Depuis 45 ans, la Music Gallery joue un rôle influent dans l’évolution de la scène musicale expérimentale au Canada, notamment en créant son propre label, Music Gallery Editions (1977-1981), en lançant le magazine MusicWorks, qui est désormais une entité indépendante, en programmant une série d’événements de type « guérilla » dans la région de Toronto et, finalement, en s’installant dans ses locaux actuels au 918 Bathurst, quelques rues au nord de la rue Bloor. Aujourd’hui, le diffuseur indépendant peut ajouter « présenter une programmation indépendante même durant une pandémie » à la liste de ses réalisations.

Pour son nouveau directeur·rice artistique, Sanjeet Takhar, élaborer une programmation en temps de pandémie voulait dire accepter dès le départ la nature imprévisible de cette programmation. « Je pense que pendant la première année, je ne survivais pas! » affirme-t-il. « Essentiellement, on avait trois plans différents pour chaque événement qu’on planifiait avec un artiste : une prestation devant une salle à 50 % de la capacité, un “livestream” sur place ou un préenregistrement. C’était épuisant et ça exigeait de composer avec un calendrier en constante fluctuation. »

David Dacks, Music Gallery

David Dacks

David Dacks, l’ancien directeur artistique de la Music Gallery qui a été en poste pendant une décennie et qui assure désormais sa direction générale, compatit et il ajoute qu’il a trouvé très difficile d’être un observateur impuissant pendant que la communauté musicale tirait le diable par la queue. « Beaucoup d’artistes ont fait le bilan de leurs vies, de leurs pratiques et de plein d’autres grandes questions », confie Dacks. « Certains sont déménagés, d’autres ont complètement perdu leur motivation de créer des œuvres d’art et sont aux prises avec des problèmes de santé mentale et d’autres, surtout récemment, sont tombés malades. Les plans ont donc constamment changé. »

« Nous avons eu la chance d’avoir accès à un soutien financier [y compris le soutien de la Fondation SOCAN] et de maintenir un bon rythme de programmation afin de continuer à payer les artistes et les travailleurs du secteur artistique, mais le fait est qu’une pandémie est perturbatrice. Plus que jamais, il faut qu’on soit à l’écoute de nos artistes et de nos auditoires afin de savoir ce dont ils ont besoin. »

L’une des façons dont The Music Gallery donne aux artistes ce dont ils ont besoin, c’est en étant licencié « Autorisé à vous divertir » auprès de la SOCAN. « On s’assure que les auteurs-compositeurs dont on présente le travail sont rémunérés avec l’aide de la SOCAN », précise Takhar. « Dans le cas de créateurs de musique qui ne sont pas membres de la SOCAN, qui viennent de l’extérieur du Canada ou qui ne sont plus en vie, on essaie d’obtenir tous les droits nécessaires, on fait attention à l’utilisation qu’on souhaite en faire et à indemniser leur succession, le cas échéant. »

Une autre façon est en demeurant ouverte au changement. « Le plus gros changement a été de cesser de créer notre programmation en fonction des catégories de genres musicaux », poursuit Dacks. « Ça devenait problématique de diviser des idées artistiques complexes et de les catégoriser comme jazz, classique, pop ou – je déteste ce terme – musique du monde. Ce faisant, nous avons été en mesure d’accepter et d’encourager des projets uniques tels que le projet de jazz de chambre afro-cubain de David Virelles Gnosis, qui a ensuite été produit et lancé sur la célèbre étiquette ECM Records et a connu un succès mondial… »

« Une autre idée qu’on a eue, c’est d’inviter les artistes à également être commissaires pour d’autres événements, ce qui fait de plus en plus partie de notre programmation ces dernières années. Le meilleur exemple de ça c’est quand on a demandé à Bear Witness de Halluci Nation [anciennement A Tribe Called Red] de créer la programmation de notre événement vedette, le X Avant Festival, édition 2018. Il a pu tester des idées de programmation et approfondir son travail sur le concept d’Halluci Nation, notamment en créant une version avec plusieurs musiciens qui par la suite est partie en tournée et est allée en studio. »

Sanjeet Takhar, Music Gallery

Sanjeet Takhar

En dépit de leurs nouveaux rôles et d’obstacles inédits, Dacks et Takhar ont constaté qu’il était naturel de travailler en équipe. « Il n’y a aucun doute que Sanjeet était le choix tout indiqué pour le poste de directeur·rice artistique », affirme Dacks en se remémorant ce qui l’a aidé à se démarquer. « Nous l’avons choisi pour sa vision du monde, son empathie, son éthique du travail, son point de vue sur ce que l’expérimentation dans le domaine de la musique peut et doit avoir l’air ainsi que son attitude volontaire par rapport à l’histoire et à la communauté de la Music Gallery tout en guidant sa destinée. Iel n’a pas, tout comme moi, fait des études en musique qui aurait créé un lien avec cet aspect de notre histoire, mais en tant que DJ, iel a des goûts très variés et une disposition naturelle pour la programmation. »

Takhar, pour sa part, a dû réfléchir longuement à cette transition d’artiste indépendant·e à un rôle de direction musicale. « Passer du monde DIY au monde institutionnel me rendait vraiment nerveux·se », dit-iel. « Avec un changement politique massif après le meurtre de George Floyd, j’ai vu pendant des mois des membres de la communauté PANDC être consumés par des institutions qui n’étaient pas prêtes au changement. Ç’a fait des dommages, ça les a poussés à partir. Avant d’accepter le poste, j’ai passé environ deux semaines à consulter des personnes ayant des relations étroites avec la Music Gallery… Alors que je m’attendais à la “même vieille histoire”, ce fut en fait une énorme source de réconfort. Les gens ont fait l’éloge de l’espace, de David Dacks, et m’ont parlé des expériences formatrices qu’ils ont vécues en participant à des événements dans cet espace… Elle a une base si solide pour le changement social, qu’ils travaillent sur des politiques et des pratiques inclusives depuis des années, pas des semaines. »

Takhar affirme qu’au moment où la Music Gallery envisage son avenir, elle garde les artistes au premier plan : « Nous sommes en train de planifier notre année de programmation 2022-23 pour nous adapter à ces changements. Programmer l’avenir de la même manière que nous l’avons fait dans le passé revient à mettre une cheville carrée dans un trou rond. Ça n’a simplement pas de sens. Nous avons actuellement des conversations très sérieuses avec notre Conseil [d’administration], les artistes, les conseils consultatifs et, en interne, avec le personnel, au sujet de nouvelles initiatives qui nous feront passer d’une salle de concert limitée aux livestreams à un centre d’expérimentation, où les artistes peuvent se développer. »

La musique pour tous : Sanjeet Takhar et l’inclusivité de la Music Gallery
• L’argent compte : « Pour le développement et pour les commandes de prestations à la Music Gallery, j’examine les tarifs de CARFAC (Canadian Artists’ Representation/Le Front des artistes canadiens) et des syndicats de musiciens pour les égaler ou les dépasser. Si on a déjà travaillé avec un artiste donné, on ajuste le cachet précédent en fonction de l’inflation. Mais avant tout, on parle aux artistes. L’argent est un sujet délicat dans le monde de l’art et il y a beaucoup de tabous autour de ce sujet. On essaie vraiment d’avoir des conversations candides au sujet de notre budget et comment on peut arriver à travailler ensemble. On demande aux artistes le montant avec lequel ils seraient confortables et qui représente adéquatement le travail qu’ils ont fourni. »
• Lancer des appels d’offre : « On lance des appels d’offres ouverts afin de présenter dans notre salle les œuvres d’artistes émergents ou qui reçoivent moins de subventions afin de créer plus d’équité. Nous couvrons également tous les frais, car on sait que la barrière à l’entrée n’est pas la même pour tous les artistes. »
• Investir dans les artistes : « On investit dans tous nos artistes. Il y a toujours la photographie haut de gamme, et ces dernières années, des séquences vidéo haut de gamme à ajouter à leur portfolio.”