Il y a de fortes chances que vous n’ayez jamais entendu un album canadien dans la même veine que Good Luck de Debby Friday. Ce premier album de la chanteuse et productrice nigériane établie à Toronto est une véritable poussée d’adrénaline de fusion musicale ultra moderne où s’entremêlent rave, rap, industriel, alternatif, R&B et hyperpop – pour ne nommer que quelques-uns des ingrédients. La biographie officielle de Firday la qualifie d’« antihéroïne zilléniale » et quand on lui demande comment elle qualifie son style musical, elle se contente de dire « hybride ».

Debby Friday, What A Man, video

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Son histoire est à la fois typique de bien des jeunes canadiens de première génération et unique à son parcours et sa vision créative. Elle est d’abord arrivée à Montréal avec ses parents et elle a étudié dans une école catholique pour jeunes filles à Westmount avant de graduer dans la scène des clubs « after hours ». Plus jeune, elle rêvait de devenir auteure plutôt que musicienne.

« J’ai toujours été une enfant très créative » dit-elle au téléphone quelques jours avant le début de sa tournée européenne. « J’écrivais beaucoup quand j’étais jeune en me disant que je deviendrais peut-être auteure. Je n’avais toutefois pas la notion de faire carrière dans les arts parce que c’est simplement pas quelque chose qui faisait partie de la façon dont j’ai été élevée. Mes parents me soutiennent pleinement aujourd’hui, mais ils n’avaient simplement pas le contexte pour comprendre ce genre de travail ou d’industrie. On a beaucoup plus de choix, les jeunes de ma génération. On peut essentiellement créer notre propre carrière et c’est exactement ce que j’ai fait. »

Good Luck  – paru chez Arts & Crafts au Canada et Sub Pop pour le reste du monde, nous arrive dans la foulée d’une série de simples et de EP qui ont cimenté la réputation de Debby Friday en tant qu’artiste à surveiller – carrément. Elle détient une maîtrise en beaux-arts et ses vidéoclips sont fortement influencés par ses études et sa passion pour l’art de raconter des histoires en images. Le clip de son simple « What a Man » fait référence à la tristement célèbre peinture du 17e siècle Judith tuant Holopherne d’Artemisia Gentileschi – l’une des seules artistes professionnelles de l’ère baroque en Italie. Elle a également lancé un court-métrage d’horreur surréaliste pour accompagner son album. Mais malgré tout cela, il n’y a pas un art qui se compare à la création d’une chanson, selon elle.

« Je crois que la musique est la forme d’art la plus rassembleuse parce que tu n’as pas besoin de parler la langue de la chanson », dit-elle. « En fait, une chanson n’a même pas besoin d’avoir des paroles pour que tu ressentes une connexion avec elle et avec les gens à travers elle. Des gens aux quatre coins de la planète peuvent ressentir la même chose quand ils entendent un morceau de musique. Je trouve ça absolument magnifique. »

L’artiste nous explique que pour son premier album, elle souhaitait faire passer son écriture et son talent de productrice à un niveau supérieur. « Avant, j’étais très à l’aise avec un seul mode d’expression, mais pour ce projet, je voulais être un peu plus ouverte et vulnérable. Je sentais en dedans de moi ce petit côté qui disait “OK, c’est le temps de faire les choses autrement. Il faut aller plus loin.” J’ai écouté cette voix intérieure et je l’ai suivie. »

Debby Friday, So Hard To Tell, video

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Une partie de ce processus a consisté à travailler avec Graham Walsh, un membre du groupe électronique expérimental Holy Fuck qui a produit d’autres artistes comme Operators, Doomsquad, Sam Roberts Band et coécrit avec Lights. Friday, qui a l’habitude d’écrire, enregistrer, mixer et produire sa propre musique, a rencontré Walsh par l’entremise de son équipe de gérance et comme elle le dit, « il a tout compris du premier coup ». Son bouquet de 17 chansons – écrites majoritairement durant les confinements pandémiques – a été concentré pour devenir 10 petites pièces qui résument des décennies d’histoire de la musique électronique en 33 minutes de plaisir pop. On y retrouve des pièces parfaites pour les pistes de danse comme la très rythmée « I Got It » (avec Chris Vargas du groupe montréalais Pelada/Uńas) ou encore la sinueuse – et biblique – « Let You Down » qui explorent le côté sombre de l’âme, mais aussi des pièces comme la magnifique ballade « So Hard to Tell ».

Friday croit que cet aspect exploratoire de son art est le résultat direct d’avoir grandi à l’ère numérique. « On a accès à ce qui se résume essentiellement à une archive de toute la pensée humaine et toute l’histoire de la musique », affirme-t-elle. « Il ne reste plus qu’à choisir ce qui t’intéresse, ce qui marche pour toi. J’adore expérimenter. Je veux créer de jolies choses. On est rendu à un point dans l’histoire où tout est devenu autre chose – il n’y a plus nécessairement de contexte unique pour une chose donnée. C’est pour ça que j’appelle ma musique simplement un hybride. »



On peut supposer sans se tromper que peu d’artistes apprécient les avantages de l’enregistrement à domicile plus que l’auteur-compositeur-interprète Tlicho Digawolf (né Jesse James Yatlayi). Profondément déterminé à demeurer dans sa ville natale de Yellowknife, au Territoires du Nord-Ouest, le l’artiste qui a été finaliste aux JUNOs à deux reprises est parfaitement conscient des défis logistiques et financiers que représente le fait de devoir se déplacer loin pour réaliser un album.

La création de son album Distant Morning Star paru en 2009 a nécessité un long séjour dans un studio de Toronto tandis que Yellowstone – paru en 2019 et qui lui a valu une nomination aux JUNOs dans la catégorie Artiste ou groupe autochtone de l’année – a été enregistré dans une grange au Danemark.

L’album Ini, qui vient tout juste de sortir, a été principalement enregistré dans le studio du sous-sol de la maison de Digawolf dans le Grand Nord, reflétant sa maîtrise accrue des techniques d’enregistrement maison. « Il n’y a pas une tonne d’options quand on parle du Nord », dit-il. « Il est probable que tu doives porter plusieurs chapeaux ici. Tu ne peux pas juste passer un coup de fil à un producteur, un ingénieur ou un auteur-compositeur, et il n’y a même pas tant de musiciens que ça. »

Ce projet a vu le jour sous la forme d’une collaboration avec le producteur et DJ torontois Jason Spanu. « L’idée de base était d’explorer des idées et de se les présenter l’un l’autre afin de coproduire tout l’album », raconte Digawolf. « On a travaillé ensemble sur les pièces “Seiga Dahte” et “Ehtsee”, mais j’ai continué à travailler sur les autres pièces en utilisant des techniques que Jason m’a montrées sur Ableton [une station audio numérique]. »

Digawolf, Segia Dahte, friend how are you

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Ini présente des explorations sonores aventureuses et atmosphériques, et des chansons qui reflètent l’expérience de Digawolf de vivre et travailler à Yellowknife. Tous les textes sont écrits en tlicho, la langue qu’il parlait à Behchoko, la capitale de la nation tlicho au Nunavut, où il a grandi. « Une partie de moi est vraiment honorée de pouvoir encore parler cette langue, car je sais que de nombreuses personnes perdent leur langue », dit-il.

Toute l’ambiance de l’album évoque son environnement. « J’ai toujours essayé de capturer l’essence du Nord et j’ose espérer que j’y arrive de temps en temps », déclare Digawolf. « À mes débuts, j’étais bédéiste et peintre et il y a toujours un petit pinceau derrière chacune de mes idées. J’ai l’impression que je peins encore, mais avec des sons. »

Digawolf affirme que le classique album de Tom Waits intitulé Rain Dogs a changé sa vie quand il était jeune. « Je devais avoir environ 12 ans quand j’ai sauvé cette disque compact d’une poubelle », raconte-t-il. « Quelqu’un l’avait jeté parce qu’il trouvait que Tom sonnait comme Cookie Monster, mais moi je n’étais pas capable d’arrêter de l’écouter. J’ai cinq frères plus âgés et j’ai toujours suivi leurs goûts musicaux. Mais avec Tom Waits, j’avais enfin trouvé ma musique. J’écoute encore cet album quand j’entreprends un nouveau projet. »

La voix bourrue de Digawolf et son « spoken word » attirent souvent des comparaisons avec Waits, Leonard Cohen et Robbie Robertson, tandis que les points de référence de ses guitares manipulées incluent Daniel Lanois et Robert Fripp. Citant Lanois comme source directe d’inspiration, Digawolf avoue ouvertement espérer travailler avec lui un de ces jours.

Nul doute que Lanois serait intrigué par le penchant de Digawolf pour l’expérimentation sonore avec la guitare. « C’était mon premier instrument, et j’aime toujours explorer de nouvelles idées et de nouveaux sons à la guitare », dit-il. « Essayer de trouver la pédale de guitare la plus récente est une obsession sans fin. En ce moment, ce que je préfère c’est utiliser une “lap steel” avec un “e-bow” et deux pédales de fuzz avec un délai. Tu entends le résultat sur [la nouvelle pièce] Ini. »

Malgré les défis de la vie dans le Nord, Digawolf est fier de travailler sur son territoire. « Il y a longtemps, j’ai envisagé de déménager dans le Sud, mais c’est le Nord, ma maison », dit-il. « C’est fantastique de pouvoir faire ce que tu aimes en restant chez toi. »

 



Steven Vitali, membre de longue date de la SOCAN, a rajouté passablement de cordes à son arc depuis que son premier album, Come Dream With Me, s’est hissé au premier rang du palmarès des albums Easy Listening de la station de radio d’Ottawa CFMO en 1989. Ces derniers temps, il peut sans gêne utiliser les titres de réalisateur, producteur, scénariste, monteur, directeur photo et acteur dans le domaine du cinéma en plus de tout le travail qu’il accomplit en tant que musicien, producteur, auteur-compositeur-interprète et compositeur. Vitali a quitté Toronto en 2016 pour s’installer à Los Angeles et il a obtenu sa citoyenneté américaine en mars 2023, mais ses liens avec le Canada sont demeurés aussi forts qu’avant.

Bien qu’il poursuive son travail sur les projets musicaux de plusieurs artistes, le projet principal qui est au centre de ses activités depuis cinq ans est le film documentaire The Jewels of the Salton Sea – sur lequel il a travaillé avec sa femme, Grace Vitali, et qui est narré par l’acteur Michael Madsen ((Reservoir Dogs, Thelma & Louise, The Hateful Eight).

Le Salton Sea, situé en Californie du Sud est un lac qui s’est formé lorsque l’eau du fleuve Colorado a été détournée vers la Vallée impériale en 1905 pour permettre l’irrigation de ce qui était alors le lit desséché d’un ancien lac. Mais au fil du 20e siècle, le plan d’eau est devenu de plus en plus toxique et il a considérablement rétréci. Depuis la fin des années 90, un vaste projet de remise en état – initialement promu par l’ancienne vedette pop devenue représentant au Congrès américain Sonny Bono – est en cours, même s’il reste beaucoup de travail à accomplir. L’unique objectif du film est de décrire l’urgence environnementale de la situation.

Vitali avait déjà travaillé sur des trames sonores, notamment la musique pour l’escadron de démonstration Snowbird des Forces canadiennes – il a d’ailleurs été nommé Snowbird honoraire pour ses efforts –, mais écrire la musique pour Salton Sea a été très différent.

« J’entendais la musique dans ma tête – c’est comme ça que je travaille »

« Le fait d’être le réalisateur du film m’a vraiment aidé en tant que compositeur », dit-il, « parce que quand tu es réalisateur, tu comprends parfaitement la scène pour laquelle tu vas composer plus tard. » Dans la plupart des cas, le compositeur ne peut travailler sur le film qu’une fois le tournage terminé. Mais en tant que réalisateur, Vitali a eu accès à la totalité de la production. Chaque jour, pendant le tournage, dit-il, « j’entendais la musique dans ma tête – c’est comme ça que je travaille. C’est un langage que je comprends… Je n’entends pas juste la mélodie, j’entends chaque note et les arrangements. »

« Réaliser ce projet assez particulier pendant une période aussi longue m’a permis de comprendre non seulement la nature [du paysage], mais aussi les gens qui font partie de cette nature : ces gens incroyables qui essaient de faire une différence dans quelque chose en quoi ils croient et qui aidera non seulement la Californie et les régions et les communautés environnantes, mais aussi notre planète. »

Vitali explique que « la recette de la trame sonore était les émotions que je ressentais en tant que compositeur par rapport aux personnes extraordinaires que j’ai rencontrées et aux images que j’ai captées. » L’objectif de Vitali était de « combiner les deux de manière harmonieuse pour proposer au public des sonorités ayant une réelle profondeur. »

Au moment d’écrire ces lignes, Vitali travaillait avec le Torontois Errol Starr sur une reprise du succès de Starr « Angel », récompensé par un JUNO en 1989, ainsi qu’avec deux chanteuses d’opéra, Elisa Bartoli en Italie et Chelsea Snow en Californie. The Jewels of the Salton Sea devrait être disponible sur Amazon et d’autres plateformes à partir de l’été 2023.