Sur le fond, Milk & Bone ne se refait pas, sa mélancolie latente imbibant à nouveau les chansons de son troisième album Chrysalism. Sur la forme, cependant, l’évolution est spectaculaire, à telle enseigne que, dès Bigger Love en ouverture, le duo nous donne presque envie de danser, et elles d’en faire de même : « Ce qui est le fun en faisant des shows, c’est que ça nous force à nous mettre à nu d’une autre manière, soit en dansant, explique Laurence Lafond-Beaulne. Il y a quelque chose de très personnel dans le mouvement du corps – aussi personnel que de chanter, ce dont nous avons davantage l’habitude. On explore plus cette forme de liberté et ça nous fait du bien. »
« Et en créant l’album, on y pensait, au concert, poursuit Laurence. En tournée, on sait lesquelles de nos chansons fonctionnent bien auprès du public, et lesquelles nous rendent heureuses lorsqu’on les joue. D’une manière ou d’une autre, ça a probablement donné une direction à l’album », qui se remarque par la robustesse de ses rythmes, le duo optant pour des breakbeats davantage que l’uniforme rythmique house ayant colonisé une grande proportion de la pop moderne. « Et en ce moment, on travaille sur le concert; il y aura davantage de mouvements, de prise de risques, de cet abandon qui vient avec la liberté du corps, c’est quelque chose qu’on veut explorer un peu plus. »
Coréalisé par le collègue californien Micah Jasper Chrysalism fut composé et enregistré durant la pandémie, à l’issue de laquelle Camille et Laurence ont visiblement envie de se secouer les puces. Un peu, tempère Laurence : « On écrit à partir de notre tristesse, de notre douleur. Je ne pense pas qu’on pourrait écrire des tounes joyeuses et positives tout en conservant le côté Milk & Bone du premier album [Little Mourning, 2015]. La production est plus dégourdie, mais notre écriture vient toujours de la même place », ces réflexions, existentielles et relationnelles, qui habitent les textes du duo.
La forme change, mais le processus de création demeure le même, confirment les musiciennes. Camille : « Comme tout le monde, la pandémie nous a donné un break, donc plus de temps pour écrire chacune de son côté, mais cet album s’est fait comme on a fait nos deux autres albums. On se prévoit des retraites d’écriture ensemble, et c’est durant celles-ci qu’on regarde ce que l’autre a écrit, et où on se rejoint dans tout ça. Aucune de nous n’a de tâche définie dans le processus : à deux, on écrit les paroles et les mélodies. On se complète. Après deux albums, on est rodées dans notre manière de travailler, c’est une belle collaboration ».
Laurence poursuit : « Une seule chose est claire : même si l’idée d’une chanson appartient davantage à l’histoire d’une de nous deux, c’est toujours à deux qu’on la travaille. Et c’est là qu’après dix ans de collaboration, on se comprend. Parfois, on discute ouvertement [du sujet de la chanson], mais souvent, quand l’une commence à travailler une chanson, l’autre sait tout de suite ce qu’elle cherche à dire. Camille est capable d’écrire avec ma perspective, et vice versa. Ultimement, les épreuves et les blessures humaines, on vit tout ça de manière différente, mais on se reconnaît aussi dans ces situations. »
Ainsi, la pandémie, autant que le passage des musiciennes à la trentaine, a nourri le propos de Chrysalism – le titre réfère au sentiment de sécurité qu’on éprouve lorsqu’on se met à l’abri, d’un orage, d’un virus, ou plus métaphoriquement, d’une de ces menaces que notre société fait toujours peser sur l’autre… « Une chose qu’on a faite [durant la création de l’album], c’est avoir une différente perspective sur notre identité en tant que femme, avec le recul de ce qu’on a vécu durant la dernière décennie, explique Camille. J’avais beaucoup de choses à dire là-dessus! »
Elles évoquent des prises de position à propos de leur nature, comme par exemple sur la chanson Object of Fun : « On y aborde la question du – je ne sais pas comment dire en français – male gaze, dit Camille. Ou, à quel point on réalise, plus tard et souvent trop tard, qu’on s’est laissées se faire sentir petites et accommodantes. C’est aussi, plus largement, une réflexion sur ce qu’on attend de la femme dans la société, et comment on vit ça. »
« On en demande tellement plus à la femme qu’à l’homme, c’est aussi un peu ça, le male gaze », commente Laurence, qui explique ensuite le sens du texte de Green Dot. « C’est ce moment dans la fin d’une relation, ce moment douloureux où il devient difficile de lâcher prise », obsédé par le contact sur le point d’être rompu, par le petit point vert qui, sur nos téléphones, signale la présence en ligne de l’autre, « cette tendance malsaine à nourrir l’espoir par des échanges. C’est un apprentissage que j’ai dû faire ces dernières années et qui n’est facile. »
Sur la musique à l’image
Depuis quelques années, Laurence Lafond-Beaulne et Camille Poliquin, ensemble sous Milk & Bone ou chacune de leur côté, composent pour le cinéma et la télé. En duo, elles ont notamment signé les musiques originales des Mafia Inc (2019) et King Dave (2016) de Daniel Grou, alias Podz. Camille (KROY) a pour sa part composé la musique de la série Féminin/Féminin de Chloé Robichaud et Florence Gagnon et du documentaire Ainsi soient-elles (2019) de Maxime Faure : « On a composé beaucoup ensemble, mais plus récemment, on travaille indépendamment sur différents projets » qu’elles n’étaient pas encore en mesure de dévoiler.
« Pendant la pandémie, [la musique à l’image] nous a gardé actives, abonde Camille. Je pense que, d’une part, associer à un groupe ou un/une artiste [établi] donne déjà une idée du genre de musique qui accompagnera les images. Ensuite, c’est peut-être aussi une manière, du point de vue des producteurs [du film ou de la série télé] de ne pas trop « microgérer » le projet. Généralement, le réalisateur sera très présent dans la direction musicale de son projet; engager un ou des musiciens ayant déjà une identité, c’est accepter qu’on souscrive à quelque chose d’unique, une signature sonore propre. Moi, je prends cette liberté en me disant que si on vient me chercher et mettre mon nom sur un projet, j’ai un droit de veto sur certaines affaires. Par exemple, on est bonnes avec les voix et les synthés. Proposer une musique avec un band qui joue de vrais instruments, ce n’est pas nous. »
À propos de leur collaboration avec Pods, Laurence ajoute : « En tant que réalisateur, il cherche une certaine sensibilité chez nous. Podz nous avait vus à Osheaga, il avait alors ressenti quelque chose dans notre musique, or il a eu envie de nous laisser la liberté [dans la création de la musique de ses films]. Il a toujours confiance en ce qu’on lui apporte et nous offre un terrain de jeu très vaste. On apprécie ce désir de collaboration active entre lui et nous. »