Louis-Jean Cormier« Au moment où le disque va sortir, ce fera cinq ans qu’est sorti le disque précédent, Les Grandes Artères, et ça me surprend, dit Louis-Jean Cormier. J’ai toujours pensé que je ne ferais jamais ça – je voyais les Daniel Bélanger et d’autres auteurs-compositeurs-interprètes comme ça et je me demandais : Câline, comment ils font pour attendre aussi longtemps? Finalement, ça ne prend pas grand-chose, une année sabbatique, quelques petits trucs comme la musique à l’écran et la musique de cirque avec Serge Fiori… » La pause est belle et bien terminée : Cormier revient avec ce qui pourrait bien être son meilleur album en carrière, moins folk et plus musclé, plus tranchant dans ses textes surtout.

Le titre de l’album provient d’une strophe de la chanson La Photo que l’on découvre en dernier. La chanson la plus simple que Cormier ait écrite; elle ne tient qu’en cinq petits couplets dans lesquels est répétée la mélodie servant de refrain. Pas de pont, pas de solo, un simple groove – « un feeling très Peter Gabriel dans les années 1990 » dans les percussions qu’on entend en boucle, suggère Louis-Jean-, quelques accords de piano : « Quand la nuit tombe / Chaque fois qu’je vis la fin du monde / Je monte ici et prends la photo usée dans mes mains… »

De la chanson francophone dans sa plus simple expression. Sur papier, quelques rimes empreintes de nostalgie, de souvenirs tendres qui refont surface pour rassurer même si, un jour, nous aussi allons y passer. Cette chanson est un chef-d’œuvre : pour peu que vous possédiez un tympan encore fonctionnel et un cœur qui bat, prévoyez des mouchoirs. Marie peut aller se rendormir, La Photo est désormais la plus belle du répertoire de Cormier.

« Ce disque-là-comporte en lui-même un peu de prémonition, on dirait, estime Louis-Jean. C’est parce que ces chansons-là viennent de très profond ». La Photo en question appartient à sa copine qui a perdu son père alors qu’elle était jeune. Louis-Jean s’est inspiré de son histoire à elle. Il aurait voulu la faire entendre à son propre père, mais n’en a pas eu l’occasion, ayant dû en faire son deuil il y a à peine un mois. « C’est comme si ces chansons prenaient un autre sens depuis le décès de mon père ».

« Le recul que la sabbatique m’a fait prendre m’a amené le désir d’aller straight to the point. »

La Photo « m’est arrivée à l’avant-dernière journée de la production de l’album, raconte Louis-Jean. Ce genre de chanson fulgurante, tu vois ? Y’en a une ou deux par disque comme ça, la chanson qui arrive super rapidement, les paroles et la musique qui se mettent naturellement en place. Elle découle d’une discussion presque ésotérique que j’avais avec ma blonde sur la vie après la mort… »

Cette simplicité avec laquelle Cormier a approché l’écriture de La Photo caractérise tout l’album sur le plan narratif. « Le recul que la sabbatique m’a fait prendre m’a amené le désir d’aller straight to the point, avec des affaires qui me viennent du cœur, de ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai envie de dire ». Le message passe, sur des musiques beaucoup moins folk que sur ses précédents albums solos. On reconnaît souvent le souffle rock sophistiqué de Karkwa dans certaines orchestrations, avec une touche additionnelle de sonorités électroniques, même de l’échantillonnage, comme sur Face au vent qui repique un extrait orchestral d’enregistrement de La Manikoutai par Gilles Vigneault.

Surtout, Louis-Jean Cormier assure que le recul lui a permis « de ne pas avoir peur de mettre mon doigt dans l’engagement social. J’ai envie de décrire et décrier des problèmes de notre société – sans vouloir faire dans la revendication un peu cheapette. Je n’ai pas peur de brasser des affaires, pas plus que j’ai peur de dire des choses touchantes à mon père ou à mon fils. »

Il s’adresse directement à son fils sur Toi aussi, un texte puissant coécrit avec son « éternel mentor » Alan Côté, chansonnier lui aussi et directeur général du Festival en chanson de Petite-Vallée : « Me vois-tu comme ça toi aussi / Les mâles comme des animaux / Qui vénèrent les filles dans le lit / Mais les méprisent dans leur dos ». De la même manière, l’extrait Je Me Moi donnait le ton plus engagé, concerné, de l’album, en dénonçant les trolls du web et autres distributeurs d’opinions non sollicitées qui empoisonnent le vivre-ensemble.

La plus percutante de ces chansons composées entre Montréal et Los Angeles (« Mais j’ai très peu composé de musiques à Los Angeles; j’y suis allé pour les mots. Les textes de cet album sont nés à Los Angeles, lors d’un séjour à la Maison SOCAN ») est toutefois Les Poings ouverts, coécrite avec le poète et romancier David Goudreault. Elle adresse directement la question du racisme et du rapport avec l’autre, avec la différence de couleur de peau, d’accent ou de religion. « David est un ami à moi, j’avais envie de travailler avec lui, commente Cormier. Et tout comme moi, il partage sa vie avec une femme noire. Lorsque je lui ai proposé de travailler sur cette chanson, il a accepté en disant que ça lui parlait beaucoup aussi. »

« Les monstres ne se cachent pas sous nos lits / Mais sous notre ignorance », chante notamment Cormier dans cette chanson où il dit aussi vivre « parmi les rednecks d’Amérique. » Sa nouvelle relation amoureuse et le voyage en Afrique qu’ils ont fait ensemble l’ont « amené à revoir complètement le pays – ou la province – dans lequel je vis. J’avais une fausse idée de ce qu’est mon environnement. On se dit : O.K., des niaiseux, y’en a toujours eu, avant on les entendait dans les lignes ouvertes et on les lisait dans les commentaires des journaux. Mais là, c’est autre chose. Ma blonde reçoit littéralement des messages disant : retourne dans ton pays. C’est grave, la violence gratuite qu’on peut faire à des gens qu’on ne connaît même pas. »

« C’est une chanson qui devient intéressante dans la bouche de deux hommes blancs – j’ai même pensé à un moment donné inviter Dominique Fils-Aimé à y collaborer. Même elle m’a dit : sérieux, cette chanson-là est vraiment meilleure dite par des Blancs », dit ce Louis-Jean Cormier qui a trouvé une nouvelle urgence à faire son métier à travers ces dix nouvelles chansons.