Alors que la pandémie de COVID-19 bouleverse l’économie – licenciements massifs, fermetures de commerces non essentiels, fermeture indéfinie des écoles – le monde se tourne naturellement vers les artistes comme sources de réconfort et d’espoir. Voici le moment rêvé, ne cesse-t-on de leur rappeler, d’écrire un super tube comme « We Are the World » pour unir la planète. Mais la COVID-19 réussit moins à inspirer les musiciens qu’à leur rappeler la fragilité de leur existence et de leurs moyens de subsistance.
Après avoir subi l’annulation de concerts torontois, de spectacles européens, de conférences et d’une grande tournée américaine, Mark Marczyk, membre de Balaklava Blues et du Lemon Bucket Orkestra, est passé à l’action en rassemblant rapidement un groupe d’artistes et de commanditaires pour créer la série ponctuelle URGNT dès la fin de mars.
« C’est souvent à nos [artistes] qu’a incombé la responsabilité de proposer une réaction créative et émotive qui exprime notre humanité », explique Marczyk. « Ce n’est pas l’affaire de tout le monde, mais nos politiciens, nos économistes et nos journalistes ont un rôle à remplir, et je pense que nos artistes eux aussi ont un rôle à remplir. Documentons donc ce moment de l’histoire à partir de notre point de vue. Qu’est-ce que la crise a de beau et de tragique? Mais il faut en même temps offrir une réponse concrète. L’assurance emploi et d’autres [programmes] d’aide exigent des mois d’attente et la soumission de formulaires de demande, tandis que nous, nous pouvons amener quelqu’un à téléverser une vidéo et mettre tout de suite cent dollars dans son compte en banque. »
Après le spectacle de la soprano Measha Brueggergosman au Great Hall de Toronto devant une salle vide, URGNT est passé à des prestations plus intimes présentées depuis le domicile des artistes afin de respecter les consignes applicables à la distanciation sociale et aux rassemblements. Marczyk soutient qu’une des plus grandes leçons que son groupe soit en train d’apprendre est qu’il faut s’adapter plutôt que de baisser les bras. C’est le public qui décidera si la série actuelle deviendra autre chose qu’une réaction à la crise.
« Les gens on fait des dons en ligne pour soutenir la présentation de spectacles devant des salles vides, c’est une idée qui les interpellait », explique Marczyk. « Nous avons maintenant adapté notre modèle. Il se pourrait que les gens continuent de se montrer réellement motivés par cette expérience, mais si ce n’est pas le cas et qu’ils se désintéressent, nous devrons nous rendre à l’évidence que nous manquerons d’argent et ne pourrons plus continuer. »
Pour l’agente de musique Tamara Kater, les répercussions désastreuses de l’épidémie sur les clients ont été démoralisantes. « Les pertes globales se sont élevées à plus de 75 000 $ pour les trois derniers mois, et elles dépasseront 100 000 $ si la saison des festivals d’été est annulée », résume-t-elle. « Pour établir un ordre de grandeur, mes artistes ont touché 2 400 $ en dons et en paiements pour des spectacles en ligne [vers la fin du mois de mars]. »
Alors qu’elle-même et ses clients réévaluent la suite des choses, elle se demande si des séries comme celle d’URGNT ne constitueraient pas une solution plus saine qui pourrait rendre les tournées moins essentielles une fois la crise passée.
« Les [tournées] sont peut-être l’aspect le plus exigeant et le plus caustique de l’activité musicale, sans mentionner les terribles effets qu’elles ont sur notre environnement », explique-t-elle en faisant allusion à l’épuisement émotif et physique des musiciens. « Si la situation terrible que nous vivons en ce moment a un bon côté, ce sera de nous amener à entamer un honnête dialogue sur l’insoutenabilité réelle des tournées et sur ce que l’industrie peut faire pour permettre aux artistes de profiter d’une base de revenus mieux équilibrée. »
La chanteuse Heather Bambrick, animatrice de l’émission JAZZ.FN91, énumère les pertes qu’elle a subies : report d’une tournée à Terre-Neuve-et-Labrador, annulation des ECMA [où elle était en nomination pour Fine State, son album de 2019, et où elle devait se produire], et annulation de concerts corporatifs lucratifs. Elle a investi dans la transformation de son studio à domicile afin de pouvoir continuer de faire des voix hors champ et d’autres genres de prestations, mais ses inquiétudes ne sont pas uniquement financières. « Il y a aussi les occasions ratées, les pertes d’élan dans certains projets et la question de savoir si une industrie déjà fragilisée pourra se relever », explique-t-elle.
Ce qui la réconforte surtout depuis son retour à la radio, c’est de pouvoir rassembler des auditeurs de partout à travers de monde. « Financièrement, ça ne casse rien, mais c’est quelque chose, et je me sens très privilégiée de pouvoir apporter de la musique et, j’espère, une certaine normalité dans la vie de mes auditeurs à l’heure actuelle », admet Bambrick.
Mais en même temps qu’elle adopte de nouvelles façons de rejoindre un public, la nostalgie de la tournée l’envahit. « Les nouvelles prestations virtuelles sont une excellente façon pour les artistes de donner un “avant-goût” de leur musique aux auditeurs avant un spectacle », reconnaît-elle. « Du point de vue du marketing et de la promotion, je crois que c’est bel et bien quelque chose dont nous pouvons profiter avantageusement. Mais j’espère également que le public s’ennuiera de la musique en direct. Pour moi, rien n’égale la présence d’une foule d’auditeurs au même endroit et l’expérience personnelle de la “vibe” d’un concert. »
Allison Russell, du duo Birds of Chicago, s’ennuie aussi de la tournée. « Croyez-moi, quand tout ça va être fini, je vais savourer chaque kilomètre sur la route et chaque vol de nuit », dit-elle avec mélancolie. « On a perdu tous nos spectacles en juin et on s’attend à perdre tout notre été — c’est plus de la moitié de nos revenus annuels. » C’est pour cela que Russell voit la technologie comme une bouée de sauvetage. « On fait tout ce qu’on peut pour rendre nos contenus plus accessibles pour notre communauté grâce à tous ces modes de communication du 21e siècle auxquels on a accès : Patreon, les concerts en direct. Même si c’est difficile en ce moment, quand je m’imagine l’impact que tout ça aurait eu sur les artistes il y a 15 ans, je me dis que nous sommes en meilleure position pour gérer la situation. »
Finaliste aux prix JUNO, Corin Raymond (qui a Kater pour gérante) tire des leçons de ses expériences en tournée pour se donner du courage. « Les musiciens sont comme les comédiens : les tournées, tout comme les chèques de paye, ont leurs hauts et leurs bas », reconnaît-il. « Voir les choses à travers les yeux d’un musicien en tournée peut même être un avantage dans les circonstances actuelles. »
Après son retour à Toronto suite à l’abrupte annulation de la présentation des prix JUNO et d’une quarantaine de concerts, il s’est rendu compte que le report de ses spectacles ne voulait pas dire que ses fans allaient l’abandonner.
« Les mots ne suffisent pas pour exprimer le soutien et l’amour que je reçois de mes fans et pour dire tout ce que cela représente pour moi », explique Raymond. « C’est du crowd surfing virtuel. Des amis et des fans m’ont envoyé des dons et de superbes messages – et du vrai courrier! – la semaine dernière pour me dire qu’ils n’ont pas oublié ce que je fais. Ma vie et mon gagne-pain sont basés sur une économie de générosité qui se nourrit d’elle-même : c’est ça, l’amour. Mon travail est de donner aux gens tout ce que j’ai à donner, parfois même un petit peu plus – et, en retour, mes fans et mes amis me paient avec de l’argent qu’on dirait qu’ils ont mis de côté dans leur cœur pour quelque chose de spécial. C’est une façon profondément gratifiante de se faire payer parce que l’argent que je fais est une manifestation d’amour véritable qui ne s’arrête pas juste parce que je ne suis pas sur la route. »
Le bon côté des choses?
Quelque chose de bon pourra sortir de cette crise si les amateurs de musique, les fans et les entreprises y mettent du leur.
« Encouragez les gens à acheter des CD directement des artistes afin que leur argent rejoigne directement les artistes au lieu de passer par un tiers intermédiaire qui prélèvera un pourcentage. Vendredi le 27 mars dernier, BandCamp a annoncé qu’elle ne déduirait aucunes commissions ce jour-là afin que les artistes eux-mêmes puissent toucher la totalité du produit des ventes. Les 800 000 articles qui ont été vendus ont permis aux artistes de se partager la somme de 4,3 millions $. Des choses comme ça, il nous en faut d’autres au plus vite! » – Heather Bambrick
« Même une légère augmentation des gens qui achètent nos produits dérivés, nos albums et nos simples, en plus de la diffusion en continu, ferait une immense différence pour les finances des artistes. » – Allison Russell, Birds of Chicago
« La crise actuelle fait ressortir le besoin de voir les entreprises [YouTube, Spotify, Apple] faire preuve d’autant de créativité pour trouver des solutions susceptibles d’aider les créateurs à se faire mieux rémunérer qu’elles en ont manifesté au moment où elles ont procédé à la perturbation du modèle d’entreprise de la musique. » – Tamara Kater [qui cite le Spotify COVID-19 Music Relief Project comme un excellent premier pas].
« J’ai eu recours au financement participatif l’année dernière pour terminer mon dernier album et le livre qui l’accompagnait (Dirty Mansions, 2019). J’ai vraiment été frappé de voir à quel point mes fans étaient prêts à me soutenir. Mon plan B sera donc certainement de lancer quelque chose dans le genre de Patreon, un système qui permettra à mes fans et à moi de nous connecter et de nous inspirer les uns les autres sur une base continue. » – Corin Raymond