L’œuvre commence avec fracas, ou plutôt avec une déferlante de percussions percutantes et de crépitement de baquettes qui créent une réelle impression d’alerte face au danger jusqu’à ce que les cuivres et les cordes arrivent avec un « hook » mélodique presque aussi dramatique. Cette œuvre, c’est Controlled Burn de Cris Derksen, violoncelliste et compositeurice du territoire du Traité 8 dans le nord de l’Alberta qui amalgame magnifiquement les musiques autochtones, classique et contemporaines.
Controlled Burn est une commande de l’Orchestre Métropolitain de Montréal et son chef Yannick Nézet-Séguin et l’œuvre simule les sons d’un feu de forêt. Sauf qu’ici, on parle de feux de forêt contrôlés utilisés par les peuples autochtones depuis des millénaires pour nettoyer les débris et protéger les arbres et la faune. La façon dont elle a vu le jour témoigne de l’approche unique de Derksen.
« Je réfléchissais à la notion de purifier la terre, et la notion de purification évoque aussi la notion de feu, et c’est là que j’ai décidé que ça serait une œuvre à propos d’un feu contrôlé », dit-iel. « J’ai jasé avec Amy Christiansen, la spécialiste autochtone des incendies de Parcs Canada et elle m’a expliqué comme le feu fournit des éléments nutritifs à la terre et fait ouvrir les graines de toutes sortes et les pommes de pin. Tout est une question de réciprocité, de protéger le sol et de s’assurer que nous avons des animaux et des poissons à manger. Et les sentiments qui découlent de cette idée, cet espoir de garder notre terre en sécurité, ont été utiles au processus. »
Derksen explique que les feux autochtones d’avant le contact avec les peuples occidentaux étaient des événements communautaires, mais qu’aujourd’hui, nous avons une vision plus militarisée des incendies. « L’atmosphère n’est plus la même – c’est une lutte, maintenant, et avec raison. C’est pour ça qu’il y a un aspect militaire à certains passages du morceau, surtout avec les percussions et ma boîte à rythmes qui fait une belle explosion. J’ai commencé à écrire cette œuvre à l’aide d’une technique appellée collegno qui consiste à faire rebondir le côté en bois d’un archet sur les cordes. J’ai fait jouer les violoncelles et les contrebasses avec cette méthode pour que ça ressemble au crépitement d’un feu qui prend naissance. Il y a un moment où l’orchestre joue en boucle avec moi, puis je pars dans ma propre direction et je fais des bruits d’oiseaux qui volent. C’est un moment très émotionnel et j’ajoute l’explosion, alors c’est très puissant. »
Derksen fusionne ingénieusement différents mondes musicaux en faisant entrer le violoncelle dans l’électropop et en intégrant l’électropop et la musique autochtone à un orchestre classique, ce qui force l’ouverture d’esprit dans toutes ces sphères. Iel joue du violoncelle en solo avec une boîte multieffet, une boîte à rythmes, une boîte à « loops », avec son groupe et en tant que soliste invité dans des ensembles classiques. Mais après la sortie de son troisième album, Orchestral Powwow (2016), qui mariait de manière intrigante violoncelle classique et musique de pow-wow, les commandes d’orchestres ont commencé à affluer.
Controlled Burn, écrite à l’été 2023, a été interprétée à Montréal, à Philadelphie et au célèbre Carnegie Hall de New York. Elle sera jouée par l’Orchestre symphonique de Saskatoon en octobre 2024 et l’Orchestre philharmonique de Calgary au printemps 2025, tandis qu’une nouvelle pièce est prévue pour la saison 2025-26 de l’Orchestre symphonique de Toronto. La musique de Derksen a également été utilisée dans une œuvre du Royal Winnipeg Ballet, et pour la seule année 2024, iel a composé la musique d’un long métrage et de deux documentaires, dont un documentaire de National Geographic sur la région de la baie d’Hudson.
« Composer pour un film est totalement différent », dit-iel. « Ça raconte une histoire avec des sons, mais ça n’est pas nécessairement toi qui as les mains sur le volant, il faut travailler avec la réalisatrice pour bien comprendre l’atmosphère recherchée, alors c’est pas toujours facile. Il faut aussi que tu penses à souligner l’histoire sans prendre toute la place, il ne faut pas que la musique soit trop imposante ou compliquée. »
Parmi ses projets à venir, mentionnons la coécriture avec des clients du Centre de toxicomanie et de santé mentale, puis direction Banff afin de diriger le programme de musique classique autochtone avec neuf participants et deux autres membres de la faculté. « Ce programme a vraiment ouvert les portes aux autochtones dans le monde de la musique classique », déclare Derksen, « et il a aidé le monde de la musique classique à réaliser qu’il y a des autochtones professionnels dans ce domaine. Je pousse continuellement pour ouvrir ces portes et m’assurer qu’elles restent ouvertes. »
Et comme si tout ça n’était pas suffisant, son quatrième album intitulé The Visit paraîtra en novembre 2024. « Je retourne à mes racines électro, mais avec un élément de musique de chambre », explique-t-iel. « J’ai bonifié mon groupe et on est sept maintenant : deux violons, une trompette, une batterie, mon violoncelle, ma femme Rebecca Benson qui chante avec moi et une danseuse à cerceaux. Je me demandais comment faire pour qu’un album contienne tout ce que je fais en tant que compositeurice. J’ai l’impression que cet album présente un bon équilibre entre improvisation, classique, électronique et de musique de chambre. Il incorpore plein d’aspects de mon langage musical et j’en suis vraiment fière ».