À l’heure où les formes d’art se croisent et se recoupent plus que jamais, les metteurs en scène investissent graduellement l’écosystème musical québécois. Auparavant confiné aux spectacles à grand déploiement, le travail de ces artistes est maintenant perçu comme essentiel dans bien d’autres genres de production, peu importe leur budget. Tour d’horizon d’un phénomène qui prend de l’ampleur depuis plus d’une décennie.

Yann Perreau

Yann Perreau (Photo: LePigeon)

Metteur en scène avant son temps, à l’époque des spectacles colorés de son défunt groupe Doc et les chirurgiens, Yann Perreau a eu une importante révélation en 2004.

Mis en scène par Michel Faubert, le spectacle Vol solo de Pierre Flynn l’avait intrigué. « Je me demandais pour quelle raison un chanteur pouvait bien avoir besoin d’un metteur en scène… Les raisons me semblaient floues », se souvient-il. « Après un show, j’ai rencontré les deux gars à L’Esco. J’ai tellement été emballé par nos discussions que j’ai demandé à Michel d’assurer la mise en scène de mon prochain spectacle. C’est lui qui m’a dit de faire confiance à ma musique, au lieu de multiplier les interventions et de me mettre le pied dans la bouche. »

Fort de cet apprentissage, l’auteur-compositeur-interprète s’est ensuite fait confiance pour la création de Perreau et la lune – pour lequel il a été sacré metteur en scène de l’année au Gala de l’ADISQ 2007. De plus en plus reconnu pour cet aspect de son travail dans le milieu, il a subséquemment travaillé sur les spectacles de Queen Ka, Ines Talbi et Chinatown, avant d’appeler Brigitte Poupart en renfort pour sa tournée Un serpent sous les fleurs.

Issue du milieu du théâtre, la metteure en scène québécoise avait déjà fait ses preuves dans le domaine du spectacle en collaborant avec le duo électro Beast. « Au début, ça n’a pas été facile de justifier mon rôle auprès des producteurs. Pour eux, c’était des coûts inutiles de plus », explique Brigitte Poupart. « Il a fallu que je leur explique mon importance… Que je leur dise que j’étais là pour imposer un standard de qualité. »

Brigitte Poupart

Brigitte Poupart (Photo: Fabiola Monty)

« À l’époque, il y a ben du monde qui voyait ça comme du pétage de broue, la mise en scène », se rappelle Perreau, qui sera à la barre de celle du Gala de la SOCAN, à Montréal, le 12 septembre prochain. « Mais en fait, le metteur en scène, c’est tout simplement un œil extérieur. C’est grâce à lui que le show se met à shiner. »

Au-delà de la direction artistique, de la scénographie et des éclairages, le metteur en scène a donc un rôle de coordonnateur. C’est cette fonction que Brigitte Poupart assure pour des productions à budget plus restreint comme La Garde d’Alexandre Désilets. « Il y avait moins d’effectifs sur scène, donc on travaillait tout particulièrement la qualité du pacing et de l’interprétation. Désilets, c’est tellement un musicien accompli que tout ce que j’avais à faire, c’était le mettre en valeur », dit celle qui a également travaillé avec Louis-Jean Cormier, Lisa LeBlanc et Misteur Valaire.

« Brigitte a l’avantage de connaître très bien le fonctionnement de l’industrie », poursuit Alexandre Désilets. « Elle est capable de cartographier de façon détaillée la direction artistique imaginée par l’artiste. »

Pour la dernière tournée de Patrice Michaud, Yann Perreau a lui aussi priorisé une mise en scène sobre. « Pour son premier show, il était majoritairement assis, un peu comme un conteur. Là, il voulait que ça rock un peu plus », explique-t-il. « Ensemble, on a travaillé un pacing pour faire en sorte que ça lève. J’ai tassé tout le superflu pour concocter un show efficace à la Springsteen. »

Travailler « comme un canard »

À l’inverse, d’autres spectacles nécessitent une imagination plus fertile et, surtout, des moyens plus imposants. Mémorables, les spectacles Mutantes de Pierre Lapointe (2008) et 12 hommes rapaillés (2009) ont marqué les esprits grâce à leur mise en scène théâtrale, respectivement élaborée  par Claude Poissant et Marc Béland.

Plus récemment, Perreau a également mis le paquet pour l’évènement Piaf a 100 ans. Vive la Môme! présenté aux Francofolies de Montréal (photo en haut de l’article). « J’ai voulu recréer le Paris des années 1930-1940-1950, en développant un concept de cabaret forain à l’imaginaire onirique. Le commentaire que j’ai eu, c’est que c’était tout en sobriété… À mon sens, c’était complètement faux », explique-t-il, amusé, rappelant qu’il y avait un « carrousel sur le stage ».

« Mais, en fin de compte, j’ai pris ça comme un compliment », ajoute-t-il. « Le secret d’une bonne mise en scène, c’est quand ça a l’air facile. En fait, on est un peu comme un canard : on n’a l’air de rien en surface, mais en dessous, ça travaille ! »

Dans un style totalement différent, le metteur en scène Antoine Laprise a relevé un défi de taille en échafaudant le spectacle Le voyage d’hiver de Keith Kouna.

Avec des « moyens de production minuscules », il a réussi à donner vie à cette œuvre d’envergure, qui reprend l’ultime cycle pour lieder du compositeur allemand Franz Schubert. « C’est le genre de challenge qui m’emballe », relate Laprise. « Quand on n’a pas de moyens, c’est souvent là que l’imagination se met en branle. On a travaillé sur un décor en pente avec, au fond, un frigidaire en perspective. À partir de ça, on a construit 24 tableaux différents pour les 24 chansons. Ça n’a pas toujours été facile, mais j’avais la chance d’avoir un acteur très motivé. On en est venus à créer un véritable one-man-opéra. »

« C’est là que j’ai compris que les contraintes sont porteuses de liberté et de créativité », poursuit Keith Kouna. « Si t’as pas de limites monétaires, tu peux t’égarer et en arriver à un résultat beaucoup moins intéressant artistiquement. »

Une expertise indispensable ?

Keith Kouna

Keith Kouna (Photo: Jay Kearney)

Heureux de son expérience, Kouna ne croit toutefois pas que l’expertise du metteur en scène soit indispensable en tout temps. « Je crois que ça peut bien servir les spectacles conceptuels, mais autrement, j’aurais pas le goût de faire un show normal de Keith Kouna en sachant exactement tout ce qui va se passer », nuance le chanteur du groupe punk Les Goules.

Ferme dans sa vision artistique, Brigitte Poupart croit, au contraire, que n’importe quel artiste gagnerait à faire appel à un metteur en scène. Plus encore, elle croit que c’est en partie grâce à la qualité renouvelée des spectacles que l’industrie musicale québécoise continue de fleurir malgré la chute des ventes de disque. « Peu importe les changements dans l’industrie, le public va toujours vouloir vivre une expérience collective. C’est pour ça qu’il y a encore des gens dans les cinémas et les théâtres, et qu’il y en aura encore longtemps dans les spectacles de musique », résume-t-elle.

Moins convaincu, Alexandre Désilets a certaines réserves par rapport à cette croyance maintes et maintes fois entendue. « Ça fait 10 ans qu’on nous dit de mettre le paquet dans les spectacles parce que c’est supposément ça, l’avenir… Reste que j’ai encore l’impression qu’on se bat tous pour survivre », admet-il. « C’est pas vrai que, parce que t’as monté un show avec un metteur en scène, tes billets vont plus se vendre… C’est pas garant de succès. »

Indépendamment des enjeux économiques, Yann Perreau voit à travers le développement des collaborations entre metteurs en scène et artistes musicaux le signe d’une évolution probante pour la musique d’ici.

« Quand vient le temps de donner un nouveau souffle à ton art, c’est toujours bon de faire appel à un metteur en scène », croit le chanteur. « Pour le public, c’est bon aussi… J’ai l’impression qu’on voit moins de shows boboches avec un gars qui sait pas trop quoi dire entre les tounes ou qui accorde sa guitare pendant cinq minutes. »