Il serait simpliste de croire que Martin Léon a trouvé une façon de se réinventer en devenant compositeur de musique de film. Surtout, ce serait mal saisir l’homme, l’amoureux de sons, de la poésie comme de la musique.

« Est-ce que je me suis enfargé dans cet amour des mots qui m’a amené à la chanson ? Il y a assurément de ça dans mon parcours. » Pourtant, Martin Léon rêve depuis longtemps à la composition de musique de film, lui qui a étudié la musique contemporaine à l’Université de Montréal, en plus de réaliser un stage avec le grand Ennio Morricone dans sa vingtaine. Tenter de distinguer trop finement la chanson de la trame sonore cinématographique ne permettrait pas de bien cerner le musicien, chez qui tout est intimement imbriqué, formant un ensemble simple et complexe à la fois.

« Je crois qu’au final, je cherche à saisir les éléments narratifs de la musique, que ce soit à travers un texte ou un film. Je raconte toujours une histoire, à trouver en sons une couleur à ce qui existe entre les mots. Je cherche à habiller l’invisible. »

Alors qu’il est en pleine maîtrise de son art avec Les atomes, son quatrième disque de chansons en 2010, Martin Léon se voit offrir la bande sonore du film Le journal d’Aurélie Laflamme (réalisé par Christian Laurence) et celui de Monsieur Lazhar (de Philippe Falardeau). Depuis, Martin Léon accumule les bandes sonores de film chéries par la critique ou le public : Les êtres chers d’Anne Émond, The Good Lie et Guibord s’en va-t-en guerre de Philippe Falardeau (Meilleure musique originale au Gala du cinéma québécois 2016), Les 3 p’tits cochons 2 de Jean-François Pouliot et Embrasse-moi comme tu m’aimes d’André Forcier. « Tout ça s’est chevauché à un rythme de fou. Si j’y suis arrivé, c’est grâce à mes musiciens, mes acolytes de composition que j’ai connus lors de mes disques, le pianiste-arrangeur Alexis Dumais et le guitariste-arrangeur Hugo Mayrand. »

« Pour moi, un compositeur est présent au mix sonore final d’un film. Il a son mot à dire jusqu’à cette étape-là. Sinon, il est un fournisseur de contenu. »

Martin Léon Composer de la musique de film signale un changement de perspectives majeur pour Martin Léon, proposant ainsi un nouveau regard sur le musicien qu’il est. Il admet être enchanté de se retrouver au service d’une œuvre, au service de l’autre. « En chanson, je prends 90 % des décisions. Et en ce moment, c’est trop pour moi, c’est trop d’attention. » Se cacher derrière un film, une aventure collective, et ne plus être la locomotive a un effet libérateur sur Martin Léon.

Ce passé laisse toutefois des traces et teinte la vision du métier de compositeur par la nécessité d’une identité musicale forte. Léon considère qu’un compositeur de musique se doit de laisser son empreinte sur les histoires qu’il aborde et d’être présent aux différentes étapes sonores de la réalisation d’un film. « Pour moi, un compositeur est présent au mix sonore final d’un film. Il a son mot à dire jusqu’à cette étape-là. Sinon, il est un fournisseur de contenu, chose qui ne m’intéresse pas. J’aime croire qu’un compositeur est choisi pour sa capacité d’offrir un univers précis et signé. Alberto Iglesias avec Almodovar. Alexandre Desplat qui ne fait pas la même musique pour Wes Anderson ou pour Roman Polanski. Ces compositeurs existent et ils m’inspirent. »

Cet été, Martin Léon signe deux trames sonores, celle de la comédie Les 3 p’tits Cochons 2 de Jean-François Pouliot et Embrasse-moi comme tu m’aimes d’André Forcier. Chaque film amène son lot d’expériences qui diffèrent de fois en fois en raison des rencontres et des contextes qui changent, et ce, malgré ce studio maison qui accueille les enregistrements de Martin Léon. À chaque début d’aventure, Léon plonge dans l’univers visuel du réalisateur, telle une éponge. Il lit le scénario, regarde souvent les rushs, se déplace pour voir le tournage et visionne les films précédents. Cette façon de faire s’est avérée essentielle pour Embrasse-moi comme tu m’aimes d’André Forcier, réalisateur singulier, à l’univers cinématographique poétique. Cette immersion complète a permis de diriger Léon vers une direction précise pour ce film qui s’inscrit dans les années sombres de la Deuxième Guerre mondiale au Québec.

Le film Les 3 p’tits cochons 2 de Jean-François Pouliot fut une aventure plus rocambolesque. Approché par le réalisateur après le tournage, Martin Léon travaille d’arrache-pied pour trouver le thème de cette comédie. Après deux mois d’essais-erreurs, Léon, découragé, croît qu’il n’est pas le compositeur que Pouliot recherche. Mais Pouliot lui signale à nouveau sa confiance. Léon poursuit sa quête du thème accrocheur. Lors de sa dernière présentation, Martin Léon fait aussi appel à deux amis compositeurs afin de présenter à Pouliot, dans le secret le plus complet, d’autres thèmes musicaux dont il n’est pas l’auteur. « Je ne savais plus comment me sortir de cette situation. S’il choisissait ces pièces-là, j’allais lui révéler que je n’étais pas son homme, malgré ce qu’il pensait. Étrangement, il a choisi la seule pièce du lot que j’avais composée. Tu ne peux pas savoir à quel point j’étais soulagé. »

Essoufflé par ces contrats qui se sont chevauchés, Martin Léon prend aujourd’hui un temps d’arrêt pour bien faire les choses. Pour se retrouver. Pour écrire. Écrire un scénario à temps perdu. Oui, oui, Martin Léon explore… jusqu’à Noël. S’il n’est pas question de travailler sur un nouvel album solo, il embrassera à nouveau le monde de la chanson dès que l’envie se signalera. « Et je sais que ça reviendra… »

Pour l’instant, il y a le septième art qui a allumé un feu qui brûle encore. Et surtout, il y a la vie, et le temps si précieux qu’il faut pour la vivre. « Mes valeurs profondes fondamentales ne sont pas d’avoir écrit 50 musiques de film et de vendre 350 000 disques. Ç’a déjà été ça et ce n’est plus ça. Sur mon lit de mort, je veux regarder avec fierté les relations que j’ai eues avec les gens autour de moi, je veux être l’homme qui a veillé à sa vie intérieure, je veux nourrir et me nourrir de ce qui est vivant autour de moi, et ce, peu importe la forme de cette vie. Ça ne veut pas dire de partir en voyage. Pas du tout. Ma vie est ici… Je veux embrasser cette nouvelle étape de ma vie avec une réelle disponibilité, et non avec une volonté étourdissante qui empêche de dormir… »

Pour habiller l’invisible, il faut, avant tout, savoir vivre.



Signé sous la prestigieuse étiquette new-yorkaise DFA Records, le duo électro montréalais Essaie pas exacerbe ses démons et ses obsessions nocturnes sur Demain est une autre nuit. Rencontre.

La canicule frappe Montréal depuis quelques jours déjà. Si l’on se fie à l’image qu’ils projettent, Pierre Guerineau et Marie Davidson porteront du noir aujourd’hui, ce qui – rappelons-le – n’a rien de bien rafraîchissant.

À la sortie du métro Laurier, les deux complices sont méconnaissables : Marie a échangé son regard ombrageux pour un sourire désinvolte, et Pierre a tronqué le complet dandy pour un t-shirt bleu.

Bref, on est loin des photos de presse.

Essaie Pas

 

« Je crois qu’il y a un univers similaire entre les mots et les sons de notre musique. C’est probablement pour ça que ça n’a jamais été une barrière pour DFA » – Pierre Guerineau, Essaie pas

« C’est vrai que, généralement, les gens ont des idées préconçues sur nous », admet la chanteuse et claviériste. « On est perçu comme un groupe qui se prend vraiment au sérieux, mais pour vrai, c’est pas calculé de notre part. En dehors de la scène, on aime faire des blagues et faire la fête. Les gens savent que, dans un party, Marie ne va pas être dans le fond du bar à broyer du noir, mais bien en avant, en train de danser. »

« Je pense que c’est l’album qui propose ça, cette espèce d’image lugubre. La prochaine fois, on va dissiper toutes formes de doutes : je vais me mettre en chest sur la pochette, pis il va y avoir des ballons», blague son acolyte, également chanteur et claviériste.

Paru en février dernier, Demain est une autre nuit est « le premier vrai album » du duo selon Pierre, mais « le quatrième effort public » selon Marie. Teinté par les tourments, les obsessions et les démons des deux musiciens, il explore les courants vagues du techno, de la dark wave et de la synth pop, sans toutefois s’y restreindre.

« Pendant la création de l’album, on est passés par des moments pas faciles », confie Pierre, sans en dire plus pour l’instant. « Notre musique en a évidemment été inspirée, mais je crois que tout ça est voué à changer et à évoluer. Ça a toujours été le cas d’ailleurs. »

D’un studio « autogéré et illégal » à DFA

Mélomanes quasi obsessifs, Marie et Pierre se sont rencontrés au défunt studio montréalais La Brique. Jadis s’y étaient également installées des figures marquantes de l’underground montréalais du début de la décennie, telles que Dirty Beaches, Grimes, Sean Nicholas Savage et TOPS.

« Pendant sept ans, j’y allais presque tous les jours », se souvient la chanteuse, encore nostalgique. « C’était un local mythique autogéré et illégal, à la fois une salle de concert et un local de pratique. »

Arrivé à Montréal en 2006, le Breton d’origine Pierre Guerineau y a mis les pieds assez tôt dans son séjour. « Pendant un moment, c’était le seul truc stable dans toutes nos vies », se remémore-t-il. « On changeait souvent d’appartement et de relation, mais on revenait toujours à La Brique. »

C’est par l’entremise d’une amie commune (la chanteuse et productrice Xarah Dion) que les deux musiciens ont appris à se connaître. D’abord un projet rock expérimental (en formule trio avec Simon Delage), Essaie pas a ensuite tergiversé vers l’électro-blues sur Nuit de noce, un troisième EP paru en 2013 sous l’étiquette bruxello-parisienne Teenage Menopause.

Lancé sur son site Bandcamp, le mini-album a attiré l’attention de Kris Peterson, l’une des têtes dirigeantes de DFA Records, label new-yorkais notamment fondé par James Murphy de LCD Sounsystem. « Kris cherchait un groupe local à mettre en première partie de Factory Floor au Belmont », se rappelle Pierre Guerineau. « Le soir même, on n’a pas vraiment eu le temps de discuter avec lui, mais il a acheté une copie de Nuit de noce. »

« Pas longtemps après, il nous a écrit pour nous dire qu’il avait vraiment aimé ça », poursuit Marie Davidson. « Il voulait qu’on lui envoie nos nouvelles chansons une fois qu’elles seraient prêtes.  On a trouvé ça flatteur, mais on n’a pas vraiment pris ça au sérieux. »

« C’est surtout qu’on avait de sérieux doutes… Notre nouveau matériel était très différent de notre précédent », renchérit son collègue. « Mais on s’est quand même décidés à lui envoyer, et il a aimé ça. On a rapidement officialisé le tout. »

Pour un artiste québécois, cette signature a quelque chose d’historique, d’autant plus que le duo chante majoritairement en français. « Jamais Kris n’est venu nous parler de la langue. Il nous a même écrit : ‘’I don’t care!’’», relate la chanteuse, en riant.

« Je crois qu’il y a un univers similaire entre les mots et les sons de notre musique. C’est probablement pour ça que ça n’a jamais été une barrière pour DFA », ajoute Pierre. « Sans comprendre les textes, les gens peuvent en saisir l’atmosphère et le feeling. »

Essaie Pas

Musique pour noctambules

Déclamées avec un ton froid et posé, les paroles du duo vont de pair avec la musique ténébreuse qui les surplombe. Sans être déprimante, l’ambiance générale de Demain est une autre nuit évoque davantage la noirceur que la lumière. « C’est une vibe nocturne, étrange, sensuelle. Ça prend une tout autre dimension quand tu l’écoutes le soir », indique Marie Davidson.

« En spectacle, ça prend une tournure très dansante », ajoute son complice. « On aime à la fois faire danser les gens et leur parler directement. On veut toucher l’individu au sein de la foule. »

Évoquant l’obsession de la nuit, de la fête et de l’amour (ainsi que toutes les dépendances qui viennent avec), les textes ont eu un effet thérapeutique, quasi cathartique, pour le duo. « J’évoque des choses qui ont faites partie de ma vie à une certaine époque », confie Pierre, maintenant âgé de 34 ans. « Au moment où ça m’arrivait, c’était très difficile pour moi d’en parler… »

« Ça parle de notre vie, tout simplement », poursuit Marie, 28 ans. « Ce sont des choses qu’on avait déjà abordées avant, notamment sur une chanson plus humoristique comme Danse sociale. On y met en scène notre scène DIY, celle des partys qui se font buster par la police et des bars illégaux qui s’improvisent, celle des gens qui font de la drogue et qui baisent dans les toilettes. »

Rayonnement à l’international

Évoquant ainsi « la solitude des gens qui s’oublient dans la fête », le duo profite d’un enthousiasme  médiatique bien réel à l’international, comme en témoignent les bonnes critiques qu’il a reçues de la part de The Guardian et Pitchfork.

La tournée qu’il a faite dernièrement lui a confirmé que l’engouement était bien réel. « Il y a plus de gens qui nous attendaient que d’habitude », observe la chanteuse. « Pour un groupe pointu comme nous, c’est déjà bien de pouvoir remplir des petites salles, autant ici qu’en Europe ou aux États-Unis. »

Nommé sur la longue liste du Polaris, Essaie pas convoite davantage un rayonnement international qu’un succès local. « Encore aujourd’hui, je reste persuadée qu’aucun label montréalais ne prendrait la chance de nous signer, croit Marie Davidson. Notre musique avait beaucoup plus de chance de résonner avec un label extérieur. »

« Faut dire aussi qu’on n’a jamais envoyé notre musique à personne, sauf à ceux qui nous l’ont demandé , renchérit Pierre Guerineau. Ce n’est pas qu’on veuille se tirer dans le pied en gardant notre musique pour nous, mais disons qu’on ne cherchera jamais le compromis non plus. »

Bref, à l’instar de ses acolytes Bataille solaire, Xarah Dion, Police des mœurs, Jesse Osborne-Lanthier et autres artistes indépendants clés d’une scène électro montréalaise méconnue mais effervescente, Essaie pas poursuit son ascension sans égard aux tendances et aux barrières musicales.

« Même si on fait tous une musique différente, je crois qu’on est tous unis par notre désir de briser les cadres et de repousser les limites », explique le chanteur. « Bref, on aime bien se mettre en danger. »

À cet effet, la nuit continuera sans doute d’être une alliée de taille.



Comme pour toute histoire de rock and roll qui se respecte, tout a commencé dans un garage.

Dissimulé derrière le vénérable bar de blues Grossman’s dans le quartier chinois de Toronto, ce garage ouvrait ses portes au public en 2011 pour servir de vitrine à une souche résolument nouvelle de rock de guitare, un rock aussi sale et aussi laid que la ruelle couverte de graffitis et infestée de rats dans laquelle on le jouait à tue-tête. Cet espace sans nom ne pouvait accueillir qu’une cinquantaine de personnes à la fois, mais il y régnait une chaleur – au sens propre et au sens figuré – qui attirait les meilleurs jeunes artistes indie, punk et noise de Toronto et d’ailleurs. C’est notamment là qu’ont fait leurs premières armes le groupe punk rock vancouverois White Lung et le groupe électro-collagiste montréalais Doldrums avant d’attirer l’attention des étiquettes internationales et des festivals européens.

Un des spectateurs qu’on apercevait souvent au garage était Ian Chai. Il n’était pas un visiteur ordinaire, ne serait-ce que parce qu’il il avait une dizaine d’années de plus que les jeunes qui fréquentaient l’endroit. Mais, comme il l’explique en riant, « puisque je suis de type asiatique, personne ne se demandait qui était le vieillard dans l’assistance.» Chai avait des racines punk rock et les tatouages qui vont avec, mais il les dissimulait sous son costume pendant la journée.

Avocat de société à l’époque, Chai avait travaillé en Europe pendant une bonne partie des années 2000. À son retour dans sa ville natale de Toronto en 2011, il avait réalisé qu’il ne tenait pas à passer le reste de sa vie derrière une pile de dossiers. Il a alors décidé de joindre ses compétences en négociation à sa passion pour la musique en devenant gérant d’artistes. Il y avait un seul problème : « Quand je suis revenu à Toronto, explique-t-il, j’en avais été absent pendant cinq longues années, et ma connaissance de la scène locale était très limitée. »

Chai a donc décidé de faire ce que tout bon juriste aurait fait à sa place : étudier. Ses recherches sur la musique indie torontoise ont été grandement accélérées par sa rencontre avec Dean Tzenos, un ancien membre du groupe avant-grunge local Ten Kens qui était en train de lancer le groupe Odonis Odonis, un projet plus gothique, et qui avait besoin de conseils juridiques. Ayant appris que Chai s’orientait en gérance, Tzenos l’introduisit dans le milieu qui se développait autour du fameux garage de Chinatown, qui était animé par Denholm Whale, membre du groupe de Tzenos, ainsi que par Jude (seulement Jude), membre du groupe scuzz-punk HSY, et Stefi Murphy, artiste visuel résident de la salle. (Les trois compères louaient tour à tour l’appartement du sous-sol de la maison voisine pour s’assurer que ce loyer raisonnable – et l’accès au garage – reste dans la famille.)

« J’étais vraiment sceptique, admet Chai. J’étais comme, “Minute, j’ai pas besoin qu’une bande de jeunes de 19 ans me disent à quel point ils sont punk!” Mais ils avaient vraiment la vision de bâtir un espace communautaire et d’en faire le point de départ d’une future étiquette. Il était évident qu’on partageait les mêmes principes. »

Comme il fallait s’y attendre dans le Toronto des années 2010, le propriétaire du garage décida un jour de le transformer en appartement afin de pouvoir augmenter ses revenus locatifs. Après 18 mois de soirées trempées de sueur, l’endroit – qui était alors connu sous le nom de Buzz Garage – fut verrouillé en 2012. Or, si l’équipe du Buzz ne pouvait plus faire connaître les groupes rock underground les plus excitants à une petite bande d’inconditionnels du centre-ville de Toronto, elle pouvait en revanche les présenter au reste du monde grâce à la sagacité esthétique de l’équipe du garage et au sens des affaires de Chai.

« Je pense que c’est pour ça que les artistes aiment travailler avec nous – on a les même valeurs et on adore la musique bruyante. » – Ian Chai, de Buzz Records

Initialement, l’activité discographique de Buzz Records fut un prolongement pur et simple du rôle précédemment joué par le garage, et l’étiquette produisait fièrement les enregistrements discordants de groupes affiliés comme Odonis Odonis et HSY. Mine de rien, chaque nouvelle parution servait de rampe de lancement pour le prochain enregistrement, et le premier band à percer au sud du 49e parallèle fut Weaves, un groupe d’excentriques art-pop qui s’est vu reconnaître par Rolling Stone comme un « band à surveiller » après le lancement de son EP de 2014. Sorti en 2015, Sore, le premier album des misanthropes grunge-scarred de Dilly Dally, a fait encore plus de bruit dans le monde et a même été recensé dans The Guardian et Pitchfork. Cette renommée internationale, à son tour, a créé un climat favorable pour l’accueil critique des enregistrements des agitateurs noise-punk de Greys et des Weaves susmentionnés, deux formations qui parcourent l’Europe cet été après avoir lancé un album éponyme complet.

Le chanteur des Weaves, Jasmyn Burke, attribue une bonne partie de ce succès  à Chai lui-même et à son entêtement à faire connaître la musique de ses groupes aux bonnes personnes. « Ian est un passionné et même parfois un extrême, explique-t-il. Il sait mettre de la pression sur les médias et les festivals pour s’assurer que vous y soyez dûment représentés, et il y a des moments où vous devez être strict avec les gens. Mais vous avez besoin de monde comme ça  [comme Chai] – de gens qui n’ont pas peur de poser des questions, de frapper aux portes et de brasser la cage pour réussir. »

En un sens, l’évolution de Buzz n’est pas différente de celle de groupes indie canadiens plus connus comme Arts & Crafts et Last Gang, qui sont eux aussi le fruit de collaborations entre des professionnels aguerris et de jeunes cobayes idéalistes. En même temps, Buzz s’est vite rendu compte que, aujourd’hui, le travail d’une maison de disques ne se résume pas à vendre des enregistrements. Parallèlement à son étiquette de type traditionnel, Buzz a donc lancé une couple d’autres services spécialisés sur le thème de l’abeille, Beeswax Booking et Hive Mind PR, à l’intention des groupes de Buzz et d’autres formations.

Mais même si Arts & Crafts et Last Gang sont essentiellement devenues d’importantes nouvelles étiquettes canadiennes – avec des disques d’or et des statuettes Juno sur la cheminée et du financement de FACTOR en banque – Chai ne prévoit pas que Buzz s’orientera dans une autre direction. Même si sa philosophie « faites-le vous-même » n’a pas empêché l’étiquette de conclure un entente de distribution (d’ailleurs éphémère) avec Sony Music Canada et si Chai a lui-même fait partie du personnel de direction d’Arts & Crafts pendant un certain temps, l’acceptation de l’industrie musicale canadienne institutionnelle ne l’intéresse pas, chose que le caractère carrément abrasif de la musique qu’il représente ne favorise de toute façon.

« Oui, je veux payer mon loyer et manger, explique Chai, mais le genre de A&R que nous choisissons n’est pas celui d’une étiquette qui veut décrocher la lune. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas de plans de développement, mais je ne crois pas que nous soyons le genre d’étiquette à compter sur l’aide de FACTOR. » Weaves et Greys en ont pourtant obtenu pour la production de leurs derniers enregistrements, reconnaît Chai, « mais l’étiquette de prend pas ses décisions en fonction des subventions disponibles. »

Chai préférerait que Buzz serve de carrefour à un réseau international d’étiquettes américaines et britanniques apparentées pour faire connaître la marque Buzz dans d’autres territoires. (Weaves ont signé des contrats avec Memphis Industries sur le scène internationale, et avec Kanine Records aux États-Unis; Dilly Dally ont signé avec Partisan Records hors du Canada; et les lancements américains de Greys sont orchestrés par Carpark Records.) Plus ses groupes pourront se produire en tournée et se faire de fidèles à l’étranger, plus Buzz touchera de revenus de gestion et de gérance et plus le logo manuscrit de Buzz deviendra un emblème de qualité. Les artistes de l’étiquette – dont les styles vont maintenant du dream-pop strident de Twist à l’électro stroboscopique Bad Channels – n’ont pas nécessairement le même son, mais vous pouvez compter sur le fait qu’ils répondent tous à la même rigueur esthétique.

« C’est intéressant », observe Jasmyn Burk, membre de Weaves. « En tournée, les gens nous posent des questions au sujet de Buzz, et je suis souvent surpris de voir qu’ils connaissent tous les groupes de l’étiquette. On a vraiment l’impression d’appartenir à une communauté. Ce qui se passe à Toronto à l’heure actuelle, c’est que les groupes font tout pour remporter un succès international. Donc je crois qu’il y a une saine concurrence au sein de notre étiquette [Buzz Records]. On peut aller plus loin si on le fait ensemble. Dilly Dally passe autant de temps que nous sur la route, et c’est agréable de pouvoir appeler d’autres musiciens et leur demander comment ils composent avec des tournées qui peuvent durer jusqu’à trois mois. Ça fait du bien d’avoir des gens avec qui parler. »

Malgré tout, comme c’est le cas de toutes les maisons de disques qui connaissent leurs premiers succès, Buzz est à la croisée des chemins. Le fait qu’un des premiers groupes de l’étiquette, Odonis Odonis, ait décidé de lancer son dernier disque, Post Plague, sur une autre étiquette indie torontoise, Telephone Explosion, suggère que Buzz est au seuil de la prochaine étape inévitable de son évolution, celle où les besoins particuliers des membres du groupe commencent à ne plus correspondre à la vision d’ensemble. (Tzenos n’a pas voulu commenter cet article, mais son collègue Whale est toujours actif au sein de Buzz où il dirige le service d’agence de spectacle.) Chai essaie actuellement de voir si le modeste personnel interne de Buzz (trois salariés à temps plein et deux à temps partiel) est suffisant pour gérer la demande grandissante pour ses artistes à travers le monde ou s’il lui faudra se joindre à une organisation cadre disposant de ressources plus importantes. Se gardant de révéler la nature de ses projets d’expansion, il insiste pour dire que, quoi qu’il arrive, la nouvelle manière renforcera la vision de l’étiquette plutôt que de l’embrouiller.

« Nous avons des plans de développement de 6, 12 et 24 mois pour chacun des artistes avec lesquels nous travaillons. Il ne s’agit pas de plans rigides, mais il faut décidément que nous ayons une vision d’ensemble en même temps – autrement, comment pourrions-nous voir si notre démarche réussit? Nous ne croyons pas au pourcentage de 1 sur 20 pour le succès de nos artistes. Nous savons que le modèle utilisé par l’industrie jusqu’à ce jour veut qu’un groupe couvre les frais d’exploitation de trois à cinq ans. Nous ne baserons pas nos activités de A&R là-dessus. On va épauler les groupes qu’on tient à épauler et en faire autant pour un groupe bruyant et dissonant comme Greys que pour un groupe pop comme Twist. Et je pense que c’est pour ça que les artistes aiment travailler avec nous – on a les même valeurs et on adore leur maudite musique bruyante. »