Avant de lancer son premier EP chaudement accueilli, Studies in Grey, il fallait voir le groupe Super Duty Tough Work sur scène pour le croire. Armés de lignes de basses léchées, de cuivres mielleux et de textes ambitieux, le groupe de huit musiciens évoluant aux frontières du rap, du jazz et du R&B incarnait l’esthétique du hip-hop de la côte Est des années 90 et livrait des performances scéniques à couper le souffle d’un bout à l’autre du pays. Quand ils ont finalement décidé d’aller en studio, la réponse a été immédiate et dithyrambique : en 2020, Studies in Grey a été inclus sur la longue liste des finalistes du Prix de musique Polaris en plus d’être finaliste aux Western Canadian Music Awards.

Le groupe se dérit lui-même comme ayant « l’esthétique de l’âge d’or avec des racines dans le présents ». Mais dire du groupe qu’il vient de Winnipeg cache les origines internationales de ses membres, dont certains sont originaires de Boston, de l’Ohio et même d’Argentine. « Winnipeg est un « hub » culturel pour plein de choses, mais si on parle de « hip-hop » ou de musique « noire », on en retrouve très peu », explique le parolier et vocaliste du groupe, Brenden Kinley, dont le nom de scène est Brenden Grey.

« Winnipeg et hip-hop ne sont pas des mots qui vont naturellement ensemble, mais on a des expériences et des perspectives différentes sur le monde que ce que les gens associeraient généralement avec un groupe de musiciens « de Winnipeg ». »

Grey a grandi dans une maisonnée où la musique était reine et où se côtoyaient, sur le système de son, des artistes aussi variés que Bruce Cockburn, Grandmaster Flash, Prince et De La Soul. Il se souvient s’endormir au son de ses parents qui jouaient de la musique ensemble, sa mère installée au piano en chantant. « J’ai commencé à jouer des instruments de musique à l’âge de 10 et je n’ai jamais arrêté depuis », confie-t-il.

Bien que professionnellement Grey soit batteur, il écrit les textes de SDTW en gardant toujours à l’esprit comment les mélodies peuvent enrober, amplifier et changer des paroles, et il sait parfaitement les laisser en retrait des percussions ou les déposer habilement au point fort d’une pulsation. « Tout est rythmique », explique-t-il. « Je joue de la batterie et j’écris des textes depuis si longtemps que c’est naturel pour moi de penser aux rimes en termes de subdivisions du temps, c’est comme jouer un solo mais seulement avec des mots comme instrument. »

Règle générale, Grey présente un texte aux membres du groupe et ce sont eux qui créent ensuite l’arrangement. Mais comme nous avons tous dû nous adapter à une nouvelle réalité durant le confinement, le processus créatif du groupe est devenu plus collaboratif et les musiciens ont profité de cette pause pour chercher une nouvelle approche.

« J’ai un ou deux bons amis qui sont producteurs audionumériques. En gros, je créais un démo avec eux et je le présentais ensuite au groupe qui le réinterprétait », explique Grey. « Quant aux textes, je m’asseois et j’écris tout le temps, il y a des trucs sur l’album qui ont plus de cinq ans, tandis que d’autres textes ont été complétés quelques jours avant d’aller en studio. »

« En fin de compte, c’est la musique de la résistance Noire » — Brendan Grey, Super Duty Tough Work

« J’ai quelques carnets et un tas de feuilles de papier : je les étale devant moi, je les étudie et je copie-colle des bouts d’une page à l’autre. Mais récemment, on a commencé à écrire plus en groupe, ce qui signifie qu’on se réunit et qu’on lance des idées, qu’on y réagit, et ensuite on les enregistre et on les retravaille. »

Ça tombe sous le sens que le groupe soit ouvert au changement. La machine mélodique que Super Duty Tough Work a intégré à sa sonorité rend hommage aux visionnaires du « boom bap » des années 90 – Gang Starr, Digable Planets, A Tribe Called Quest -, des artistes qui avaient un don pour capter la zeitgeist en une tournure de phrase mordante. Sur « Bounty » Grey fait référence à Nas avant de mentionner Colin Kaepernick, tandis que sur « Hypnotic », il réfléchit au succès et à l’ambition avec une curiosité pleine d’innocence. C’est une décision sémantique intentionnelle enracinée dans le désir de contribuer à l’héritage intrinsèquement émancipatoire du jazz et l’ambition revendicatrice du hip-hop.

« En fin de compte, c’est la musique de la résistance Noire », dit-il. « Ça n’a pas nécessairement à être très explicite. Ce n’est pas nécessire de revendiquer constamment. Des fois tout est dans la manière de le faire. Tu peux sois dire « fuck la police », ou simplement faire la fête avec des amis et tout le monde passe un bon moment. Ce sont tous deux des gestes de résistance. C’est dans cette tradition que Super Duty Tough Work s’incrit. »

« FTP » est sans aucun doute l’expression la plus explicite de la manifestation de cette musique de la résistance. D’abord inspirée par une version de « Fuck The Police » pas J Dilla (à ne pas confondre avec le « Fuck Tha Police » de NWA qu’avait écrit Ice Cube et MC Ren) — que le groupe interprétait pendant « Dilla Days », un hommage annuel à ce géant du hip-hop — elle prend aujourd’hui un sens très différent, à l’heure où les appels à cesser de financer les services policiers se font entendre partout à travers la planète. Jamais enregistrée auparavant, Grey a voulu donner des ailes à la version originale.

« J’étais d’accord avec certaines paroles de l’originale, mais moins avec d’autres », confie-t-il. « Honnêtement, je trouvais qu’il ne frappait pas assez fort, par moments. » La chanson est devenue une des préférées des spectateurs lors de leurs concerts et une candidate de facto pour figurer sur l’album. « J’hésitais à l’inclure sur l’album », avoue Grey. « Elle avait besoin d’un deuxième couplet et ça m’a stressé pendant longtemps. »

« J’ai mis un an à écrire un deuxième couplet béton qui serait vrai à 100 % avec des arguments inattaquables qui ne peuvent pas être considérés comme une simple opinion. Je voulais aussi que les gens puissent s’y identifier et se retrouver dans la musique – le vrai pouvoir, c’est quand tout le monde voit qu’on se bat tous pour la même chose et que nos problèmes se recoupent. »