Ne cherchez pas le Montréalais Ghislain Poirier, c’est peine perdue. À l’instar du titre de son 10e album, il est en constante Migration. Au cours de la seule dernière année, il s’est produit à Genève, Berlin, Paris, Glasgow, Grenoble, Toronto, Édimbourg, Rennes, Lyon, Milan, Londres, Tunis, Marseille et en Belgique, entre autres! Artistiquement aussi l’homme est en mouvement perpétuel. Depuis la sortie de son album No Ground Under (2007) pour le prestigieux label Ninja Tune, il a produit une série de EP sous le nom de Poirier (compilés et retouchés sur le disque double Running High (2010), coproduit l’album Tuff Like Stone (2012) de Face-T, coproduit l’album de Boogat (El Dorado Sunset, Félix de l’album Musiques du monde et meilleure réalisation – 2013) a été aux commandes de l’album Tout égratigné (2013), une collection de remix du répertoire de Robert Charlebois, et réalisé deux albums de musique électro plus expérimentale sous son pseudonyme Boundary (2013-2014).

Ajoutez maintenant un nouvel album dancehall-électro qui fait tourner les têtes et bouger les corps, Migration, et sa première collaboration à titre de compositeur de musique de film pour le « Boris sans Béatrice » du réalisateur Denis Côté, qui sortent tous les deux le 4 mars 2016, et vous obtenez une feuille de route impressionnante pour les dix dernières années de cet homme-orchestre qui s’occupe personnellement de tous les aspects de sa carrière. « J’ai organisé moi-même ma dernière tournée à l’automne, explique Poirier lors d’un entretien matinal au bureau de la SOCAN à Montréal. En ce moment, je produis la prochaine parution de Face-T pendant que je m’occupe du lancement de Migration et de la planification de mes prochains concerts. Et j’envoie moi-même mes communiqués de presse. Mais il n’y a rien d’exceptionnel dans les fonctions que je cumule, il y a beaucoup de gens qui font comme moi. Heureusement et malheureusement. Ça nous fait de moins en moins de temps pour créer, mais si on ne le faisait pas, peut-être que ça ne passerait pas. Ou en tous cas, pas de la manière dont on souhaiterait que ça se passe. »

Rythmique et politique

«Avec Migration, j’ai l’impression de faire davantage des chansons, quelque chose de plus accrocheur, assume Poirier sans une once de gêne. C’était un choix conscient d’accentuer l’apport mélodique, mais sans renier mon travail sur les textures, les rythmes et la structure qui est un peu ma signature. Et j’ai eu beaucoup de fun à le faire. J’ai jamais été un adepte de la virtuosité. Je ne suis pas un show-off. Et je ne voulais pas que l’album donne l’impression de ne s’adresser qu’à ceux qui connaissent la musique. Je voulais qu’il puisse plaire à tout le monde, autant dans un contexte collectif de danse, que dans un cadre plus intime d’écoute en solitaire. C’est un album inclusif. Je m’étais mis un post-it sur le mur au-dessus de mon ordi où c’était écrit Sweet Reggae Music. Ça me permettait de garder le focus sur l’objectif.»

« J’ai toujours pensé que celui qui compose la musique peut avoir autant d’opinions que celui qui chante les chansons. Je ne veux pas être lourd avec ça, mais c’est sûr que ça teinte mes pensées, mon travail et donc le contenu de ma musique. »

Ghislain PoirierSi Poirier a particulièrement bien peaufiné ses textures sonores et ses rythmiques, comme toujours, il juxtapose à sa musique un discours social et politique qui teinte invariablement l’écoute de Migration. Dans le communiqué de presse accompagnant son dernier opus, il débute par une déclaration sur le thème des migrants, « un problème qui ne peut et ne doit pas être évité en 2016 », comme pour donner une couleur engagée à un album conçu à la base pour faire danser. Pour Poirier, le plaisir et la réflexion sociale et politique peuvent cohabiter sans problème sur un même album : « On cherche tous un monde meilleur en raison des inégalités qui persistent, c’est ce qui motive les mouvements de migration », affirme-t-il avant de se lancer dans une citation d’exemples illustrant que les gouvernements transfèrent le contrôle de l’État vers les corporations au détriment du pouvoir du peuple, critiquant au passage Enron, Nike, l’austérité du gouvernement Couillard autant que les accointances de Pierre Karl Péladeau et François Legault avec le milieu corporatif, et recommandant au passage la lecture de « Gouvernence » et « La médiocratie » d’Alain Deneault. Aucun doute dans son esprit; sa musique n’entraine pas que les bassins à se déhancher, la tête aussi est sollicitée.

Depuis l’adolescence, Poirier a ce souci de regarder autour de lui et même au-delà. Un souci qu’il conserve intact depuis ses débuts musicaux, n’hésitant pas à approcher des labels à l’étranger pour sortir ses albums. Comme Nice Up! Records, le label londonien qui s’occupe de la mise en marché et de la promotion de Migration sur son territoire international. « Je ne suis pas sûr que j’aurais eu le même parcours si j’avais limité mon champ d’action au Québec. Ça ne veut pas dire que suis plus big que quelqu’un qui évolue strictement au Québec, c’est juste que je m’inscris dans une scène différente. Je veux avoir un impact ici, mais aussi ailleurs, dans un dialogue musical mondial. Et le fait de collaborer avec des labels sur d’autres territoires amène des opportunités différentes. Par exemple, la chanson Jump a joué quelques fois sur la BBC en Angleterre. Je ne crois pas que si j’avais sorti ça sur Audiogram, La Tribu ou Bonsound, qui font tous un excellent travail par ailleurs, qu’ils auraient été intéressés à pousser ça là-bas, parce qu’ils ne vendent pas de disque là-bas. C’est une question de marché. Pour Nice Up!, la BBC c’est dans leur cour. Pis moi ça me fait plaisir parce que celui qui joue ça à la BBC, David Rodigan, c’est une des sommités du reggae dans le monde. Si moi je ne voyage pas, il n’y a personne qui viendra cogner à la porte de la ma chambre. »

Pour fabriquer Migration, en plus de son habituel acolyte montréalais Face-T, il ne s’est pas gêné non plus pour cogner à la porte de collaborateurs de renoms que sont Machinedrum (une référence américaine dans le domaine de la musique électronique, Red Fox (qui évolue depuis les années 90 dans la scène dancehall de New York, gravitant dans l’entourage de Shaggy), MC Zulu de Chicago, qui revient pour un 3e album de Poirier, et le Torontois Dubmatix, récipiendaire de quelques Junos, en nomination au prochain gala de la musique canadienne et qui tourne beaucoup en Europe. « Dans un contexte de collaboration à distance ce n’est pas aussi facile que de simplement envoyer la musique pour que la personne enregistre sa voix dessus. Il y a plusieurs aller-retour pour ajouter, ajuster, peaufiner, parfois réenregistrer carrément avant d’avoir une chanson finalisée… C’est un processus qui permet à tout le monde de vraiment s’exprimer à fond, plutôt que d’avoir une impression de coït interrompu. »

Boris sans Béatrice

Pour quiconque suit également l’incarnation électro de Ghislain Poirier, Boundary, il était écrit dans le ciel qu’un jour, un réalisateur d’ici ou d’ailleurs allait avoir le bon flash de vouloir intégrer cette musique qui suscite un espace et des images mentales. Le cinéaste québécois Denis Côté (« Curling », « Bestiaire », « Vic+Flo  ont vu un ours ») a eu ce flair pour son plus récent film « Boris sans Béatrice ». « Ç’a été une vraie rencontre, une vraie collaboration entre Denis et moi, explique avec enthousiasme et fierté le nouveau compositeur audiovisuel. J’ai pu apporter ma touche personnelle à son univers qui est aussi très personnel. Tout ça est né de Boundary. J’avais cette impression que ce que je faisais était cinématographique. Et Denis m’a approché en me disant qu’au moment de l’écriture, il entendait du Boundary. Il y a donc deux extraits tirés de mes albums et les autres séquences musicales ont été composées dans l’esprit de Boundary. Dans ce cas-là précisément, mon rôle était d’accompagner les images en accentuant leur caractère weird et ambiguë. Mais il ne faut pas souligner trop fort non plus. Le film a sa propre courbe narrative et la musique ne doit pas l’interrompre. »

À la première du film au cinéma Impérial à Montréal, en ouverture des Rendez-Vous du cinéma québécois, quelques jours après sa première mondiale au Festival de Berlin, Poirier « riait comme un enfant » dans son siège : « J’étais excité de réaliser que ce que j’avais fait sur mon ordi tout seul était maintenant intégré à une œuvre projetée sur grand écran! La première du film a été un beau moment pour moi et si je peux avoir d’autres opportunités pour collaborer sur d’autres films, j’en serais très heureux.

Résolument toujours prêt à migrer vers de nouveaux territoires et de nouvelles expériences, ce Ghislain Poirier n’a pas fini d’exploiter les possibilités de la libre circulation des rythmes et des idées.
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Visionnez la conférence qu’a donnée Ghislain Poirier lors des Creative Mornings de Montréal, dans laquelle il partage les secrets de son processus créatif, discute de la nature du jeu et décrit la relation tendue entre création et industrie, qu’il résout par la formule FUN et RESPECT.