Il n’est pas surprenant que la musique de Dinuk Wijeratne explore aussi profondément la notion d’identité — surtout l’identité culturelle. Ce compositeur, chef d’orchestre, pianiste et pédagogue lauréat de nombreux prix est né au Sri Lanka, a grandi à Dubaï, a étudié au Royaume-Uni et à la Juilliard School de New York, avant de s’établir au Canada. Son œuvre reflète toutes ces influences, et bien d’autres encore, à commencer par les percussions indiennes qu’il pratiquait dans son enfance.

« J’adorais ces traditions, et ces sons allaient droit à mon oreille », raconte-t-il. « Je me suis ensuite tourné vers le piano, je suis tombé amoureux de Mozart, et, pendant quelques années, la musique classique a pris toute la place. Mais ce que je ne réalisais pas, en grandissant au Moyen-Orient, c’est que toutes ces autres influences entraient aussi en moi — et qu’un jour, il faudrait bien trouver un équilibre. »

Dinuk Wijeratne, Identity, Song Cycle

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Wijeratne a marié un orchestre classique occidental aux percussions indiennes dans son Tabla Concerto, et un quatuor à cordes aux platines du DJ Skratch Bastid sur Spin Cycle, un album lauréat d’un prix JUNO. Sur After Bela, il improvise sur la musique du compositeur hongrois Béla Bartók avec le clarinettiste d’origine syrienne Kinan Azmeh, et forme un trio jazz avec le joueur de tabla Mayookh Bhaumik pour This Way Up, où Wijeratne joue du piano non seulement avec les touches du clavier, mais aussi directement sur les cordes, transformant ainsi l’instrument en un outil à la fois mélodique, à cordes et percussif.

Son œuvre la plus récente, Identity: A Song Cycle, est née d’une publication Instagram du chanteur Elliot Madore dans la foulée des manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd. Le metteur en scène Joel Ivany a mis Madore en contact avec Wijeratne, qui a composé de la musique pour voix, piano, contrebasse et percussions, sur des poèmes de Shauntay Grant. Une vidéo des cinq premières pièces a été réalisée en 2022, et l’œuvre complète composée de dix chansons a été créée les 23 et 24 mai 2025 au Marilyn and Charles Baillie Theatre de Toronto. Une version orchestrale de cinq de ces chansons est également en préparation, et sera interprétée par l’Orchestre du Centre national des Arts.

« Je dirais que cette œuvre est une chanson savante contemporaine aux influences du monde entier », explique Wijeratne. « J’ai toujours voulu proposer ma propre version de la chanson savante contemporaine, et Elliot était partant, alors on s’est dit : “Et si on créait un cycle de chansons sur le thème de l’acceptation de soi?” Ça m’a vraiment parlé, parce que je ne me suis jamais senti entièrement oriental ni entièrement occidental, c’est une dichotomie et je vis bien avec. Pour Elliot, il s’agissait de son identité biraciale, mais pour d’autres, ce pourrait être religieux, culturel ou lié au genre. Au final, je veux que ma musique ouvre un espace où le public peut réfléchir à la façon dont on essaie tous, à notre manière, de réconcilier nos multiples identités. J’ai la chance de pouvoir m’exprimer en musique, car ça me permet de trouver un équilibre que je n’arrive pas toujours à atteindre dans la vie quotidienne. »

Dans Identity, il a créé un équilibre entre les traditions classiques, jazz et celles issues des musiques du monde. « Je pense qu’on ne doit pas juger la musique en fonction du style », dit Wijeratne. « Laissons l’artiste aller là où il veut. Qu’est-ce que la musique classique contemporaine, par exemple? Eh bien, elle peut être ce qu’elle veut! C’est une toile blanche. Dans Identity, on retrouve un baryton classique, une sorte de trio jazz du monde avec piano, contrebasse et batterie, et des percussions de diverses traditions jouées par Nick Halley, qui maîtrise les styles indiens, moyen-orientaux et latino-américains. »

L’œuvre a évolué au fil de trois années. « C’est comme ça que les choses prennent forme : on met nos idées en commun et on voit où ça s’en va », dit-il. « Shauntay m’envoyait des poèmes, et pendant que je mettais l’un d’eux en musique, elle travaillait déjà sur le suivant. Ç’a été un processus collaboratif de A à Z. »

Dinuk Wijeratne, Tabla Concerto, video, movements 1 and 2

Cliquez sur l’image pour démarrer la vidéo d’une performance de Tabla Concerto, Movements 1 & 2 de Dinuk Wijeratne sur YouTube.

Le processus créatif de Wijeratne repose souvent sur la collaboration et l’improvisation. Il travaille avec Kinan Azmeh depuis l’époque où ils étaient encore étudiants et il cite After Bela comme un tournant dans son approche de la composition. « Il n’y avait aucune place pour l’improvisation dans le programme, mais moi je voulais échapper à la partition », dit-il. « On vivait au même endroit, alors on rentrait à la maison et on expérimentait. On a commencé par improviser sur l’œuvre de Bartók, un compositeur qu’on aimait tous les deux. On adore cette pièce parce qu’elle marque le début de notre quête pour savoir si on peut utiliser l’improvisation issue de différentes cultures musicales comme tremplin pour écrire une musique influencée par toutes ces cultures. »

Wijeratne réussit à relever ce pari et il aime toujours autant improviser. « C’est le meilleur feeling au monde », dit-il. « J’adore diriger un orchestre. Il n’y a rien comme la sensation que tu ressens quand tu atteins l’apogée d’une grande œuvre musicale avec une centaine de musiciens devant toi et qu’on vibre tous à l’unisson. Mais la liberté de l’improvisation, elle, est incomparable. » Aujourd’hui, comme par magie, il trouve le temps d’enseigner l’improvisation entre ses tournées de direction d’orchestre aux quatre coins du monde, ses compositions, ses concerts… et son rôle de papa. À la lumière de tout ça, réconcilier une myriade d’influences musicales semble presque simple.

« Le Tabla Concerto m’a appris comment respecter les deux cultures en jeu, parce qu’il est facile de privilégier l’une aux dépens de l’autre », explique-t-il. « J’aimerais penser que chacune laisse de la place à l’autre, qu’elles se respectent et qu’ensemble, elles forment quelque chose de plus grand que la somme de leurs parties. »