Justin Gray mène depuis 25 ans une carrière d’auteur-compositeur professionnel qui a  produit un catalogue personnel de quelque 1500 chansons. Il a travaillé avec John Legend, Luis Fonsi, Mariah Carey et Joss Stone, et ses chansons ont été utilisées dans des films comme Sisters, The Lego Ninjago Movie et Oz The Great and Powerful ainsi que dans des émissions de télévision comme Hawaii Five-0 et Hannah Montana. Mais il a fini par être « complètement consterné » de constater le manque d’organisation des auteurs-compositeurs – « moi-même compris », s’empresse-t-il d’admettre.

Gray avait un problème personnel qu’il tenait à régler : comment téléverser et faire une recherche rapide sur ses chansons dans une base de données, de préférence à partir de son téléphone intelligent, afin de pouvoir faire une présentation concernant une chanson à utiliser dans un médium quelconque ? Et comment pourrait-il savoir si ses co-auteurs l’avaient déjà proposée, et à qui ?

« La communication est presque inexistante entre les co-auteurs une fois l’œuvre terminée, et on perd vite la trace de leurs relations avec leurs gérants, leurs éditeurs. C’est devenu très frustrant pour moi, le fait de ne pas pouvoir organiser ces données », avoue Gray.

MDIIO logo

Pour régler ce problème pour lui-même et pour ses pairs, ce Canadien basé à Los Angeles a décidé de lancer un service appelé MDIIO par l’intermédiaire de son entreprise, Songistry. Il s’agit d’une « manière plus facile » pour la communauté des auteurs-compositeurs de collaborer, réseauter, faire des présentations et monétiser la musique », affirme le site Web de MDIIO.

L’utilisateur peut incorporer l’enregistrement de chaque chanson à l’aide de jusqu’à 90 points de métadonnées, incluant paroles, coordonnées de collaborateurs, organisations de droits d’exécution, propriétaires de copies maîtresses, beats par minute, musiciens et ainsi de suite, ce qui améliore l’exactitude – et le paiement. Gray avait un jour été notifié par la SOCAN que des douzaines de ses chansons avaient été téléversées avec le mauvais numéro IP (propriété intellectuelle).

« Nous essayons de nettoyer le processus de la gestion des données sur les chansons tout en reliant une communauté d’envergure planétaire, parce qu’il s’agit d’une collaboration », explique Gray, fondateur et président de Songistry, l’entreprise qui a développé MDIIO. « Si nous pouvons en plus aider les gens à découvrir des opportunités, ce sera génial aussi. »

Ces opportunités sont nombreuses : un utilisateur peut afficher un projet dans la communauté de MDIIO, privément ou publiquement, et le personnaliser. Par exemple, il ou elle peut rechercher de la musique instrumentale pour un documentaire; chercher des auteurs-compositeurs quatre ou cinq étoiles pour leur demander de soumettre des chansons; afficher le montant du cachet; et même délivrer une licence musicale à même l’application. « Nous faisons l’ensemble des transactions à l’intérieur de l’application, donc pour l’utilisateur qui vous accorde une licence à l’égard d’une chanson, pas besoin de recourir à un avocat, et vous n’avez pas à payer de frais d’agence par-dessus le marché », explique Gray.

Songistry est entré en service en 2013 sous la direction de Gray, qui s’est ensuite adjoint l’expert en technologie albertain Curtis Serna, qui provenait du secteur de l’énergie et du gaz, à titre  de président et de directeur général, puis le concept s’est développé. Le nouveau service MDIIO est l’acronyme de Music Data Information In and Out. Gray espère qu’il deviendra populaire et que les utilisateurs parleront un jour de MDIIO comme d’un service allant autant de soi que Google ou Shazam.

« L’objectif numéro un de MDIIO est d’aider l’ensemble des musiciens à créer des opportunités et des réseaux viables qui les aideront à vraiment propulser leur carrière. » – Justin Gray, de Songistry

MDIIO peut être utile à tous les auteurs-compositeurs, ajoute-t-il, qu’ils soient prolifiques ou pas, accomplis ou non, et le service est offert avec un code d’activation (SOCAN6FORFREE) complètement gratuit au membres de la SOCAN pour six mois.

« Peu importe que vous ayez écrit 10 chansons, 1000 chansons ou aucune », précise Gray. « Ça fonctionne à tellement de niveaux. Nous nous efforçons d’établir un lien entre les chansons que vous avez écrites et les possibilités qui pourraient se présenter. Il pourrait s’agir de l’utilisation d’une chanson dans une émission de télévision ou de son adoption par tel ou tel artiste. Peut-être que vous habitez sur une ferme en Saskatchewan et que vous créez de la musique, mais qu’il y a quelqu’un qui écrit des paroles en espagnol à Majorque. Nous cherchons réellement à encourager la collaboration à l’échelle planétaire et à jeter des ponts.

« Bien entendu, si vous vous engagez dans des collaborations à l’aide de l’outil de connexion qu’est MDIIO, avec un peu de chance, nous pourrons éventuellement vous aider à monétiser votre relation, donc il s’agit réellement d’une question de création.

« Je préfère éviter le terme de ‘réseau social’ puisque ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Ce que [nous faisons], c’est de créer une communauté planétaire où les gens sont connectés aux gens et où les chansons sont connectées aux opportunités. Et pas seulement les auteurs-compositeurs. La plateforme est conçue pour attirer les superviseurs musicaux, pour qui elle présente de nombreux avantages. Plusieurs éditeurs musicaux et maisons de disques l’utilisent déjà eux aussi. »

Songistry logo

Durant son prélancement sous le nom de Songistry au cours des quatre dernières années, le service a acquis 1500 utilisateurs durant la phase bêta, et la moitié de ceux-ci sont devenus des utilisateurs de MDIIO, explique Gray. « Nous n’avions rien fait pour valoriser la marque », précise-t-il, « ni aucun effort de commercialisation. Nous tenions vraiment à prendre le temps de nous assurer que ça fonctionnait. Ces premiers utilisateurs étaient des utilisateurs fondateurs, des utilisateurs patrimoniaux, un bon point de départ pour notre expansion, à nos yeux. »

 « Si vous êtes en séance d’écriture avec deux autres auteurs-compositeurs et qu’un d’entre eux utilise MDIIO, ça, c’est le meilleur genre de commercialisation que nous puissions avoir parce que ça permet à des utilisateurs potentiels d’échanger directement avec des créateurs qui font déjà partie de notre communauté », explique Gray.

« Nous aimons utiliser le mot ‘communauté’ parce que c’est vraiment de ça qu’il s’agit. Nous [auteurs-compositeurs] pouvons déjà utiliser Facebook, LinkedIn et SoundCloud pour arriver plus ou moins au même résultat, mais nous préférions pouvoir passer par une application très cohésive et très robuste qui soit à la fois agréable et conviviale. Ça produit un niveau de communication plus profond entre les collaborateurs tout en multipliant les opportunités. »

Les revenus de MDIIO proviennent des abonnements – lesquels procurent aux utilisateurs encore plus d’occasions de réseauter et de téléverser encore plus de chansons, par exemple – et des commissions que touche le service lorsqu’il contribue à une nouvelle utilisation d’œuvre.

« Je tenais à m’assurer que les pourcentages que nous percevons soient inférieurs à ceux qui sont exigés dans le vrai monde », explique Gray. « Par exemple, il existe ici aux États-Unis et partout dans le monde des compagnies qui exigent des frais de jusqu’à 50 pour cent pour le placement d’une chanson. C’est une absurdité, donc on voulait faire en sorte que ce pourcentage soit réduit à aussi peu que 20 pour cent.

« Donc si quelqu’un paie un abonnement et qu’il obtient un placement de chanson, ça tombe à 20 pour cent, une fois. Nous offrons également une aide temporaire comme éditeur à quelqu’un qui est en train de changer d’éditeur et qui a besoin d’aide pour l’administration de ses droits d’auteur entre-temps. Le pourcentage tombe alors à 10 pour cent.

« C’est sûr que nous aimerions mieux agir en philanthropes dans ce domaine, mais nous avons des dépenses nous aussi », observe Gray. « Nous croyons que c’est le moins que nous puissions faire pour construire notre plateforme et l’aider à prendre de l’expansion… Nous pouvons offrir ce genre de contrat de services administratifs récurrents, donc si un auteur-compositeur veut que nous administrions ses droits d’auteur, on peut le faire, et 30 ou 60 jours plus tard – ou dès qu’il souhaitera mettre fin à son contrat avec nous parce qu’il aura trouvé un autre éditeur – il n’aura qu’à nous prévenir et ses droits lui seront rendus.

« Nous tenons à être complètement transparents. Nous voulons réellement aider les auteurs-compositeurs. Notre objectif numéro un est d’aider l’ensemble des musiciens à créer des opportunités et des réseaux viables qui les aideront à vraiment propulser leur carrière. Auteurs-compositeurs, artistes, gérants, étiquettes, éditeurs, superviseurs musicaux, n’importe qui. Il y en a trop, surtout des auteurs-compositeurs, qui éprouvent un sentiment d’impuissance une fois qu’ils ont terminé leurs enregistrements. ‘Qu’est-ce qui se passe maintenant?’ est une phrase que j’entends tous les jours. MDIIO comblera le vide pour tous. »



« Après chaque spectacle, y’avait toujours un gars qui venait me voir pour me dire : Tu m’as fait brailler quand t’as joué la toune pour ton fils. J’ai pu envie de ça », laisse tomber Dany Placard. Ce n’est pas le printemps chez Placard, mais c’est quand même le temps d’un grand ménage, à commencer par les chansons qui meublent le répertoire de l’auteur-compositeur-interprète. « Y’en a beaucoup qui ont pris le bord », ajoute-t-il, manière d’insister sur le virage, musical et lyrique, qu’il a opéré sur Full Face, son splendide et surprenant sixième album solo paru il y a quelques jours.

Dany PlacardC’est en tournée à Paris qu’on le rejoint, accompagnant à la basse Laura Sauvage dans son périple européen. Avant de prendre l’avion, il avait commencé son ménage… en rachetant tous ses albums sur iTunes « parce que toutes mes copies physiques étaient entreposées dans les bureaux [de son équipe de gérance] Costume Records ». De son répertoire, il a retenu vingt-cinq chansons, plusieurs qu’il n’avait jamais jouées sur scène, certaines remontant même à l’époque de la sortie de son premier album solo, Au rang de l’église, en 2006.

« J’ai tout réécouté. Or, les chansons de Santa Maria [2014], comme Au pays des vieux chars disons, les chansons plus country, elles ne peuvent pas fitter dans mon univers, présentement. De même que les chansons plus personnelles que j’avais écrites sur Démon vert [2012], celles pour mes enfants… Je n’ai plus envie de faire brailler le monde. J’ai envie de les faire voyager. Prendre les gens par les sentiments, mais autrement. En les faisant réfléchir. Par rapport au texte. Ça a beaucoup rapport à la dépression, c’t’affaire-là. »

« C’t’affaire-là » s’intitule donc Full Face. Un disque nécessaire pour la santé mentale de Placard. Un disque en réaction à ses précédents albums, à une année complète passée enfermé en studio, à peaufiner la musique des autres. « J’ai fait huit réalisations [d’albums], et j’ai fini par m’oublier un peu dans ça, explique-t-il. Quand tu fais de la réalisation, tu ne fais qu’écouter les autres parler. Après, tu proposes des idées, mais en les garrochant, en essayant plein d’affaires. Tu finis par te vider. »

Pour s’extraire du blues du studio, il lui fallait se remettre à écrire. L’exercice l’a alors complètement vidé. Là, un moment donné, je me suis dit : Ok, faut te mettre à écrire. « Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à ne plus avoir envie de sortir, d’aller dans un 5 à 7 ou un lancement de disque ou quoi que ce soit. J’ai passé un gros trois mois chez moi, à ne voir que ma famille. C’est eux autres qui m’ont aidé, en fait, qui m’ont redonné le sourire. » De cette sorte d’épuisement professionnel et créatif est sorti un disque « dont je suis fier aujourd’hui », dit Placard, qui assure très bien aller aujourd’hui.

Les chansons de Full Face font entendre Dany Placard comme jamais nous ne l’avions entendu auparavant. Le folk rock et le country d’antan ont pris le bord. « Ça fait longtemps que je voulais faire de la musique plus flyée, plus grandiose, précise le musicien. Je voulais des cordes, des claviers, j’ai attendu pour en mettre parce que c’est redevenu à la mode, les claviers. »

Surtout, il s’est forcé à composer différemment. « Du moment que ça penchait vers le folk, je mettais la chanson de côté. J’ai fait l’exercice de composer avec des guitares que je n’utilisais pas avant. J’en ai racheté, j’ai accordé mes guitares de manière différente. Du moment que je prenais un « pattern » d’écriture que je connaissais déjà, je m’en éloignais tout de suite. »

Même chose pour le guitariste et co-compositeur Guillaume Bourque, le seul rescapé de son ancien groupe d’accompagnateurs. « Lui, il s’est acheté une guitare baryton, une guitare à quatre cordes, juste pour voir si c’était possible de composer différemment, juste pour casser ses réflexes. J’arrivais avec une base, un genre de thème musical composé à la guitare, et lui essayait d’en inventer un autre par-dessus. Il me disait : Tiens, essayons de rajouter un ou deux accords là-dedans, juste pour casser le moule, pour que ça sonne moins carré. »

Les guitares constituent une des richesses de cet album raffiné, étonnamment groovy, à des lieues du folk brut auquel Placard nous avait habitués. Sur les deux tiers du disque, il aborde de front cet état dépressif qui l’a habité pendant quelques mois. Or, Dany Placard tenait à un disque aux musiques lumineuses, « malgré les textes sombres ».

« J’ai dit aux boys : Regardez, on le sait comment je file là-dedans. On lit les textes, on voit comment je les chante, mais musicalement, je ne tiens pas à ce qu’on aille jusque-là. Je veux pas que ce soit « deep », musicalement. Je veux que ce soit plus dynamique, plus rythmé – y’a même des motifs rythmiques inspiré de la musique du monde ».

Le ménage n’est pourtant pas terminé, assure l’auteur-compositeur-interprète, qui s’estime entrer dans un nouveau cycle créatif grâce à Full Face – ou à cause de son burnout.

« J’ai déjà un autre projet de groupe que j’ai parti avec des chums. J’ai recommencé à écrire tout de suite des nouvelles chansons parce que je ne veux pas attendre encore trois ans avant de lancer un disque. Je pense que ça va s’éloigner encore davantage du folk, sans que ce soit rock. Tu sais, j’ai 41 ans, je n’ai plus rien à perdre. Je préfère essayer des trucs plutôt que de m’enfermer dans un format pour plaire au public. Je ne pense pas d’ailleurs déplaire à mon public, parce que je sens qu’il m’est fidèle. »



Photos en-dessous par Ronald Labelle

À 73 ans, Robert Charlebois est encore et toujours une bête de scène, en phase avec la grandeur de son œuvre prodigieuse. Le 16 octobre 2017, ce sera à la fois ce répertoire immortel et cet homme d’exception qui seront célébrés au Gala de la SOCAN de Montréal.

Young Robert CharleboisCe soir-là, on lui remettra notamment le prix Excellence, qui souligne le succès remarquable d’un membre SOCAN tout au long de sa carrière. Pour le principal intéressé, cet honneur est une belle marque de reconnaissance. « Ça montre que, s’il y a bien une chose qui fédère tout le monde, c’est la durée. Le talent, personne ne comprend ce que c’est vraiment, mais les carrières de 40, 50 ou 60 ans, ça veut toujours dire quelque chose. »

Pourtant, rien ne laissait présager cette longévité au début des années 1960, alors que le futur enfant terrible de la chanson québécoise amorçait sa carrière comme pianiste aux côtés de son ami et concitoyen du quartier Ahuntsic à Montréal, Jean-Guy Moreau. Chanteur et comédien vedette des boîtes à chansons, ce dernier se spécialise alors dans les imitations de chansonniers. « C’était quelqu’un de très méticuleux, et il m’avait demandé de jouer des tounes lorsqu’il retournait en coulisses pour se changer. L’affaire, c’est que les gens n’aimaient pas ça du tout quand je chantais… Ils venaient pour rire, pas pour m’écouter ! »

À ce moment, Robert Charlebois propose une chanson typique, classique et bien de son temps, héritée de l’attrait de son père pour les crooners américains comme Frank Sinatra et de celui de sa mère pour les chansonniers français comme Charles Trenet. Fan de Chopin, il a appris à jouer du piano au pensionnat, même s’il était incapable de lire « les petites notes noires », puis a découvert le rock’n’roll à l’adolescence, entre autres Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. « Ça a donné l’amalgame que je suis, quelque part entre Elvis et Maurice Chevalier », résume-t-il, en riant.

Suivant les conseils de son professeur Marcel Sabourin, qui l’encourage « à éclater sa créativité » lors de son passage à l’École nationale de théâtre du Canada entre 1962 et 1965, il compose plusieurs chansons et donne des spectacles en solo. Une rencontre dans un café avec le chansonnier et poète Jean-Paul Filion s’avère tout particulièrement marquante.

« Il m’a vu chanter La Boulé et a tout de suite accroché. Il m’a dit que, si j’étais capable d’en faire 10-12 de même, il allait me présenter un gars qui s’appelle John Damant. Pas longtemps après, je suis allé voir ce producteur-là avec mon habit chic pis mes chaussures blanches. Il m’a dit : ‘’Avec toi, on fera pas un 45 tours… On va tout de suite commencer par un album, car t’es dans le calibre de Vigneault et Léveillée.’’ Six mois plus tard, je suis revenu avec mes chansons, et on a enregistré tout l’album en un après-midi. »

Robert Charlebois 1970sSuccès d’estime, Vol.1 pave la voie à son successeur, qui parait en 1966. Presque renié par son auteur, ce dernier passe quelque peu inaperçu, et Charlebois réalise qu’il doit changer son approche. « Si bien écrire, c’est écrire comme personne, alors chanter, ça se doit d’être pareil. Bref, pourquoi essayer d’être un Bécaud No. 2 quand il y en a déjà un ? »

«  À ce moment, la revendication culturelle des peuples commençait : les Bretons voulaient chanter comme les Bretons, et nous autres aussi, on se rendait compte qu’on n’était pas des Français. Sur mon troisième album, j’ai donc intégré des mots du patois québécois. C’était encore entre deux chaises comme écriture, mais ça ressemblait à rien de ce qu’on entendait à la radio. »

Décidé à ouvrir ses horizons, le jeune vingtenaire part à la découverte de l’Ouest américain pendant trois mois. Invité à séjourner chez la sœur de Michel Robidoux, son ami proche qui l’a initié à la guitare électrique, il rencontre plusieurs musiciens d’importance, notamment des membres de The Byrds et Big Brother and the Holding Company, dont fait partie Janis Joplin. « C’était le sommet du flower power, juste avant l’affaire Charles Manson. Une porte en ouvrait une autre, et tout ça grâce au langage international qu’est le blues. J’étais sur le balcon d’un motel au bord de la plage et, quand j’entendais une guitare, je lui répondais avec la bonne tonalité. J’ai rencontré du monde comme ça et, éventuellement, j’ai été invité à un party chez Peter Fonda, où toute la Terre semblait aussi avoir été invitée. Y’avait de la bouffe, de la boisson pis du pot pour tout le monde ! Au bout de trois mois, je suis revenu à Montréal et, dans les poches, j’avais le même 5$ avec lequel j’étais parti. »

Tout ré-inventer

C’est avec ce désir bien assumé de tout réinventer que l’auteur-compositeur-interprète entame la création de plusieurs nouvelles chansons. De pair avec les colocs de la commune où il demeure, il s’amuse à déconstruire et reconstruire des phrases écrites par Claude Péloquin. Ainsi est née Lindberg en une nuit.

« Claude écrivait sur des paquets de cigarettes, des caisses de bières, des petits papiers. Un soir, les filles (Louise Forestier, Mouffe et Sophie Clément) ont rassemblé ces écrits éparpillés et me les ont apportés. C’est moi qui ai fait le ménage dans tout ça, en trouvant l’intro et le hook. Ensuite, j’ai montré ça à Vigneault, et il m’a dit que c’était pas chantable et que je pourrai jamais mettre ça en musique. J’ai pris ça comme un défi ! (…) Louise et moi, on s’est assis et on a trouvé l’harmonie, puis on a interprété la chanson à des chums de Claude qui passaient par là. Ils nous demandaient sans cesse de la rejouer, en s’allumant des pétards. Loin de moi l’idée de faire l’apologie des drogues, mais disons que la ‘’psychédélie’’ nous aidait à voir la musique comme un territoire exploréen. On peut appeler ça une création collective », explique celui qui, pour cette chanson, sera aussi récompensé du prix Empreinte culturelle au prochain Gala de la SOCAN, à l’instar de son coauteur Claude Péloquin et des Éditions Gamma.

Emblématique et pionnière, cette chanson donne le ton au reste de la création de ce quatrième album, créé dans une certaine urgence à l’aide de quelques collaborateurs de choix tels que le quatuor du Nouveau Jazz Libre du Québec, Marcel Sabourin et Gilles Vigneault, qui signe le texte de La Marche du Président. « Ça, ça a été écrit en une nuit, la fois où j’ai fait fumer Vigneault pour la première fois de sa vie! (rires) On est débarqués dans son deuxième étage à Québec, Louise et moi. J’avais l’air de base en tête, et Gilles a tout de suite embarqué avec sa plume. »

Entièrement enregistré en une nuit et mixé sur une période de plusieurs semaines au studio du renommé André Perry à Brossard, Robert Charlebois Louise Forestier obtient d’abord un accueil mitigé. « Ça a pris six mois avant que les radios commencent à tourner ça. On s’est fait huer en faisant la première partie de Jean-Pierre Ferland… On a même été excommuniés par le cardinal Léger parce qu’on disait ‘’une crisse de chute en parachute’’ ! De l’autre côté, ceux qui aimaient ça, ils aimaient vraiment ça. Les Français, notamment, trouvaient qu’il y avait une énergie là-dedans qu’on ne retrouvait pas ailleurs dans la musique francophone », se souvient celui qui a foulé les planches de l’Olympia de Paris à plusieurs reprises dans les années subséquentes, avant de partir en tournée avec Léo Ferré. « Moi, en tout cas, j’étais convaincu d’une affaire : pour une fois, je savais exactement où je m’en allais. »

Robert Charlebois L’OsstidchoProfondément marqué par un spectacle de Frank Zappa qu’il a vu, le chanteur enjoint ses amis Louise Forestier, Mouffe et Yvon Deschamps à créer un spectacle multidisciplinaire au Théâtre de Quat’sous, alors détenu par le coloré Paul Buissonneau. Deux jours avant la première de mai 1968, ce dernier quitte son rôle de directeur artistique, incapable de gérer la troupe. « Ton hostie de show, fourre-toé-le dans l’cul », lance-t-il à Charlebois, qui voit là une bonne occasion de rebaptiser le spectacle.

« Il voulait qu’on mette des petits chapeaux en papier, alors que moi, j’arrivais de Californie et que j’avais vu c’était quoi, un show éclaté. Il trouvait aussi qu’on jouait trop fort, alors que nous, on voulait faire du rock. On l’a donc congédié et on a repensé le show en nous laissant plus de place pour improviser », se souvient le Montréalais. « À la fin de la première représentation, silence complet pendant deux bonnes minutes dans la salle. On capotait, on pensait vraiment que c’était le flop de notre vie… Pis, paf, d’un seul coup, tout le monde s’est levé d’un bond, et y’a eu 10 minutes d’applaudissements. On en revenait pas. »

Dans une période mouvementée pour l’histoire sociopolitique du Québec, ce spectacle contribue au renouveau de la culture québécoise, au même titre que Les Belles-sœurs de Michel Tremblay et L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme.

Se réaliser sur scène

La décennie suivante est également marquée par cet essor culturel manifeste et dynamique. Présentée sur les plaines d’Abraham en 1974, la Superfrancofête en est un des exemples les plus probants en raison de la tenue du spectacle J’ai vu le loup, le renard, le lion qui rassemble sur une même scène trois artistes clés de la chanson d’ici : Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois.

« L’idée, c’était de faire une grande fête célébrant notre terrain de jeu francophone, sans égard aux sensibilités politiques de tout un chacun », explique-t-il. « Je me souviens que Félix avait un peu peur de moi. Il avait dit à Gilles : ‘’Toi, Gilles, j’te connais, ça va, mais le petit jeune qui a pitché ses tambours à l’Olympia, penses-tu qu’on peut se fier sur lui ? Ça a l’air qu’il prend de la drogue pis toute.’’ En guise de bienvenue, quand je suis allé chez lui, il m’a dit : ‘’Parke donc ton char dans l’autre sens, ça va aller mieux pour t’en aller !’’ (rires) Après ça, on a eu ben du fun. On a pris un coup au gin tonique, pis on a pas mal ri. »

Comme pour beaucoup d’artistes au sommet de leur popularité dans les années 1970, le tournant de la décennie suivante marque le début d’un parcours plus sinueux. « Quand est arrivée la période disco, j’me sentais à l’aise de traverser ça, mais avec du recul, je peux pas dire que c’était une grande période », admet-il. « Moi aussi, j’ai fini par tomber dans la tentation de la machine à rythmes et des synths claviers. C’était correct à ce moment-là, mais c’est vraiment pas mon monde. Moi, ce que j’aime, c’est la confrontation des cultures et des caractères qu’on retrouve dans un orchestre. »

C’est entre autres pour cette raison que l’artiste montréalais privilégie la scène au détriment du studio durant les décennies 1990 et 2000. Seuls quatre albums de nouvelles chansons sont enregistrés durant cette période, notamment Doux sauvage et Tout est bien, respectivement parus en 2001 et 2010 sous La Tribu.

« Maintenant, y’a pus personne qui attend l’album de personne, et je fais pas exception à la règle. De toute façon, c’est rendu l’ère du streaming, et je prévois la mort de l’industrie agonisante de la chanson francophone d’ici 20 ans. Rendu là, il y aura juste des amateurs qui font des mauvaises chansons », déplore-t-il. « Mais bon, j’espère être encore capable de vous étonner. Prochainement, je m’en vais à New York pour rencontrer un producteur de Brooklyn. Ça a l’air qu’il fait des merveilles, et je me dis qu’en rencontrant des nouvelles personnes, ça va peut-être m’amener ailleurs. »

D’ici la sortie potentielle de cet album encore flou, l’heure sera au bilan pour Robert Charlebois. Après tout, 2018 marque à la fois les 50 ans de son quatrième album phare et du monumental L’Osstidcho, ce qui laisse sous-entendre que les prix du Gala de la SOCAN ne seront que les premières gouttes de la pluie d’hommages qu’il s’apprête à recevoir.

Mais pour le chanteur masqué, ces anniversaires à haute teneur en nostalgie ne signifient en rien l’approche de la retraite. Au contraire, la légende s’apprête à retourner en France pour y donner une tournée en mars et avril prochains. « Je serais parti plus longtemps, mais mes musiciens et ma femme ne veulent pas ! Un mois et demi, ça a l’air beaucoup dit comme ça, mais pour visiter 40 villes, c’est pas tant que ça, surtout que j’peux pas enchainer les shows comme je voudrais. Ça m’arrive des fois de me comparer et de voir des groupes comme les Stones donner beaucoup moins de shows par année que moi, sans non plus avoir le même niveau d’énergie. Pour moi, la musique reste un sport extrême. C’est le seul que je pratique d’ailleurs. »