Au Québec, il y a le rap québ, une entité plus ou moins hermétique dans laquelle évoluent bon nombre d’artistes en vogue et il y a aussi un mouvement de femmes qui tentent par plusieurs moyens de faire en sorte que tous les genres musicaux leur permettent de tirer leur épingle du jeu. Alors que les deux groupes semblent difficiles à juxtaposer, il y a dans Random Recipe précisément les deux essences.

Random RecipeLe groupe célèbre ce mois-ci ses dix années d’existence avec un troisième album, Distractions. En formule trio, cette fois, le groupe ne compte que Frannie, Fab et Liu- Kong. Les huit chansons de l’album n’imposent aucune limite, les collaboratrices étant multiples et la facture sonore respirant l’inédit. Philippe Brault et Marie-Hélène L. Delorme (FOXTROTT) se côtoient à la réalisation. « J’ai jamais rencontré une réalisatrice avec un tel souci des sons, lance Frannie. Elle les sculpte comme personne ! »

Après Kill the Hook (2013) et Fold It! Mold It! (2010), Frannie, Fab et Liu-Kong ont ressenti le besoin de se réaffirmer, pour le public, mais pour eux-mêmes aussi. « On était conscients que ça faisait un bout qu’on n’avait rien sorti et les artistes, aujourd’hui, sont vraiment dans la culture de l’éphémère. Tu ne veux pas avoir l’air du vieux groupe qui ne veut pas se retirer », dit Frannie.

N’ayant pas le sentiment d’avoir « gagné à la loto de la musique », le trio admet avoir eu des hauts et des bas, mais c’est l’énergie du premier album qu’il souhaitait retrouver à tout prix. « Il y a deux ans, on a essayé de faire un disque et on s’est dit que tant qu’à sortir quelque chose, on allait s’arranger pour que ça soit mieux pensé », se rappelle Liu-Kong. « Le deuxième album avait été fait sous pression, ajoute Frannie. Tout était trop écrit et on avait perdu le produit brut. »

C’est telle une famille que Random Recipe a décidé de se rechoisir pour la suite. « C’est comme quand on décide de faire un autre bébé. Il faut s’assurer qu’on est encore bien ensemble. C’est difficile, la vie d’un band », dit Frannie. « Il y a dix ans, chaque show qui nous était offert, on devait ajouter des tounes parce qu’on n’avait pas d’album et on ne pouvait pas faire assez de temps sur scène sinon. On écrivait les tounes dans le char et c’était nous. Pour le deuxième album, on a fonctionné avec le côté cérébral de la musique et c’était pas nous », renchérit Fab en expliquant que la musique du troisième album les ramène dans leur interprétation physique de la musique : pour Random Recipe la musique s’exprime avec le corps. « On aurait trouvé ça dommage de finir notre carrière sur le deuxième album pour lequel ça avait été plus difficile », dit Liu-Kong.

De la musique d’ovnis

Durant les dix dernières années, le hip-hop est devenu mainstream à Montréal, mais les gens qui inséraient Random Recipe dans la catégorie « rap féminin » jadis viennent à comprendre que tout ne mérite pas d’être classifié. « On reste encore un ovni à côté, image Frannie. On emprunte au hip-hop comme on emprunte au funk et à tant d’autres genres. On a plus joué avec Canailles qu’avec Dead Obies, dans les dernières années (rires)! On est cette affaire-là qui est à côté de tout. »

Si les femmes en musique sont rendues à l’étape de réclamer leur place dans le milieu, il est d’autant plus difficile de le faire dans un style comme le hip-hop où les exemples féminins sont plus rares. « Il y a quand même de plus en plus de filles qui font du rap, dit Frannie. Ça ne sert à personnes de se faire compétition. Ce que Sarahmée fait et ce que nous on fait, ça n’a rien à voir, donc on est bien mieux de s’entraider. On est rendues les grandes sœurs et grands frères des artistes qui se cherchent », ajoute-t-elle en précisant que Betty Bonifassi, Beast, Ariane Moffatt, et Pierre Lapointe, entre autres, les avaient pris sous leurs ailes dans leurs débuts. « Marie Gold m’appelle une fois par semaine en panique de carrière. Et je les ai, les réponses », affirme Frannie.

Au-delà du genre, il y existe une diversité musicale à laquelle on doit offrir les moyens d’expansion nécessaire. Les styles musicaux sont riches et diversifiés, à Montréal, parce qu’on offre les outils nécessaires pour bâtir des ponts entre les genres. « Le talent musical, à Montréal, n’est pas seulement près des lignes de métro et au Festival de Jazz, lance Fab. Il faut aller dans Hochelag et dans NDG, écouter ce qu’on n’a jamais entendu. C’est important. C’est ça la mosaïque d’ici. »

L’inspiration est florissante dans tous les coins de Montréal, mais aussi dans tous les coins du monde. Le groupe esquisse les grands traits de ses développements musicaux au gré des voyages qui forgent leur culture tout comme leurs intérêts. « C’est riche pour nous d’aller jouer au Brésil en revenant de la Côte-Nord », dit Frannie en riant.

Quitter sa maison

Sociofinancé et indépendant Distractions est l’album qui sort Random Recipe de sa maison… de disque. Désormais sans Bonsound, le trio gère son propre business comme il l’entend. « Au début ça faisait peur, avoue Frannie, surtout le sociofinancement, on ne voulait pas avoir l’air de quémander. Mais avec tout l’argent qu’on a récolté, ça nous a permis de valider que l’album avait sa raison d’être. » « On hate pas… Il fallait qu’on comprenne ce que c’était avant de pouvoir le faire nous-mêmes, renchéri Fab. Se poser des questions sur ce qu’on fait, c’est important aussi. Si on ne tombe pas, on sait pas c’est quoi se faire mal. Là, on a trois têtes sur les épaules, mais on est encore plus aware, parce qu’on a déjà fait nos erreurs. »

La thérapie de groupe

Voler solo, ce n’est pas une décision qui a été prise à la légère. À l’été 2016, le groupe s’est réuni à la Maison SOCAN de Los Angeles afin de créer les premières ébauches du troisième disque. « On s’est principalement servi de ce voyage-là pour jaser et se rendre compte qu’on ne savait pas du tout où on s’en allait, dit Frannie. On s’est questionnés sur la responsabilité sociale d’avoir un micro dans les mains. L’appropriation culturelle, c’est quoi pour nous ? Notre rapport à la culture hip-hop ? » Ce sont ces questions qui ont dirigé toute l’écriture qui est venue après. « On savait qu’on avait un style qui ne ressemblait à rien et on avait toujours pensé que ça le rendait fragile et qu’il ne fallait pas s’ouvrir à l’apport des autres, mais on a réalisé que c’était le contraire et qu’on voulait explorer et voir ce que d’autres filles pouvaient nous apporter », explique Frannie.

« On a aussi fait une thérapie de groupe, comme Metallica », dit Liu-Kong (rires) Le constat ? C’est difficile de faire durer un band. « Quand on était jeunes, on voulait être cool, mais la vérité, c’est qu’il va toujours y avoir quelqu’un de plus jeune et plus cool que toi, dit Frannie. En ce qui a trait à la nouvelle approche de la musique pour Random Recipe, le principal, c’est maintenant de miser sur les relations humaines. Marie-Pierre Arthur, Rhonda Smith (Prince),Ladybug Mecca (Digable Planets), Lisa Iwanycki (Blood and Glass), Heartstreets,Tali Taliwah (Nomadic Massive), Giselle Numba One, Sunny Moonshine (Sunny & Gabe) et Emily Lazar amènent leur grain de sel à l’album et la magie a opéré. « On n’a pas de modèle de ce que c’est de vieillir en musique au Québec en ayant un style plus wild comme le nôtre. Il y a un band au Québec, plus ancien que nous, qui a une femme à sa tête et c’est Duchess Says. C’est dur avoir un band et on veut créer des exemples. »

Où va-t-on ? Telle est la question qui guette toujours Random Recipe, en quête de nouvelles aventures ailleurs. « On veut aller là où on n’a jamais mis le pied, dit Fab. L’Europe de l’Est, le Japon, le sud de l’Afrique. L’album transpire l’Amérique latine et on n’est pas encore allé là- bas full band. On va aller vivre là-bas ce qu’il nous faut pour créer le quatrième album, peut-être. En dix ans, on s’est prouvé qu’on n’a toujours pas qu’un seul style. Ça vaut de l’or. C’est toujours vivant, comme du kombucha. »