La chanteuse R&B LOONY a grandi à Scarborough, au nord-est de Toronto, et c’est là qu’elle a appris le chant de manière autodidacte, participé à un camp d’été axé sur le rock et lancé son premier mixtape alors qu’elle était au secondaire.

« Les gens de Scarborough se sentent un peu éloignés du centre-ville », explique LOONY, maintenant âgée de 26 ans. « Y’a pas grand-chose à faire ici à part créer… ou faire des bêtises. » Avant de partir pour étudier la littérature anglaise à l’Université McGill, à Montréal, LOONY affirme qu’elle se « comportait de manière vraiment insouciante et même dangereuse ». Et quand elle est rentrée chez elle, les vieilles habitudes sont revenues au galop.

Sur JOYRiDE, son deuxième EP lancé en avril 2020, elle examine ses liens avec son ancien quartier, ses expériences et ses mauvaises fréquentations. « Un joyride (ndt : une ballade dans un véhicule volé) est un crime, mais je le voyais aussi comme un véhicule pour transformer ces émotions en quelque chose que je peux contrôler », dit-elle.

Musicalement, elle y amalgame neo soul et R&B tandis que sa voix intimiste et émotionnelle sert d’ancre à chacune des chansons. Elle a travaillé en étroite collaboration avec les producteurs Akeel Henry — qui a été l’apprenti de Noah « 40 » Shebib, le producteur de Drake — et Adam Ponang afin de développer sa sonorité unique et légèrement expérimentale.

LOONY a commencé à écrire des textes quand il habitait à Scarborough, mais elle affirme que son séjour à Montréal a eu un impact majeur sur son écriture. Pendant ses études à McGill, elle est tombée amoureuse de James Baldwin, Toni Morrison, Virginia Woolf et T.S. Eliot. « Je manquais beaucoup de cours, mais je me souviens d’un cours en particulier où on discutait du poème “The Love Song of J. Alfred Prufrock” de T.S. Eliot », raconte-t-elle. « J’en revenais pas ! J’ai réalisé tout ce que je ratais en n’allant pas à mes cours. Cette discussion était incroyable. »

Avec le report de son horaire de spectacles, LOONY passe son temps dans la nature pour écrire de nouveaux textes. « Je crois que ce n’est pas un hasard qu’il y a autant d’excellents artistes dans le East End », dit-elle. « Il y a plus d’espaces verts et d’espace pour décider ce qu’on a envie de faire. »



Au bout du fil, Ashanti Mutinta (alias Backxwash) peine encore à réaliser ce qui lui arrive.

Il y a deux semaines, son deuxième album God Has Nothing to Do With This Leave Him Out of It s’est classé sur la courte liste du prix Polaris, qui célèbre chaque année le meilleur album canadien, tous genres confondus et sans aucun égard aux ventes. « Je ne m’attendais vraiment pas à ce que cet album se rende aussi loin », indique la rappeuse et productrice, à qui on apprend au passage qu’elle est la toute première rappeuse québécoise à obtenir une telle nomination. « J’en suis vraiment honorée ! »

Au-delà des quelques médias qui ont également souligné ce fait d’armes, la Zambienne d’adoption montréalaise a reçu peu d’éloges ou de félicitations de la part de la communauté hip-hop québécoise. « Pour être franche, je ne crois pas du tout être incluse [dans cette scène]. Je me sens plutôt isolée… La première liste de lecture Spotify sur laquelle une de mes chansons a été ajoutée, c’est Northern Bars, et elle vient de Toronto. Peut-être que mon style rejoint moins [les gens du Québec] ? » demande-t-elle sincèrement.

Il est vrai que sa musique a peu à voir avec l’héritage des Sans Pression, Muzion et autres pionniers de la scène rap québécoise. Inspirée par Black Sabbath et Nine Inch Nails, deux formations qu’elle a échantillonnées sur ce deuxième album, la rappeuse anglophone a aussi un penchant pour le hip-hop plus incisif des rappeurs américains Danny Brown et JPEGMafia ainsi que pour l’audace de Moodie Black, groupe précurseur de la tendance noise rap qui a notamment culminé avec Death Grips au courant de la dernière décennie.

 

Encore plus intense que Deviancy, un premier album aux teintes nu-metal, trap et horrorcore paru en 2019, GHNTDWTLHOOI flirte également avec le métal industriel et le doom. « Deviancy était un bon album de headbanging, mais sur celui-là, je voulais davantage transposer mes émotions en musique. Je crois avoir finalement trouvé un son avec lequel je suis confortable. »

Pour en arriver là, Backxwash a dû replonger dans son passé. « Cet album est un point tournant dans ma vie », résume celle qui a quitté la Zambie il y a plus d’une décennie. « Je voulais m’adresser à cet enfant qui pleurait chaque nuit dans un état de vulnérabilité extrême. Les paroles sont sorties comme jamais auparavant dans ma vie. »

« I told my mama that the devil got a place for me » (« J’ai dit à ma maman que le diable avait une place pour moi »), lance-t-elle sur Spells, chanson qui évoque son éducation chrétienne. « La personne que je suis maintenant est à 180 degrés de celle qu’était cet enfant hyper chrétien », affirme l’artiste trans, ajoutant qu’elle croit toujours en Dieu, mais « pas d’une manière traditionnelle ».

 « La chanson fait partie de mon processus de guérison »

La religion est d’ailleurs un thème majeur de l’oeuvre de Backxwash. Celle qui a échantillonné plusieurs chansons de métal chrétien en vue de son prochain EP Stigmata, prévu pour la fin juillet, en a fait de même avec une cérémonie dansante de son pays d’origine sur Black Sheep, l’une des chansons les plus personnelles de GHNTDWTLHOOI. Au sein de la communauté Nyau, une confrérie de son groupe ethnique d’origine Chewa, cette danse nommée Gule Wamkulu est un culte secret, l’étape finale d’une initiation rituelle ayant comme but d’intégrer les jeunes hommes dans la société adulte. Inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, elle symbolise beaucoup de choses pour une femme qui a dû faire une croix sur son pays d’origine. « La chanson fait partie de mon processus de guérison, car elle fait référence à ma famille et à ce que j’ai vécu là-bas. Je peux maintenant cicatriser », confie-t-elle, ajoutant que ce ne serait pas « sécuritaire » pour elle de retourner en Zambie.

Mais le bilan de cette enfance passée en Afrique a aussi du positif. Après tout, c’est là-bas qu’elle a eu un coup de foudre pour le hip-hop américain grâce au clip Mo Money Mo Problems de The Notorious B.I.G. « J’avais 9 ou 10 ans quand je l’ai vu pour la première fois, et ça a complètement changé mon monde. Notorious avait tellement l’air cool ! Je me suis mise à essayer de rapper comme lui, en recopiant ses paroles », se souvient l’artiste, qui s’est également initiée au beatmaking au début de l’adolescence.

Ses réflexions identitaires ont émergé au même moment. « Je me posais beaucoup de questions là-bas, mais j’ai seulement ressenti la liberté de m’assumer [comme je suis] lorsque je suis arrivée à Montréal », dit celle qui a rejoint la métropole québécoise en 2017 après huit ans en Colombie-Britannique. La chanson Adolescence est d’ailleurs destinée à son jeune frère, qui demeure toujours dans l’ouest du pays. « Je ne suis pas certaine qu’il a entendu la chanson… Pour être honnête, on se parle peu, ma famille et moi. »

« I guess maybe I should go to therapy / Cause keeping it inside is something that is eating me alive » (« Je devrais peut-être aller en thérapie / Parce que tout garder en dedans me ronge de l’intérieur »), narre-t-elle avec un calme poignant sur cette pièce criante de sincérité. Dans un genre plus abrasif, Black Magic aborde essentiellement les mêmes troubles d’anxiété d’une artiste qui, au lieu d’aller chercher de l’aide, préfère « continuer à entretenir ses vieilles habitudes », comme elle le dit elle-même sur la plateforme Rap Genius.

Mais il y a de l’espoir, assure Backxwash, citant en exemple Redemption, la chanson qui conclut GHNTDWTLHOOI. « Je n’irais pas jusqu’à dire que la chanson est une transition vers la lumière, mais d’une certaine façon, elle incarne l’espoir [de cette transition]. Reste qu’il y a une part d’incertitude à travers tout ça. J’ai encore beaucoup de questions à me poser, beaucoup de choses à changer dans ma vie. »

 



Un soir d’été, dans la cour d’un chalet de Cleveland (en Estrie, au Québec), des amis allument un de ces feux d’artifice que l’on trouve dans un dépanneur de bord de route. Parmi eux: Poirier, vétéran compositeur montréalais de musiques électroniques. Alors qu’il observe l’allumage avec sa fille, c’est l’épiphanie pour le prénommé Ghislain: ce qu’il a sous les yeux, c’est la pochette de son onzième album, Soft Power.

Poirier, Soft Power « C’est une photo qui a été prise avec un iPhone ! » s’exclame le musicien en renouant instantanément avec l’enthousiasme qui l’avait envahi ce soir-là. « Comme je n’avais pas mon téléphone, j’ai dit à Mani [Soleymanlou, homme de théâtre et ami de Poirier] : « Prends ça en photo. Je pense que c’est la pochette de mon disque! » J’aimais le fait que ce soit un peu random comme photo, mais en même temps, on peut y accoler du sens. Une flamme dans la nuit, ça marche avec Soft Power. Ça fitte aussi avec mon travail : des feux d’artifice que t’achètes et que tu fais péter toi-même, il y a ça partout. Cette image-là a quelque chose d’extrêmement local, mais elle a aussi une portée universelle. [Pause. Grand rire.] Je pensais jamais dire quelque chose d’aussi deep à propos d’un feu d’artifice ! »

Local et universel : les deux adjectifs ne pourraient mieux décrire la démarche humaine et créative de celui qui, depuis plus de vingt ans, s’abreuve à la source de différentes traditions et de différents courants, partout dans le monde, afin de créer une musique typiquement québécoise, au cœur de laquelle Montréal devient le carrefour de rythmes brésiliens, africains et caribéens.

Généralement guidé par son ambition de faire onduler le plancher de danse, Poirier n’avait cependant jamais enregistré un disque aussi animé par celle de créer des chansons au sens plus traditionnel du terme, avec couplets, refrains et mélodies entêtantes à la clé. Parmi les chanteurs et chanteuses conviés à participer à cet album digne d’un très suave 5 à 7: Flavia Coelho, Flavia Nascimento, Boogat, Samito et Mélissa Laveaux. « Je considère, oui, que c’est un album de chansons. Je voulais que des jeunes enfants puissent les fredonner. Je dirais même que c’est un disque de chanson québécoise ! »

On est quand même assez loin de Paul Piché ou de Vincent Vallières, lui fait-on remarquer. « Oui, mais pour moi, cet album raconte un point de vue. Je me suis toujours vu comme un pont entre différentes communautés, différentes cultures, différentes musiques. Alors mon point de vue, c’est de dire que même s’il n’y a pas de chanson en français sur le disque, c’est un disque de chanson québécoise. C’est ma vision du monde qui est québécoise. Le point de rencontre, c’est Montréal. »

À l’heure d’une prise de conscience de plus en plus importante de la violence de l’appropriation culturelle, pareil désir de métissage suppose évidemment une révérence envers la culture de l’autre, et surtout de ne pas ignorer les limites et dangers de cette posture lorsque celui qui préside au métissage est un Québécois blanc francophone.

« Ça fait quinze ans que je suis conscient de ça et le Québec, lui, en est conscient depuis deux, plaide Poirier. Quand j’ai sorti mes tounes de soca en 2009 et que je me faisais interviewer par des Trinidadiens à Toronto, penses-tu qu’ils ne m’en ont pas posé des questions ? »

Et que leur répondait-il ? « Je leur répondais que j’avais fait mes devoirs. Robert Lepage, lui, n’a pas fait ses devoirs. Et quand il a fait la classe de rattrapage, il n’a pas pris de notes. Il faut être dans une posture d’écoute. Si on reprend l’analogie du pont, quand tu construis un pont, faut que tu saches où sont les rives. Il faut être réellement intéressé ! Mais ça ne veut pas non plus dire de se promener en boubou dans la rue… »

Trucs d’écriture
« Quand je travaille sur une toune, c’est souvent difficile de l’écouter avec des oreilles fraîches. Ce que j’aime faire, c’est de crisser ça à plein volume et d’aller deux pièces plus loin dans la maison. Je regarde dehors et là, j’écoute la toune. En faisant ça, t’entends tout de suite ce qui ne marche pas. »

En coiffant son album des mots Soft Power, Poirier témoigne aussi de son rapport nouveau au travail, forcément transformé par sa paternité nouvelle (sa fille a trois ans). « J’ai compris que le travail n’est pas la seule chose qui nous définit », confie le workaholic qui se soigne. Il souhaitait aussi nous inviter à renouer avec cette valeur surannée qu’est l’ennui.

N’est-ce pas un peu étrange qu’un musicien souhaite que les gens qui écouteront son album… s’ennuient ? « Ce que je veux dire, c’est qu’il peut y avoir une puissance dans la retenue. On vit une époque où les gens ne sont plus capables de s’ennuyer, de contempler. Je ne veux pas dire que mon disque n’est pas complet, mais je voulais qu’il y ait de l’espace, que les gens puissent habiter l’album. Les bonnes histoires, ce ne sont pas celles où tout est dit. »