Shotto Guapo devient soudainement très émotif. Nous venons tout juste de lui demander à qui s’adresse sa chanson Rose, une très vulnérable ballade piano-voix concluant le volet Âme de son premier album en solo, Âme Nesia. Imaginez-vous Alexandra Streliski, ou Cœur de pirate, qui accompagnerait un rappeur à la voix lestée par la douleur du deuil.

Shotto Guapo« À qui je m’adresse dans Rose ? » répète Shotto au bout du fil comme pour se donner un peu de contenance. « Je m’adresse à ma grand-mère maternelle. C’est la femme qui m’a élevé quand je vivais en France. C’est grâce à elle si je suis dans l’art aujourd’hui. Je n‘étais pas toujours assidu quand il fallait aller en cours, mais elle voyait ce côté créatif en moi et elle m’encourageait. [Soupir] Nos derniers au revoir, ce n’était pas des au revoir. Je pensais que la vie continuait et qu’on allait se revoir, mais ça ne s’est pas fait comme ça. »

Né à Abidjan en Côte d’Ivoire, Shotto Guapo fuit les conflits violents faisant rage chez lui en 2002 pour rejoindre sa grand-mère Rose en Normandie. Le reggae avait jusque-là été sa musique de prédilection. Il sera d’ailleurs un temps le chanteur d’un groupe reggae, avant d’être foudroyé par la hardiesse du débit de Tupac, puis par tout le mouvement français du rap conscient (un rap animé par de fortes préoccupations sociopolitiques).

C’est donc tout ce riche bagage que Shotto Guapo met à contribution sur ce premier album: instrumentations africaines (on entend de la kora sur Cendres) et refrains chantés, mais aussi rythmes afrotrap et ambiances parfois oppressantes. D’où l’importance pour le MC de présenter un album double (peu importe ce que cela signifie à l’ère de l’écoute en continu): huit morceaux plus ensoleillés, très imprégnés de la quête d’amour universel du reggae (Âme), suivis de huit morceaux plus rudes, reflet de son regard impitoyable sur l’existence et de son espoir d’un jour arriver à rompre toutes ses servitudes (Nesia).

Face à l’horizon bouché d’un pays permettant peu de mobilité sociale (la France), Shotto Guapo mettait le cap sur Montréal en 2010. Il atteignait les demi-finales des Francouvertes en 2019 en compagnie de ces camarades David Campana et Major, avec qui il lançait un peu plus tard l’album CE7TE LIFE, moment marquant de son retour à la musique, qu’il avait mis de côté lors de son arrivée dans la métropole, le temps de compléter des études à l’Institut Trebas, qui lui permettent aujourd’hui de signer le visuel de tous ses projets.

« Notre combat dans ce monde, c’est de faire le maximum pour reach ce stade de liberté où tu peux mener ta vie comme tu l’entends »

Le rêve, quoi ? « Je suis déjà condamné », murmure pourtant Shotto, 29 ans, sur Condamné, une des chansons en apparence les plus pessimistes de Âme Nesia. « Non, ce n’est pas pessimiste, c’est une chanson révolutionnaire », explique celui qui ressortait vainqueur dans la catégorie Meilleur artiste de la diaspora, lors de la plus récente édition des Abidjan Hip Hop Awards.

« Quand je dis que je suis déjà condamné, je ne parle pas de moi personnellement, je parle de la race humaine. On arrive dans ce monde et, dès notre naissance, on tombe dans le capitalisme. Le capitalisme, c’est lui qui décide de ton degré de liberté, de ce que tu peux avoir ou pas. Si tu n’as pas d’argent, tu ne peux pas vivre comme tu en as envie, et un homme qui n’arrive pas à vivre comme il le veut, il n’est pas libre. Notre combat dans ce monde, c’est de faire le maximum pour reach ce stade de liberté où tu peux mener ta vie comme tu l’entends, peu importe les inégalités sociales dont on est victime. »

On aura compris que la musique est pour Shotto Guapo l’outil principal lui permettant de se rapprocher de cette liberté. On aura aussi compris que cette liberté passe par une réflexion en profondeur sur la trace qu’il souhaite laisser et sur le message qu’il veut passer. Même certains de ses morceaux les plus légers, célébrant la beauté des femmes envahissant la piste de danse d’un club, témoignent de ce désir de ne pas alimenter un discours objectifiant.

« J’ai une petite sœur et je ne peux pas m’amuser à dénigrer la femme, c’est aussi simple que ça. Ce n’est pas mon délire à moi, en tout cas. Je n’ai pas besoin de montrer la femme sous un certain aspect pour me sentir important. […] C’est essentiel pour moi de dire des choses avec ma musique, parce que la musique, c’est un outil puissant. Je ne veux pas juste avoir le fame. Pour moi, c’est très important l’influence que je peux avoir sur les générations qui me suivent. Même quand je vais dans le trap amusant, sans plonger les gens dans la grande réflexion, il y a un minimum de conscience à y avoir dans les lyrics. »