L’auteur-compositeur Laurent Bourque a dû faire une constatation plutôt inconfortable au sujet du deuxième album qu’il vient tout juste de compléter, près de deux ans après la parution de son premier, Pieces of Your Past qui a été encensé par la critique.

Pieces lui a d’ailleurs valu le Prix Étoile Stingray en 2014 et lui a permis de partir en tournée et de traverser d’innombrables frontières et plans d’eau. J’ai été en tournée pendant deux ans, ce fut une expérience géniale. J’ai visité l’Europe pour la première fois et j’ai adoré, mais à la fin de ma dernière tournée européenne à l’automne 2016, j’en avais vraiment ras le bol de ma présence et de mes habitudes sur scène, j’avais vraiment l’impression d’être ennuyeux. »

Bourque, qui se produit généralement en solo et parfois avec son percussionniste — et coauteur, à l’occasion — Jamie Kronick, ressentait un profond besoin de changement. « J’avais l’impression de ne plus être moi-même quand je jouais les pièces de cet album. Je crois que c’est normal ; les gens évoluent. »  Pourtant, le nouvel album que cet artiste né à Ottawa et habitant maintenant Toronto venait tout juste d’enregistrer ne lui plaisait pas.

Il l’a donc jeté.

Décision audacieuse s’il en est pour un nouveau venu dans le monde de la création musicale, Bourque s’est alors donné trois défis de taille : écrire 100 nouvelles chansons, commencer à écrire en compagnie d’autres artistes et, encore plus difficile, apprendre à jouer et à composer à l’aide d’un nouvel instrument — le piano. Tout ça n’est pas une mince tâche, mais il ne s’est imposé aucune date butoir.

Il ne faut jamais rater un événement SOCAN !

Laurent Bourque a rencontré David Monks, du groupe Tokyo Police Club, lors d’une réception pour les Grammys organisée par la SOCAN à Los Angeles. Le fruit de cette rencontre est « Wait & See », l’une des pièces les plus remarquables de Blue Hour.

« On a cliqué, on a beaucoup parlé d’écriture de chansons durant les quelques heures qu’on a partagées là-bas. Je lui ai parlé de mon plan d’écrire 100 chansons et il m’a dit que j’étais dingue. Ça l’intéressait, malgré tout, car lui aussi écrit beaucoup. On s’est rendus à un studio de répétition de L.A. appelé Bedrock où il y a des salles d’écriture avec un piano et on peut louer une guitare pour 10 $. On a loué une de ces salles pour trois heures et on en est ressortis avec “Wait & See”. Il s’est passé quelque chose de très important pour moi ce jour-là sur le plan personnel. C’est devenu mon premier voyage de co-écriture à L.A…. J’étais aux anges après notre séance, car j’étais totalement emballé par notre chanson. »

L’écriture de chansons vient tout naturellement à Bourque, mais le faire en compagnie de quelqu’un d’autre et sur un instrument qu’il ne connaît pas a apporté une énergie renouvelée au processus. Changer d’instrument à mi-chemin dans sa carrière a eu un profond impact sur Bourque, pour qui l’écriture est complètement différente au piano qu’à la guitare.

« C’est très différent pour moi, car je ne sais pas grand-chose du piano », confie-t-il. « Je joue de la guitare depuis l’âge de neuf ans, je connais cet instrument sur le bout des doigts… Mais le hic, c’est que cela a fini par vouloir dire que j’étais prévisible. Je savais exactement où j’allais me rendre si je collais deux accords ensemble. Mais au piano, tout était nouveau. Je n’avais pas d’instinct, c’était totalement essai et erreur. Tout était différent et les chansons qui en ont résulté étaient très différentes. »

Il décrit la nouvelle musique sur la version finale de l’album lancé récemment, Blue Hour, comme plus mélodique et étoffée. « Je crois que ce que j’ai fini par faire, étant donné que je ne suis pas un pianiste, c’est d’être forcé d’écrire les mélodies avec ma voix plutôt que mes mains », explique l’artiste. « La chanson “Blue Hour” n’a que deux accords et c’est en partie parce que je ne pouvais pas en jouer plus à ce moment-là. Je ne savais pas vraiment ce que je faisais. J’ai dû me forcer et trouver de meilleures mélodies avec ma voix, car mon talent au piano était tellement rudimentaire. »

En fin de compte, Bourque a écrit environ 150 chansons et participé à une cinquantaine de séances de co-écriture. Seulement quatre ou cinq de ces chansons collaboratives se sont retrouvées sur Blue Hour, mais les répercussions sur la métamorphose de son écriture se feront sans doute ressentir pendant de nombreuses années.



C’est l’une des surprises discographiques québécoises de 2019, et possiblement le meilleur album en carrière de Diane Tell. Paru en mai dernier, Haïku fut enregistré en France et au Québec sous la direction artistique partagée de Tell et… de Fred Fortin, qui lui a également composé trois chansons inédites. Voici le récit d’un étonnant partenariat.

Diane Tell, Fred Fortin, HaikuFred Fortin l’avoue sans gêne, jamais dans sa vie il n’avait imaginé un jour réaliser un album de Diane Tell. « C’est fou pareil! Une fois l’album terminé, je me suis mis à réécouter des disques de Diane, quelques-uns que j’avais trouvés en vinyle. Ça m’a alors frappé, me suis dit : Ben voyons donc… Comme quoi y’a rien d’impossible dans ce métier-là. »

« C’est vrai que sur papier, une collaboration Fred Fortin – Diane Tell, c’est un truc improbable », reconnaît aussi Diane, rejointe chez elle, dans les montagnes suisses. « Les gens à qui j’en ai parlé m’ont dit : C’est bien bizarre! Et beaucoup de gens se demandaient aussi pourquoi il venait à moi. Or, pourtant, on a plein de choses en commun, plus qu’on l’imagine. Qu’importe le style de musique ou nos carrières, nous sommes tous deux auteurs-compositeurs, on aime aussi travailler en gang et se mélanger. »

« ‘Faut simplement le faire pour les bonnes raisons et pour avoir du fun, abonde Fred Fortin, attrapé en pleine tournée de son album Microdose. C’est juste que, artistiquement, Diane, c’était un match peut-être improbable ? J’avais peur d’y aller. Ce sont les gars qui m’y ont poussé, « ‘Faut que tu le fasses, Frank! » Mes chums m’ont ben crinqué. »

La graine de cette collaboration entre nos deux illustres auteurs-compositeurs fut plantée il y a deux ans par Louis-Jean Cormier, à l’occasion de l’enregistrement d’un épisode de l’émission Microphone qu’il animait. Ils ont passé la journée ensemble à discuter « et avoir ben du fun », assure Fred. Peu après cette rencontre, Diane Tell l’a contacté pour lui demander d’assurer la réalisation de son prochain album. « Ça a pris du temps parce que je n’en avais pas, de temps. Elle a insisté un peu. Je lui ai dit : Regarde, je vais voir si je ne peux pas me libérer avec les gars pour passer un cinq-six jours ensemble et taponner les tounes. »

« On essaie et hop!, on découvre quelque chose de nouveau. C’est très inspirant ça. », Diane Tell

La belle expérience de studio! Ça donne quoi, enfermer Fortin et Tell pendant six jours de temps? Un disque épatant, où l’un élargit son horizon musical, où l’autre accepte de se remettre en danger. « Comme disent les Américains : push the envelope!, commente Diane Tell. Aller toujours plus loin, de manière toujours plus engageante, la musique, les textes, l’orchestration. Parce que je suis productrice : c’est aussi mon travail de voir comment y parvenir, c’est ce qui m’amène là où je n’étais jamais allée » grâce à Fred et sa gang constituée d’Olivier Langevin et Joe Grass aux guitares, de François Lafontaine aux claviers et de Samuel Joly à la batterie.

Selon Diane Tell, « beaucoup d’artistes de ma génération vont réessayer de refaire ce qu’ils ont déjà fait dans leur prime jeunesse. Là, on a travaillé en totale liberté, avec l’envie d’essayer des choses. Quand on veut faire quelque chose de nouveau, il faut changer un peu les ingrédients. On essaie et hop!, on découvre quelque chose de nouveau. C’est très inspirant ça, et c’est pour ça que j’ai contacté Fred. »

Ce qui est particulier de cette collaboration, c’est qu’elle ne concerne pas directement l’écriture des chansons; Fred lui en a offert trois de son côté, alors que Diane avait déjà l’essentiel de cet album coécrit avec le poète Alain Dessureault, l’auteur-compositeur-interprète Serge « Farley » Fortin et l’écrivain Slobodan Despot. La collaboration se trouve essentiellement sur le plan de la direction artistique – le son, l’intention, les orchestrations, qui constituent en effet une forme d’écriture musicale.

Ainsi, le mandat devait se limiter à la réalisation, « mais je m’étais mis dans l’esprit d’essayer d’écrire des tounes pour Diane – à partir des souvenirs assez flous de ce que c’était du Diane Tell parce que j’étais jeune lorsque j’ai connu son travail, explique Fortin. Je n’avais que des références floues de son vieux stock, de ses rythmes bossa-nova », l’inspiration de sa chanson Vie qui ouvre l’album.

Une chanson fameuse, puisqu’on n’y reconnaît pas directement la griffe de Fortin : « J’ai eu vraiment du fun à faire une toune comme ça, qui a même ensuite un peu enligné mes propres affaires », dit-il en faisant référence aux chansons Microdose et Électricité de son récent album, aux influences rythmiques latines/brésiliennes. Ailleurs, c’est Diane Tell elle-même qui pousse l’enveloppe, par exemple sur la longue Spoiler : « C’est Diane qui est arrivée avec la maquette et le beat électronique, la chanson était déjà assez pétée. Nous, on a suivi dans cette vibe-là et jamais elle a pesé sur le break! »

Quant aux deux autres, Chat et Catastrophe, elles portent indéniablement la signature Fortin, dans le texte autant que dans le style mélodique. « Comme vous le savez, il a aussi enregistré la chanson Chat pour son propre album, mais en changeant le titre. Et j’ai trouvé ça fascinant, d’abord parce que nos albums se sont suivis, le mien d’abord, le sien ensuite. Ce qui est extraordinaire, c’est d’écouter la différence entre nos versions. Elles sont presque méconnaissables, et c’est dans cet exemple qu’on voit que, même si la composition est la même, on parvient à reconnaître une signature propre à l’artiste qui l’interprète. »

Candide, Fred révèle ne pas trop savoir pourquoi Diane lui avait confié ce mandat. « J’ose croire qu’elle aimait ce que je faisais. Y’a quelque chose d’assez brut et direct dans ma manière d’approcher ce travail. Puis, j’arrivais avec mon entourage, aussi : je travaille avec du bon monde, y’a de quoi de stimulant là-dedans. C’est trouver le plaisir absolu dans la musique et la faire sans concessions, et je ne crois pas que Diane ait été quelqu’un qui a fait des concessions dans sa carrière. »



Si la solitude est un art, créer en solitaire peut finir par peser sur les épaules d’un artiste. Martin Roy est assailli par le doute et la fatigue alors qu’il met la touche finale à la trame sonore de la septième et ultime saison du téléroman La promesse, en 2012. « J’étais aussi essoufflé de faire de la tournée », se souvient le bassiste, que vous avez peut-être un jour aperçu sur scène aux côtés de Jean Leloup, Ingrid St-Pierre ou Daniel Bélanger, et qui compte parmi les fidèles collaborateurs de Dumas. « J’avais besoin de repères, de ressourcement. »

Martin Roy, Luc SicardSon ami de longue date, Luc Sicard, rumine au même moment le même type de réflexions professionnelles et existentielles. Fort de plus de vingt ans passés en solo dans la noirceur d’un studio à composer de la musique pour la télé, le cinéma et la publicité, le guitariste cherche alors à revivifier son propre modus operandi.

« Ce qui nous pesait, c’est que lorsque t’es seul, t’es seul longtemps, et tu portes tous les fardeaux. On s’est dit: « Pourquoi est-ce qu’on ne les porterait pas à deux ? » », raconte le vétéran, dans le studio aménagé au sous-sol de la résidence de son partenaire, dans le quartier Rosemont à Montréal. Leur alliance, d’abord guidée par des intérêts intimes, rejaillira bientôt sur leur rendement. « Pour moi, tout seul, deux séries en même temps, c’était trop, explique Luc. Mais à deux, on peut prendre trois séries en même temps. »

Ils signeront ensemble, à partir de 2015, les musiques de Marche à l’ombre, qui leur méritera un Gémeaux en 2018, de Karl & Max, L’heure bleue, Le monstre, La faille, ainsi que celle de Victor Lessard, qui leur méritait à nouveau le Gémeaux de la Meilleure musique originale: fiction, en septembre dernier.

Prolifique, vous dites? Le duo émerge même parfois de son antre afin de jouer les cascadeurs. Les deux durs à cuir, cagoulés, qui faisaient irruption dans une ruelle de Verdun afin d’offrir une correction à Jo Barbeau (Antoine Pilon), dans Marche à l’ombre ? C’était Martin Roy, c’était Luc Sicard ! La raclée (fictive) qu’ils auront pu asséner grâce à l’invitation du réalisateur Francis Leclerc marquera à ce point leur imaginaire que les deux comparses se surnomment depuis, entre eux, les cagoulards.

« C’est en laissant aller les créateurs que tu obtiens une bonne série. », Martin Roy

Et pourtant, le studio demeure pour eux le lieu de la franchise totale, là où aucun masque n’est toléré. « C’est comme dans Star Trek: « Permission to speak freely » », illustre Martin Roy, tout en gratouillant nonchalamment sa splendide Hofner. « Entre nous, l’ego n’est jamais un obstacle. »

Luc, de loin le plus volubile de la paire, s’emballe en décrivant le dialogue ouvert prévalant entre son acolyte et lui qui, contrairement à d’autres équipes de compositeurs, travaillent chacun sur toutes les scènes d’une série ou d’un film (plutôt que de se les partager en amont).

« Martin me donne ses idées, je lui donne les miennes, pis on fait ce qu’on veut avec. On se rentre dedans, on vire ça de tous les bords, ça ne nous fait pas mal. Au contraire, ça nous stimule! À 25 ans, quand tu commences, t’es pas capable d’aller là, t’es trop fragile, mais nous, on a l’avantage d’être rendus grands. Si Martin me dit: « Luc, ton idée, c’est de la marde », on la met aux poubelles et on trouve cinq nouvelles idées en cinq minutes! Je ne vais pas commencer à essayer de le convaincre que c’est une bonne idée. Pas de temps à perdre avec ça! Faut pas s’inquiéter de toute façon qu’une bonne idée nous glisse entre les doigts: des idées, il va toujours y en avoir d’autres! »

Il n’y a pas ressource plus renouvelable que celle des idées. Mais il faut impérativement, pour que les idées fleurissent, que ceux et celles qui les génèrent puissent jouir d’une certaine marge de manœuvre. Un principe de plus en plus bafoué à mesure que la télé traditionnelle perd du terrain, et que les grands diffuseurs cèdent à la panique.

« Il y a un syndrome de la peur qui s’installe, regrette Martin Roy. Un auteur écrit un super texte qui va être complètement dilué, parce qu’on se demande « La madame à la maison, elle va-tu comprendre? » Radio-Canada n’appelle pas directement ici, mais on sent cette peur qui part d’en haut et qui descend jusqu’à nous. Quand tu crées de la musique pour la télé, il faut que tu aimes ce que tu regardes. Ce n’est pas une playlist que tu montes, c’est une partie de toi-même, de ton cœur, de ton âme, que tu investis. Les diffuseurs ne s’en rendent pas compte, mais ils étouffent le produit en instaurant cette peur. C’est en laissant aller les créateurs que tu obtiens une bonne série. »