Airdrie, en Alberta, est une petite ville de 43?000 âmes au pied des Rocheuses. Art Bergmann habite en périphérie de la ville où il peut à la fois profiter de la majesté de ces Rocheuses et des étendues à perte de vue des prairies. Quoi de plus approprié pour ce marginal qui, depuis 40 ans, a toujours été fidèle à son côté rebelle.

Longtemps considéré comme un des pionniers du punk des années 70 et figure tout aussi marquante du rock alternatif des années 80 et du début des années 90, le plus récent album de Bergmann, The Apostate a des racines dans toutes ces époques, et bien plus encore, et est nul doute un ensemble cohérent de ses meilleures chansons en carrière en plus d’être son premier album en 18 ans. Le fait que son meilleur travail arrive à l’âge de 63 ans en dit long sur un artiste, et Bergmann s’en réjouit, tout comme les critiques, d’ailleurs, ainsi que le jury élargi du Prix Polaris, qui l’a inclus à sa longue liste de finalistes pour 2016.

Et ce ne sont pas que les commentaires acerbes sur des sujets tels que la culture du viol, les abus dont sont victimes les peuples autochtones, l’environnement ou la nature opprimante de la religion qui confèrent tant d’importance à The Apostate. La musique qui porte ces chansons est très éclectique et loin de ses racines « bête noire du punk ». « J’ai commencé à écrire ces chansons immédiatement après avoir complété Songs for the Underclass », raconte Bergmann. « J’étais sur un erre d’aller, j’avais des concepts et des mélodies plein la tête. Je voulais créer un album dont il serait impossible de dire de quelle époque datent ses chansons et de quel genre elles sont, je voulais faire un album intemporel. »

Et The Apostate est exactement cet album. Les textes sont parmi les plus décapants et les plus dystopiens, mais également parmi les plus tendres et les plus choquants que Bergmann ait écrits. Les cages qu’il brasse le sont par un homme qui s’est plongé dans l’histoire, l’anthropologie et la paléontologie dès son arrivée à Airdrie.

De tels propos semblent exiger les sonorités punk explosives de son passé, mais Bergmann fait grimper la donne émotive en juxtaposant ses textes protestataires à des musiques inclusives afin d’aller chercher de nombreux niveaux de lecture dans ses œuvres. Ses sonorités évoquent autant les prairies que le désert : du blues touareg nord-africain, des références percussives pakistanaises et indiennes, les mélopées entraînantes des derviches tourneurs, ainsi que les paysages envoûtants et venteux typiques de l’Americana.

« Je voulais élargir ma palette de sujets pour qu’elle touche à des thèmes plus universels que ceux qui me préoccupaient dans ma jeunesse à Vancouver et Toronto », confie l’artiste. « Je voulais que cette musique soit entendue par le plus grand nombre de gens possible, alors j’ai volontairement coupé dans le côté abrasif pour le remplacer par quelque chose de plus apaisant. “Cassandra” est un excellent exemple?; je l’ai lancée comme simple à la demande insistante de ma femme et de ma sœur. Avec toutes ces histoires de femmes autochtones disparues, nous pensions que le moment était idéal pour la présenter au public. Le fait que son lancement ait été au même moment que le verdict dans le procès de Jian Ghomeshi était un pur hasard, toutefois. J’avais écrit cette chanson trois ans auparavant », explique-t-il au sujet de sa chanson basée sur le mythe de Cassandra, qui a été violée par Apollon afin de détruire sa crédibilité.

« Lorsque je crée une chanson, je me demande toujours “qu’est-ce que ça va prendre pour arriver là où je veux aller avec cette chanson?” »

Art Bergmann se fait très insistant lorsqu’il explique que même si les chansons sur The Apostate partagent certains thèmes et certaines attitudes, chacune d’elles est une œuvre complète et entière avec de nombreuses strates de signification et de suggestion. « Les chansons commencent toutes par des pages et des pages de notes que je peaufine et élague jusqu’à ce que je sois convaincu que j’en suis arrivé à l’essentiel », raconte l’artiste. « Lorsque je crée une chanson, je me demande toujours “qu’est-ce que ça va prendre pour arriver là où je veux aller avec cette chanson??” »

LA chanson de l’album qui vous fera sans doute pleurer est « The Legend of Bobby Bird », l’histoire déchirante d’un jeune autochtone qui a préféré tenter sa chance seul dans la nature, pour finir mort de froid, plutôt que de rester dans un internat. Personne ne l’avait revu depuis 30 ans, mais sa dépouille a finalement été découverte en 2009. « Il y a tant d’enfants qui sont disparus et que l’on n’a jamais revus, des enfants qui ont préféré vivre dans la nature plutôt que de demeurer dans ces prisons », s’indigne Bergmann. « J’ai passé du temps avec la famille de Bobby Bird, je voulais leur permission, car je sais ce qu’est la douleur, et la douleur habite encore cette famille. »

Bergmann dit vrai lorsqu’il parle de douleur : au cours des dernières années, il a souffert d’arthrose sévère et, il y a quatre ans, on a dû l’opérer afin de supporter sa colonne vertébrale à l’aide de titane, faute de quoi il serait devenu paraplégique. Mais ce n’est pas cela qui l’arrêtera de s’en prendre à l’injustice et aux idées reçues.

On en en droit de se demander, quand on s’attarde au choix de titre pour son album, quelles croyances sociales, politiques ou religieuses Bergmann l’Apostat rejette. Il rigole et enchaîne : « je suis un traitre total de toutes les croyances, je rejette essentiellement tout », comme le sous-entend très bien le texte de sa chanson « Atheist Prayer » : « What will it take/ to crush your belief/ in your mistake/ you’re the God you create… » (Librement : Que faudra-t-il/Pour détruire ta croyance/En ta propre erreur/Tu es le dieu que tu crées…)

Bergmann adorerait partir en tournée pour répandre sa bonne parole, mais il doute en être capable. « J’adorerais partir en tournée, mais c’est trop dispendieux pour moi », dit-il. « Je pourrais faire ces chansons en version acoustique, mais le côté explosif et puissant de jouer en groupe me manquerait. J’ai une bonne petite maison de disques, Weewerk, et une bonne présence sur les réseaux sociaux, mais tout semble se résumer à la tournée. J’aimerais pouvoir en faire une avant de passer l’Arme à gauche. On verra. »

Entre temps, il a déjà commencé à travailler sur de nouvelles chansons, trois ou quatre sont déjà dans le pipeline, sans parler d’une tonne d’idées. Il promet déjà que le prochain album sera différent de The Apostate. Avec tant d’énergie créative, peut-il s’imaginer ne plus un jour avoir envie d’écrire des chansons?? « La création musicale va et vient », répond-il. « Comment et pourquoi, c’est un grand mystère. J’ai connu des disettes où l’idée me traversait l’esprit, mais elles ont toujours fini par passer et j’ai recommencé à écrire. La dernière fois que ça m’est arrivé, ce qui m’a sauvé est que les gens s’intéressaient de nouveau à moi, à mes vieilles chansons, et ça m’a donnée le goût de recommencer à créer de nouvelles chansons. »