Le quatrième album du groupe montréalais Suuns marque un tournant dans sa manière de concevoir l’enregistrement, du travail d’écriture, développé avec plus de spontanéité, que dans l’assemblage des éléments sonores, conçus en petit comité sans l’aide d’un réalisateur externe. Avec pour résultat ce disque vif et vivifiant abordé « à la manière d’un mixtape », nous explique le batteur Liam O’Neil qui, avant d’entamer le volet européen de sa tournée, nous parle de cloches, de l’esprit d’équipe et du regretté Jaki Liebezeit.

SuunsLe disque Felt ne commence pas par un bang!, mais plutôt par un ding-dong. Un concert de cloches d’églises pour introduire la viscérale Look No Further, ça ne pouvait pas faire plus montréalais. Et pourtant, « ces cloches ont été enregistrées à Graz, en Autriche, confirme O’Neil. Et c’est drôle, car c’est moi qui ai enregistré ça, avec mon iPhone. On venait de terminer notre test de son, et en sortant de la salle, y’a ces cloches qui donnaient un concert. Ça a duré presque une heure. »

L’allusion à notre « ville aux cent clochers », pour reprendre les mots qu’aurait prononcés  Mark Twain, jouant au touriste dans la métropole québécoise en 1888, est donc totalement fortuite, assure le batteur, « mais je suis ravi que tu fasses ce lien. Surtout que cet album a été conçu dans cet esprit de collages sonores, en raboutant différentes pistes enregistrées, des expérimentations en studio autant que des trucs trouvés sur YouTube, ou des petits enregistrements que nous avions conservés sur nos téléphones. Si t’écoutes attentivement le disque, y’en a tout plein. »

Ça, c’est l’esprit « mixtape » de Felt, estime Liam O’Neil. « Enfin, non, pas un mixtape comme on le conçoit dans la scène hip-hop. Je ne pense pas que quiconque ayant écouté Felt y reconnaisse un mixtape, mais ça sonne comme un disque de rock expérimental. C’est l’idée de l’incongruité, de l’assemblage à partir de matériaux trouvés, le côté fait à la main, que j’associe à un mixtape. Cela dit, on écoute pas mal de rap, en fait, et même les grosses productions du moment. Je remarque d’ailleurs qu’on y passe souvent par toutes sortes d’émotions, de sonorités et de grooves différents », à l’image du coloré Felt, qui semble marquer un nouveau départ pour ce groupe souvent jugé austère et froid, d’où l’étiquette « gothique » que certains ont osé lui apposer.

Lors de l’enregistrement des trois premiers albums, le quatuor répétait en studio les compositions jusqu’à ce qu’elles atteignent la précision désirée pour pouvoir ensuite les enregistrer sur bandes, « généralement une affaire de cinq ou six jours, détaille le batteur. Cette fois, nous avons enregistré en cinq ou six sessions de plusieurs jours, dans ce que j’appelle notre « home studio » – le studio Breakglass ». Ben Shemie, chanteur et guitariste, agit comme principal auteur-compositeur : c’est lui qui sème l’idée d’une chanson dans la tête de ses collègues, « un thème, une ligne mélodique. On développe à partir de ça, on étend le registre de cette idée. Généralement, le texte est complété après la musique ».

Sans intention de départ, les quatre musiciens se sont réunis simplement en se laissant guider par le moment, « juste pour enregistrer les démos du nouvel album et voir où ça allait nous mener. On avait même l’intention d’embaucher un réalisateur pour nous guider là-dedans. Mais ça allait si bien que, à la troisième ou quatrième session, l’album est apparu. Ça y était. Ça rejoint encore notre notion d’un mixtape qui se révèle dans l’éthos, nous seuls en studios à travailler avec les moyens du bord. » Le réalisateur du précédent album, l’estimé John Congleton (il a travaillé la console auprès d’Angel Olsen, St.Vincent, Erykah Badu, The War on Drugs, on en passe), fut appelé à la toute fin des sessions d’enregistrements, non pas comme réalisateur, mais en tant que mixeur. « Il est venu à Montréal, il a tout fait en quatre jours. »

Se dégage de ce Felt une impression de nervosité, avec ses collages sonores disparates, ses subits changements de rythmes, le fil conducteur très tendu qui nous culbute d’un groove calme et minimaliste à une explosion de rythmes. « On a passé pas mal de temps durant notre carrière en étant perçu comme un groupe « sérieux », estime le batteur. Pourtant, nous entendre en concert est une expérience plus amusante et, d’une certaine manière, cet album ressemble davantage à l’expérience live qu’on offre – plus variée, plus amusante. »

D’ailleurs, Suuns se fixe une règle qu’il tente de suivre à chaque disque : ne pas surcharger la composition, en s’assurant que chaque piste, chaque détail, puisse être joué à quatre musiciens pour pouvoir ainsi le reproduire en concert. « Quand j’ai commencé à travailler avec ce groupe [autour de 2009], c’est ce qui m’a attiré, c’était justement l’impression de pouvoir suivre plein de directions musicales, expérimenter, toujours. Notre spectre musical est très étendu. »

À l’image de la vision musicale d’un de ses héros, le regretté batteur Jaki Liebezeit disparu l’an dernier, membre fondateur du groupe allemand Can, une influence manifeste sur le son de Suuns. « J’ai découvert son travail à une époque où faire partie d’un groupe rock commençait à sonner ringard et pas cool. Le style John Bonham, ce n’était pas moi du tout… Jaki, je l’ai découvert en même temps que Mick Fleetwood [Fleetwood Mac] qui, à mon avis, a un son similaire. Quelque chose d’obsédant dans leurs jeux. Tout d’un coup, chez Jaki, je comprenais qu’il était possible de mixer la batterie rock avec des sons électroniques. Je pouvais m’imaginer travailler avec un groupe rock sans le faire sonner « gros rock », en jouant de façon moderne. »