Elle a été sacrée Révélation jazz par Radio-Canada en 2019, elle pose ce mois-ci en page frontispice du magazine Châtelaine et elle a remporté le Prix du meilleur album jazz vocal aux JUNOs 2020 l’été dernier. Dominique Fils-Aimé est l’une des musiciennes canadiennes les plus en vue du moment, tous marchés et langues confondus.

Dominique Fils-Aimé On la savait capable de dompter la note bleue et de la mettre à sa main avec aisance, de composer ses propres morceaux en plus de reprendre des titres casse-gueule comme Strange Fruit sans rougir, ni même en servir une pâle copie. Entendre la voix de Dominique Fils-Aimé pour une première fois, c’est croire en la réincarnation des monstres sacrés comme Billie Holiday. C’est croire que, finalement, le jazz n’est jamais mort et même si Montréal, ville autrefois si vibrante au rayon des cuivres, a depuis longtemps perdu son El Morocco et ses autres institutions phares de l’âge d’or des cabarets. C’est un peu comme si cette femme-là appartenait à une époque tout autre. Un paradis perdu.

Sur son troisième effort solo, l’ultime épisode d’une trilogie amorcée par Nameless en 2018, un triptyque musical empreint d’une soif d’émancipation et de liberté, Dominique Fils-Aimé étend son champ de tir, ses horizons. L’album s’ouvre sur Grow Mama Grow, une chanson soul aux teintes doo-wop qui incorpore une partition de clarinette qui évoque à la fois la tradition klezmer et les sonorités arabisantes. Difficile de trancher entre les deux territoires pourtant si loin l’un de l’autre, et c’est précisément l’intention.

« Il y a des influences qui s’entrecroisent, qui se sont mélangées pour créer quelque chose d’autre. […] Je me suis permis de prendre toutes les influences chaleureuses que j’ai pu écouter dans ma vie. Des musiques qui viennent autant de l’Amérique latine, que de la Côte d’Ivoire ou du Cameroun, et du monde arabe. Je me suis nourrie de tout ça et je me suis laissé le droit de tout prendre ce que j’avais mangé et de le ressortir dans cet album. »

Les trois premières chansons dudit disque empruntent aussi pas mal à l’ère Motown, ne serait-ce qu’à cause des clappements de mains si caractéristiques au style qui se mêlent aux refrains joyeusement répétitifs et aux harmonies de voix divines – toutes portées par Dominique elle-même dans la version studio. On croirait entendre un vieux vinyle des Supremes au début de While We Wait quand, en réalité, le reste de la pièce mue vers quelque chose de plus près du gospel, de carrément spirituel.

« Ma sœur a étudié en musique et elle avait une librairie de CDs qui avait tout d’un magasin. Tous les jours, quand elle était à l’école, moi j’allais magasiner dans sa collection et je sortais un ou deux albums, pas trop, pour ne pas qu’elle remarque. Il y en avait que j’allais écouter plus longtemps que d’autres. Je me rappelle d’avoir gardé un album de Aretha Franklin au moins un mois. J’étais fascinée par sa voix. C’est les premières chansons que j’ai apprises par cœur alors que je ne parlais pas anglais. »

Du soul entraînant, l’autrice-compositrice-interprète passe au blues (Could It Be) avant d’entrer dans un segment plus introspectif ou même méditatif fait de complaintes contrastées, carrément lumineuses. La pièce-titre rompt quant à elle avec ce passage plus tristounet, mais empreint d’espoir et d’une volonté de rédemption tout à la fois. Dès les premières mesures, les percussions intégrées aux arrangements de Three Little Words annoncent de nouvelles couleurs, un goût pour les musiques africaines qu’on ne lui connaissait pas jusqu’ici. Spontanément, on pense à Fatoumata Diawara et Oumou Sangaré. Ce que Dominique Fils-Aimé propose sur cette plage 10 s’inscrit réellement dans le même registre que ce que pondent ces deux Maliennes.

« C’est très différent de ce que j’ai fait dans le passé, c’est vrai. Je voulais créer une espèce de retour aux sources et à la base, avec des rythmes premiers qui viennent vraiment nous percuter. Les percussions, ça me fait ça. Ça me percute, ça me donne envie de bouger. Il y a quelque chose de super organique dans le fait d’avoir des peaux qui vibrent sur des espèces de piliers en bois. Il y a quelque chose de viscéral, presque, dans les percussions. »

Le faire pour les bonnes raisons

On a souvent lu que Dominique Fils-Aimé a tergiversé de la photographie aux relations publiques avant de se lancer en musique, mais il ne faudrait pas non plus croire que la chanteuse était étrangère à son propre talent ou qu’elle l’a découvert sur le tard et au hasard d’un quelconque bar karaoké. Enfant, elle chantait déjà. « Quand ma mère n’était pas à la maison, j’allais m’enregistrer sur le répondeur. Je chantais des chansons que j’aimais, j’étais curieuse de savoir comment je sonnais. Je me souviens vraiment du choc que j’ai ressenti en m’entendant la première fois, mais j’aimais tellement chanter que je m’en foutais. Je me disais qu’un moment donné, ce serait peut-être plus juste. Je participais aussi aux spectacles à l’école pour chanter des chansons parce que la scène me faisait un peu peur. J’ai toujours aimé aller vers des choses qui me font peur parce qu’après, quand tu les confrontes, tu te sens tellement forte! »

Si Dominique s’est refusée à son sort de soliste pendant si longtemps, c’est surtout parce qu’elle préférait rester dans l’ombre. Non pas par timidité, mais parce que la discrétion lui convient. « À la base, j’ai commencé à faire de la musique professionnellement avec une amie qui fait du cinéma. On s’était parties une petite boîte ensemble où je faisais de la musique pour ses vidéos. Je m’étais toujours sentie plus confortable à l’idée de composer et de ne pas forcément être dans l’œil public. »

Même gamine, l’idée de faire le métier la rebutait.  Alors que certaines personnes seraient littéralement prêtes à vendre leur âme ou leur mère pour se changer en vedettes, la chanteuse de Montréal a toujours craint la célébrité. Elle est comme l’antithèse de l’influenceuse, de l’insta-babe fait chanteuse. « Faut que j’avoue: le fait d’être connue m’a toujours fait peur. Il y a quelque chose que je trouve super effrayant là-dedans. Là, ça va, il y a quelques personnes qui me connaissent, c’est totalement gérable, c’est pas comme si j’étais devenue une superstar, mais des fois je trouve ça intense d’avoir plus d’attention qu’avant ou plus de gens qui me reconnaissent. Ça me fait toujours bizarre. »

Le succès qu’elle récolte à présent la confronte intimement parce que ça ne faisait pas partie du plan initial. D’ailleurs, si Dominique a participé à La Voix, c’est parce qu’une recherchiste a déniché ses plus obscurs enregistrements en ligne et su la convaincre de se laisser prendre au jeu. « Je m’attendais vraiment à rester bien underground, à n’intéresser que quelques radios de niche, très très pointues. Être plus camouflée comme artiste, ça m’aurait très bien convenu, mais finalement il y a un peu plus de monde qui s’intéresse à ce que je fais et je ne vais pas cracher là-dessus, je suis quand même reconnaissante. Ça me permet de rejoindre plus de gens et, peut-être, de faire du bien à plus de gens. »

Partager un peu d’amour, voilà ce qui motive Dominique Fils-Aimé et la pousse à surmonter ses craintes. Un idéal empreint de sagesse et d’altruisme qui tranche avec la course aux likes sur les réseaux sociaux.