Éric LapointeL’année : 1994. La ville : Montréal. Le lieu : le Hasard, pub en après-midi et discothèque en soirée –  aujourd’hui disparu – situé à l’intersection des rues Ontario et St-Hubert. Le contexte : un artiste et un journaliste de La Presse canadienne présents au pub – désert, en milieu d’après-midi – qui discutent du premier album de l’auteur-compositeur et interprète qui vient de paraître.

Face à l’auteur de ces lignes, l’artiste dans la jeune vingtaine parle de ses chansons et de ses aspirations avec une ferveur qui rivalise avec sa capacité phénoménale de vider une pinte de bière. Ça ne va pas bien pour lui. Le disque n’est écoulé qu’à quelques centaines d’exemplaires, les chansons ne «tournent» pas à la radio et les représentants des grands quotidiens montréalais francophones ont tous décliné l’invitation de faire une entrevue avec le jeune homme en dépit des efforts du représentant des disques Gamma de l’époque, Patrice Duchesne.

Vingt-deux ans plus tard, les choses ont bien changé. Éric Lapointe est une vedette consacrée. Il a vendu plus d’un million de disques depuis les débuts de sa carrière et il a vécu la vie de vedette rock comme peu d’artistes l’ont vécu au Québec, toutes générations confondues. N’importe quoi, Terre promise (poussé par le vent), et Marie-Stone, trois chansons parues sur le disque Obsession (Gamma GCD294, 1994) deviendront officiellement des classiques de la SOCAN* lors du Gala de la SOCAN, le 12 septembre prochain, au Métropolis.

Plus de deux décennies après cette première rencontre, les deux interlocuteurs reprennent cette discussion de 1994, cette fois, sans filtre, histoire de discuter de la genèse du trio de chansons phares.

N’importe quoi

« Le disque, c’était ma première production et ça a duré longtemps, se souvient Lapointe. Ça a duré un an et demi… On me demandait « d’écrire des ballades pour teenagers. » C’est la phrase exacte de Monsieur [Jack] Lazare (le patron de Gamma).

« À l’époque, je connaissais déjà Roger Tabra. On se voyait souvent… J’écrivais, mais il n’y avait rien qui plaisait à la compagnie de disques. Je commençais à être au bout du rouleau. C’était aussi le moment où je venais de me séparer de Marie-Stone. On y reviendra.

« C’est là que Tabra m’a dit : « On va te la faire, ta ballade. » Il m’a demandé : « De quoi veux-tu parler? » J’ai répondu : « N’importe quoi ».  Il m’a dit : « On a le titre! » C’était la première de nombreuses collaborations avec lui. »
Terre promise (poussé par le vent)

« Terre promise, je l’ai écrite à 16 ans, quand j’ai quitté la maison pour aller dans l’ouest. J’avais le mal du pays. Puis, je l’ai remisée dans mes tiroirs. Quand je suis arrivé en studio pour faire Obsession plusieurs années plus tard, j’avais une vingtaine de mes compositions  avec moi.

« Aldo Nova, qui réalisait le disque, en a juste retenu cinq. Pis en plus, il m’a dit d’aller les retravailler… C’était fou! Je jouais les chansons devant lui et je n’avais même pas le temps de me rendre au refrain ou au bridge qu’il me disait : « Non, elle n’est pas dessus! » (comme dans : pas sur la coche.)

« C’est là que j’ai fouillé dans mes tiroirs et que j’ai ressorti N’importe quoi. Celle-là, je n’étais pas rendu au refrain qu’il m’a dit : « Celle-là, elle est dessus ! ». Aldo avait repéré le hook. C’est un peu grâce à lui que cette chanson a vu le jour.

« C’est ironique. J’ai écrit ça à l’âge de 16 ans et j’en ai maintenant 46. C’est une chanson très symbolique pour moi. Je ne peux pas faire un show sans la chanter. N’importe quoi, à un moment, je l’ai laissée dans la garde-robe durant cinq ans. Et quand je l’ai ressortie, elle était devenue une chanson souvenir nostalgique. Je ne peux pas faire ça avec Terre promise. Et puis, elle vieillit bien. »

– C’est normal, non? Sur la version originale de 1994, elle commence avec une guitare acoustique très discrète.  C’est intemporel. D’ordinaire, c’est un gage de longévité.

« Une chanson, si tu n’es pas capable de l’interpréter guitare-voix ou piano-voix, ce n’est pas une chanson. Après, tu peux la faire comme tu veux, en country, en jazz ou même en heavy métal ».

Marie-Stone

« Marie-Stone, c’était Marie-Pier. Ma blonde. C’était aussi ma première grande peine d’amour. Quand j’essayais d’écrire N’importe quoi, je venais de passer d’un six et demi à Outremont à un trois et demi dans le centre-sud. Sans matelas.

« Marie-Pier, elle fumait du pot. D’où l’appellation Marie-Stone. Mais ce n’était pas une danseuse, contrairement à ce que tout le monde pense. C’était une fille qui faisait une maîtrise. »

– Indépendamment de la qualité de la chanson, il faut admettre que dans ce cas, le clip (une danseuse sulfureuse dans un club surchauffé de gars bourrés) explique en partie le succès de la chanson.

« Le clip a été fait par Alain DesRochers et Podz, qui sont maintenant deux cinéastes réputés. On ne pouvait pas rater notre coup. Dans ce temps-là, tout le monde était branché sur Musique Plus. Les radios avaient refusé Terre promise. CKOI a mis plus d’un mois avant de la jouer. Guy Brouillard (le directeur musical) n’en voulait pas. Mais quand Musique Plus a fait jouer Marie-Stone en rotation double, les radios n’ont pas eu le choix d’emboîter le pas. Musique Plus venait de donner un coup de pied pour partir la machine. »

« Est-ce c’était une question d’image? Je ne sais pas. Écoute… J’ai même été refusé à l’Empire des Futures Stars (NDLR défunt concours lié à CKOI). Mes deux démos étaient pourtant Terre promise et Marie-Stone. Et quatre ans plus tard, j’étais le président du jury de l’Empire des Futures Stars (rires). »

– Et quelle est la différence entre le Éric Lapointe des débuts et celui d’aujourd’hui, hormis l’évidence de l’âge?

« C’est ça. Je suis plus vieux, je suis un père et je me suis calmé. Mais J’ai toujours la même passion qu’à l’adolescence, surtout quand vient le temps de monter sur une scène. Et j’ai toujours le même trac. C’est sain. Et puis, c’est un privilège de toucher la vie des gens et de chanter encore devant des salles pleines avec une bouteille de scotch pas loin. »

* Pour devenir un Classique de la SOCAN, une chanson doit avoir été entendue plus de 25 000 fois à la radio canadienne depuis son lancement il y a au moins 20 ans.

Terre promise (poussé par le vent) et Marie-Stone
Éric Lapointe / Stéphane Campeau / Stéphane Tremblay / Adrien Claude Bance
Avenue Éditorial / Les Éditions Gamma ltée. / Les Éditions Clan d’Instinct inc.

N’importe quoi
Éric Lapointe / Roger Tabra / Aldo Nova
Éditions Bloc-Notes / Éditorial Avenue / Les Éditions Gamma ltée. / Les Éditions Clan d’Instinct inc. / Aldo Nova inc.