La chanson et la poésie ont toujours été cousines. Or curieusement, l’encre des poètes tend à être confinée aux rayons des bibliothèques. Le vent serait-il en train de tourner? Après le succès de Douze hommes rapaillés, où Gilles Bélanger célébrait les vers de Gaston Miron, Yann Perreau fait équipe avec Claude Péloquin, tandis que Thomas Hellman plonge dans l’œuvre de Roland Giguère.
« Il y a déjà de la musique dans la poésie et quand j’entends de la musique, j’entends des mots, observe Claude Péloquin. C’est très lié. J’ai l’impression que c’est le même monde. C’est pas parce que c’est écrit que ça ne passe pas par les oreilles : les yeux et les oreilles sont pas mal proches! » Vrai qu’au fil des ans, maints poèmes ont eu droit à des enrobages musicaux ou sont devenus des chansons à l’initiative des Léo Ferré, Jean-Louis Murat, Villeray et autres Robert Charlebois. Comment des auteurs-compositeurs, qui peuvent s’exprimer avec leur propre plume, en viennent-ils à défendre les mots d’un autre? Par d’heureux hasards et des coups de coeur, semble-t-il.
« Il y a déjà de la musique dans la poésie et quand j’entends de la musique, j’entends des mots. » -Claude Péloquin
C’est ainsi qu’un jour, Thomas Hellman s’est retrouvé avec un recueil de Roland Giguère entre les mains, gracieuseté d’un ami. « J’ai découvert une opportunité artistique, raconte-t-il. J’ai senti qu’il y avait de la musique dans ces textes-là. Il y avait quelque chose qui m’appelait et je sentais que mon monde musical pouvait apporter quelque chose à cet univers-là. »
Le scénario est similaire chez Yann Perreau. À la suite d’une rencontre inopinée avec Péloquin, les deux hommes, de générations différentes, ont évoqué une possible collaboration. Pélo, comme on le surnomme, a fait parvenir une imposante somme de textes inédits au chanteur et bientôt, Perreau a erré dans les contrées lexicales du père de « Monsieur l’Indien ».
Éclairage nouveau
Un indéniable défi attend le créateur qui décide d’enrober de musique des vers et des rimes. Il faut en effet qu’il leur insuffle un second souffle ou qu’il parvienne à prolonger l’élan que l’écrit avait, à l’origine. Comment procéder? En prenant des libertés ou en restant scrupuleusement fidèle à l’original? Pour Yann Perreau, la démarche qui a présidé à la naissance de l’album À Genoux dans le désir n’était pas particulièrement dépaysante, car ses propres compositions découlent régulièrement de poèmes qu’il a pondus, pour ensuite les adapter en les parant de notes et d’accords. « Mes mélodies se sont toujours formées à partir des mots que j’avais écrits, précise-t-il. Je n’ai pas un “piétage” (nombre de syllabes) régulier. Souvent, dans mes structures de musique, il y a des formes particulières ou des 2/4 rajoutés parce que j’ai besoin de temps de rythme pour entrer mes phrases. Je n’aime pas quand c’est trop régulier. »
Fait intéressant, Péloquin lui a donné carte blanche pour mettre les textes à sa main. Perreau n’a pas tenté pour autant d’ajouter des rimes là où il n’y en avait pas. Ce sont plutôt les images, la prosodie et les allitérations qui assurent la dynamique et qui, du même coup, transportent les pièces sur un territoire moins conventionnel. « De temps en temps, je mets des rimes, parce que ça amadoue l’oreille, mais au fil des décennies, la poésie s’est libérée du poids des rimes et – pareil pour la chanson – ça lui fait du bien. […] C’est bon de laisser le sens avant la rime, de laisser la place aux sentiments exacts. »
Pour sa part, Thomas Hellman est demeuré très près de ce que Roland Giguère avait publié. Il était toutefois primordial pour lui que l’arrimage entre mots et musique coule de source. À ses yeux, c’est précisément lorsque cette chimie a lieu que la chanson devient une sorte de guide menant à l’île des poètes. « La poésie n’a pas besoin d’être mise en musique pour être bonne, rappelle-t-il. Quand la poésie est bonne, elle tient toute seule. Ce que je voulais faire, c’est l’éclairer sous une lumière nouvelle pour donner une voie d’accès à cette poésie-là. C’est la magie de la musique : elle rend une poésie, qui peut parfois être opaque, accessible. »
Public sous-estimé
Tout au long de sa carrière, Claude Péloquin a oscillé entre la sphère de l’oral et celle de l’écrit. Il est bien sûr derrière le succès « Lindberg », mais il a aussi lancé plusieurs albums et il planche sur un nouvel enregistrement avec Michel Le François, avec qui il avait signé « Les Chants de l’éternité ». Celui qui préfère « passer pour fou que de passer tout droit » est donc à même de juger de l’impact propre à la chanson. « Si on peut faire découvrir la poésie à un plus grand nombre de gens par la musique, tant mieux! La chanson, c’est plus sur l’instant. Le livre tu peux le fermer et y revenir, tandis que la musique, ça passe tout suite. C’est plus proche du karaté! »
Tant Perreau qu’Hellman ont cru qu’en partant sur la piste d’un poète, ils se consacreraient à un projet parallèle relativement marginal. Ils ont été surpris de la réponse positive et enthousiaste qu’ils ont obtenue. Pour le premier, l’album s’est inséré dans sa discographie au même titre que n’importe quelle autre de ses parutions. Mieux, il l’a mené, depuis février, au cœur d’une importante série de concerts. « Il y a du monde à qui je faisais entendre ma maquette au début et ils ne bronchaient pas; ils croyaient que c’était mes propres chansons. Quand je leur disais que c’était du Péloquin, ils n’en revenaient pas! »
Scénario similaire avec Thomas Hellman chante Roland Giguère, même si Hellman a opté pour un format livre-disque, qui l’associe forcément au milieu littéraire. Le chanteur, qui est chroniqueur radio à ses heures, tenait à témoigner du travail d’artiste visuel de Giguère, surtout que le défunt poète avait aussi été éditeur… Hellman s’est aperçu que non seulement ses fans habituels l’avaient suivi dans son aventure, mais également un nouveau public, intéressé par l’écrit. Il se retrouve donc lui aussi sur les planches, pour des spectacles ici comme en France.
Visiblement, les rimes riches et les strophes aux images fortes sont encore et toujours d’actualité. Elles prennent l’allure d’un heureux contrepoids à la légèreté, voire à la frivolité, d’une frange de la musique pop. « Il y a du monde qui ont envie d’aller plus loin; il y a un public pour ça, » constate Yann Perreau. « Il faut prendre des chances, il faut briser des murs, acquiesce Claude Péloquin. Le public est beaucoup plus capable d’en prendre qu’on pense. Il ne faut pas les bercer trop non plus… »