Tradition oblige, on vous présente cinq artistes rap québécois.e.s qui se révéleront assurément à un plus grand public cette année.

 Skiifall

Les années passent, mais la question demeure : qui sera le premier rappeur anglophone d’ici à avoir un succès tangible à l’international ? Les pronostics ratés ont été nombreux, mais on a peut-être la réponse la plus prometteuse à ce jour : Skiifall.

Né à Saint-Vincent dans les Caraïbes au début des années 2000, le jeune rappeur a le talent et l’étoffe pour percer le marché américain, mais jusqu’à maintenant, c’est surtout à Londres qu’il fait du bruit. Cette plaque tournante de la musique électronique est dorénavant reconnue pour son immense bassin de rap, notamment grâce à l’émergence et à la popularité du grime et du UK drill. Et Skiifall s’inscrit à merveille dans cette tendance britannique « J’ai vécu 8 ans à Saint-Vincent et j’ai jamais perdu mon accent (NDLR l’état indépendant est une ancienne colonie britannique). Sans même le savoir, le flow que j’ai pris a des influences [de ce qui se fait à Londres] », explique celui qui a notamment fait la rencontre du producteur Sampha lors d’un récent séjour dans la capitale.

Mais bien avant d’atterrir là-bas, c’est dans un studio communautaire de l’ouest de l’île de Montréal (la maison des jeunes Jeunesse 2000 aux abords de l’autoroute Décarie) que Skiifall a fait ses premiers pas, au tout début de l’adolescence. « C’est là que je me suis vraiment développé. J’y allais chaque jour de 14h à 20h. J’ai appris à développer ma voix, à jouer avec les effets. J’ai pris toutes les opportunités qui s’offraient à moi pour enregistrer. »

Cette assiduité a porté fruit. Les premières chansons du rappeur, parues sur les plateformes en 2020, nous dévoilent un artiste en pleine possession de ses moyens, évitant les lieux communs du trap et les flows saccadés conventionnels. Rapidement, le Montréalais a été interpellé par des artistes renommés comme le rappeur britannique Knucks et le trio jazz torontois BadBadNotGood – avec qui il a collaboré sur Ting Tun Up Part II et Break of Dawn respectivement. Il a aussi attiré l’attention de Virgil Abloh, regretté fondateur de la marque Off-White et directeur artistique chez Louis Vuitton. Le designer a choisi une chanson de Skiifall pour accompagner la campagne publicitaire de sa collection en collaboration avec la NBA.

Son affection pour la musique jamaïcaine des années 1970 et 1980 (tout particulièrement celle de Lee Scratch Perry et Billy Boyo) lui confère une originalité assez marquée par rapport aux autres jeunes rappeurs qui s’abreuvent uniquement aux tendances du moment. Son rythme de parutions, aussi, détonne de celui ses homologues : il n’a que sept chansons de publiées sur les plateformes. « Je veux que les gens comprennent que ce que je fais, c’est de l’art. Je ne veux pas sortir autant de musique que certains rappeurs aux États-Unis. Dans 10 ou 15 ans, personne ne va se rappeler de tout ce qu’ils ont sorti. »

Skiifall prévoit sortir un single en janvier, mais pour le reste, impossible d’en savoir plus. « Je n’ai pas de plan précis pour les prochains mois. Et de toute façon, tout peut toujours changer. »

Lova

Contrairement à beaucoup de ses confrères de la scène rap, souvent pressés de sortir leurs premiers enregistrements sur les plateformes, Lova a attendu le bon moment avant de se lancer.

Après avoir joué dans des groupes punk, hardcore et death métal, l’artiste originaire de Québec a commencé à rapper il y a plus de 10 ans. Mais c’est seulement en 2020 qu’il a dévoilé ses premières chansons : « J’ai commencé avec des petits raps en anglais, juste après avoir découvert Wu-Tang. J’étais pas pressé de sortir quelque chose. Ce qui me drivait, c’était de faire ça en gang, dans les partys. J’avais des bons verses qui faisaient réagir, mais j’ai toujours été lucide par rapport à la qualité de mon produit. Pis at some point, je me suis senti prêt. La nouvelle décennie approchait, et j’ai décidé de sortir une chanson par mois [pour souligner ça]. »

Vague, sa toute première pièce, est parue le 1er janvier 2020. Puis, Cohen et Distance ont suivi en février et mars. Il n’en fallait pas plus pour attirer l’attention de Carlos Munoz, cofondateur de Joy Ride Records, étiquette derrière les succès de Loud, Rymz et Connaisseur Ticaso notamment. « C’est lui qui m’a approché. Mon réalisateur Pierre-Olivier Couturier avait déjà travaillé avec un artiste de Joy Ride (William Hennessey), donc le contact s’est fait [très naturellement]. »

Évoluant dans un sillon hip-hop planant aux accents R&B mélodieux, qui peut autant faire penser à Post Malone qu’à Lomepal, le rappeur de 27 ans s’est illustré dans la dernière année et demie avec trois mini-albums parus sous l’importante étiquette rap montréalaise : Cool LOL, Gluant mais hot et le tout récent EP3. La richesse des sons et des textures, fruit d’un travail de proximité avec Couturier, Tommy Banksta et David Saysum (trois amis de longue date), donne un côté très original à sa proposition.

Un premier album verra le jour cette année « en théorie ».

Le Ice

Le Ice le dit d’emblée : il ne veut pas être une star. « Même le jour où je vais arriver au peak de ma carrière, je vais pas changer », promet celui qui s’intéresse plutôt « à l’art et aux bidous qui vont avec ».

Dans un milieu (et une ère) où la célébrité devient parfois une obsession, cette authenticité a quelque chose de rafraîchissant. C’est d’ailleurs pour la conserver la plus intacte possible que le rappeur lavallois de 27 ans a attendu aussi longtemps avant de prendre le rap au sérieux. « J’ai commencé à rapper très tôt, vers 12 ans. Je parlais de choses que j’avais même pas vécues, en rappant ce qui sonnait cool. Au niveau des paroles, c’était très ‘’gagagougou’’, mais côté flow, j’étais déjà très tight », explique-t-il. « Pis à un moment donné, j’ai choisi d’arrêter. Je voulais pus rien savoir. Je trouvais que le spotlight (qu’amenait la musique), c’était beaucoup pour moi. J’aimais ça être tranquille, je me voyais plus comme un gérant [d’artistes]. »

Le Ice est finalement sorti de l’ombre, quelque part en 2019. Inspiré par l’ambition et le succès de ses compères de Canicule Records, collectif / label dont sont notamment issus Tizzo et Shreez, l’artiste s’est imposé avec des chansons à l’énergie brute comme Moto, 412 et la bien nommée J’pas une star. Beaucoup le voyaient alors comme la prochaine révélation du label, mais une mésentente entre lui et la direction de Canicule concernant la sortie de son premier album a finalement retardé son entrée en scène.

Au début de 2021, Le Ice a donc pris le taureau par les cornes, en initiant son propre label, Sal Ent (diminutif de Solide à l’os Entreprise, en référence à cette expression qui fait partie intégrante de son lexique). C’est sous cette étiquette qu’est finalement paru son album JTA L’EAU POUR UN BOUTTE en juillet dernier. « J’irais pas jusqu’à dire que je repars à neuf avec Sal Ent – car ça serait ingrat de dire ça pour Canicule, qui a quand même fait de la bonne job – mais je vois ça comme si je construisais quelque chose de nouveau. Je décolle avec ma nouvelle identité. »

À elle seule, la chanson J’partie de loin [sic] incarne cette nouvelle identité : on y rencontre un rappeur plus conscient et vulnérable, capable d’avoir un point de vue éclairé sur son parcours mouvementé. « Cette chanson veut tout dire pour moi. C’est mon parcours », dit-il. « À cause la réception de cette track-là, je veux être plus personnel dans mes prochaines chansons. Pour que les gens apprennent un peu plus à me connaître. »

Le deuxième projet du Ice, intitulé Le mouton noir, s’en vient « quelque part entre février et avril prochain ».

SLM

SLM baigne dans la musique depuis l’enfance. Élevée au son du meilleur R&B des 50 dernières années, des Temptations à Mary J. Blige, la rappeuse d’origine guyanaise a aussi bénéficié d’un bagage reggae et gospel. « Ma mère faisait partie de la chorale de l’église, donc d’aussi loin que je me souvienne, la musique prenait une grande place chez moi. »

Le hip-hop, lui, a pris d’assaut sa vie à partir de l’adolescence. Les révélations rap américaines du début des années 2010 (Childish Gambino, Tyler, the Creator, Chance the Rapper et, surtout, Nicki Minaj) l’ont grandement marquée, mais elle a mis du temps avant de se faire assez confiance pour rapper. « L’une de mes grandes forces, c’est que je suis capable d’apprendre rapidement les paroles d’une chanson. J’ai beaucoup appris en répétant les chansons des autres. Peu à peu, j’ai fait des freestyles pour moi-même ou pour des amies proches, au téléphone, dans l’auto. Ensuite, je prenais le meilleur des rimes [que j’avais inventées] et j’allais les écrire chez moi. »

Ce n’est qu’il y a deux ans que la rappeuse du quartier Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal, a choisi de faire             quelque chose de concret avec toutes ses rimes. Dans un créneau trap moderne porté par un flow agile et une attitude irrévérencieuse, sa première mixtape SLM: The Complete Flex Season, parue en 2020, est en partie le résultat de ces années d’écriture.

« Avant ça, j’étais trop jeune pour même penser faire une carrière dans la musique. Mes parents voulaient que j’aille à l’école, que je suive mon ambition d’être vétérinaire. C’est en vieillissant que je me suis donné l’énergie nécessaire pour que la musique soit une option viable dans ma vie. Ma mère n’était pas certaine de mon choix, mais dans ma tête, à partir de ce moment-là, il n’y avait aucune raison que je ne me donne pas la chance de foncer. »

Forte d’un deuxième projet paru il y a quelques mois, le mini-album Real Talk Radio, l’artiste de 23 ans désire parler plus directement de ses tribulations, de ses doutes et de ses aspirations sur son prochain projet, prévu pour cette année. On y découvrira une signature musicale renouvelée, davantage portée vers le R&B lo-fi que le trap.

SeinsSucrer

Impossible de présenter Jessy Benjamin sans d’abord pointer l’éléphant dans la pièce, c’est-à-dire ce nom d’artiste pour le moins farfelu qu’est SeinsSucrer. « C’était carrément pour troller sur Instagram, faire rire le monde. Et avec le temps, les gens ont commencé à m’appeler de même pour vrai. »

Contre toute attente, le rappeur et beatmaker originaire du quartier Saint-Michel à Montréal a fini par bien porter son pseudonyme. « Ça définit bien le personnage », juge-t-il. « Ça évoque mon côté imprévisible, mais aussi mon côté plus débauché, dans l’optique où on imagine que le sucre sur les seins, c’est de la poudre. En même temps, le sucre, c’est aussi les bonbons, ce qui fait triper les plus jeunes. On a tous besoin de sucre. Et moi mon sucre, c’est mon juice, mon énergie. Bref, c’est ce qui m’amène à rapper. »

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le «juice» de SeinsSucrer est très concentré. En à peine trois ans d’activité sur la scène rap, l’artiste de 26 ans a fait paraître plus d’une dizaine de projets, que ce soit en solo, en duo avec le rappeur Don Bruce ou avec le producteur Dr. Stein. Uniquement en 2021, on parle de quatre albums et d’un EP.

Ces cinq plus récentes parutions témoignent assez bien de son évolution en tant qu’artiste. D’abord connu pour son mumble rap à l’Auto-Tune exacerbé, SeinsSucrer a récemment dévoilé un flow plus incisif, en phase avec son amour du rap boom bap de la côte Est américaine.

« Je suis vraiment plus en contrôle de ma voix, de mon rythme et de mes cadences », observe-t-il. « RZA disait que ça prenait 10 ans pour un master lyricist. Là, ça fait 11 ans que je rappe, et je suis au meilleur de ma qualité d’écriture et je comprends mieux que jamais les structures [de rimes et de chansons]. Je suis parti d’un vibe trap aigu à un style plus axé sur les lyrics. C’est rendu thérapeutique de rapper comme ça. Ça fait travailler ma créativité. »

Par l’entremise de ses textes, qui prennent essentiellement la forme de chroniques urbaines où règnent les situations cocasses marquées par la consommation abusive de drogues, SeinsSucrer se révèle à la fois comme un rappeur absurde et intelligent. Sa grande productivité l’a amené à trouver et développer son style à une vitesse supersonique.

Cette cadence se poursuivra en 2022 avec plusieurs autres projets, dont un entièrement produit par Jam (de la Brown Family) et un autre par Mike Shabb.