement se fait maître des arrangements, du mixage et de la réalisation de l’album.

« C’est la première fois que je fais le mixage aussi, dit-il. Guido a été ma deuxième oreille pour tout. Il est arrivé assez tard dans le processus, mais je lui ai donné ce rôle-là. Il est capable de faire à la fois le commentaire de changement de fréquence, d’ajustement d’arrangement ou de modification du texte. Par-dessus tout, il me connaît, moi. »

Si devenir parent change la dynamique de la vie, cela se ressent durant les quelque 35 minutes de l’album. « On a été longtemps dans la dynamique du je qui est moi et du tu qui est ma blonde, ou un autre personnage, mais depuis la naissance de ma fille, le nous est un trio et le vous est un duo », raconte Philippe B. C’est le cas dans la chanson Les filles qui dépeint l’ensemble des angoisses, petites et grandes, qui peuvent habiter un homme qui constate, vulnérable, les heurts possibles de celles qu’il souhaite préserver des maux.

Philippe B. Marianne S'ennuie

Cliquez sur l’image pour faire jouer la vidéo « Marianne s’ennuie » de Philippe B

En dehors de sa trame de vie personnelle se dessinent deux histoires qu’il réussit à habiter bien qu’elles ne soient pas campées par « son » personnage : Marianne s’ennuie et Souterrain. Dans la première, Philippe B a choisi d’aborder la notion de polyamour et l’ensemble des possibilités qui se déclinent derrière le terme « aimer ».

« Le choix de nom, c’est la Marianne de Leonard Cohen, relate l’auteur qui ne voulait pas retracer trop clairement les contours de l’Histoire non plus. Je me suis demandé comment Marianne aurait vécu cette agentivité aujourd’hui. Elle était la muse de Cohen et leur amour à distance avait plusieurs particularités, mais au bout du compte, les jolies choses qu’on entendait dans les chansons venaient toutes de lui. J’ai fait comme si, pour une fois, on lui donnait le micro à elle. »

L’histoire de Souterrain s’érige quant à elle dans le contexte singulier du film du même nom, réalisé par Sophie Dupuis et sorti en 2020. « Pour faire fonctionner nos méninges durant la pandémie, ma maison de disques avait lancé un projet, à moi et à d’autres, pour qu’on fasse une fausse commande, comme si on devait écrire une chanson qui serait le générique du film. »

Nouvelle administration a mis du temps à naître et plusieurs de ses pièces sont nées plusieurs fois. « Je les écrivais et je me donnais le temps de les oublier pour y revenir, les redécouvrir et valider que je les aimais encore », se souvient Philippe, qui s’est adonné à un processus créatif dans lequel il a été « plus tout seul que jamais ».

À la fin, la chanson L’ère du Verseau met le point final à dix histoires qui se suivent sans se ressembler, malgré l’intense conviction de l’auteur-compositeur-interprète qui n’aurait pas voulu aborder autre chose que la paternité comme filon premier.

« Parler de sa nouvelle famille, c’est bien beau, mais c’est difficile à mettre en chanson sans que ce soit quétaine, rigole Philippe. Je voulais aussi qu’un gars qui n’est pas père pantoute puisse se construire sa propre interprétation. Je voulais retrouver mon Philippe caméléon qui peut être à peu près n’importe qui. Je pense, du moins j’espère, que ça a marché. »