Depuis plus de 25 ans, Vancouver bourdonne d’activité cinématographique et télévisuelle, qu’on songe au tournage de The X-Files au début des années 1990, à la récente franchise Deadpool ou à une infinité de projets locaux. En 2017, l’industrie du film et de la télévision a dépensé le chiffre record de 2,6 milliards $ en Colombie-Britannique. Le tout a engendré la création d’une infrastructure stable de talents qui ramène sans cesse les cinéastes sur la Côte Ouest du Canada.

Mais qu’arrive-t-il quand les caméras cessent de tourner? La postproduction se fait très souvent à L.A. ou à Toronto, et ce, y compris les travaux liés à l’écriture de la musique et à la production de la bande son. Mais cela n’a pas empêché une nouvelle génération de compositeurs de profiter financièrement du cachet particulier de Vancouver comme carrefour de l’industrie cinématographique. Et ils y parviennent en suivant la bonne vieille méthode : réseautage, débrouillardise et travail acharné.

Eli Bennett

Eli Bennett

Eli Bennett était né pour une telle aventure : son père, Daryl, a remporté de nombreux LEO Awards (les prix de l’industrie britannico-colombienne de l’écran) – bien que Bennett fils l’ait dépassé lors du dernier gala en remportant le LEO Award de la meilleure musique originale dans un long métrage documentaire pour Believe: The True Story of Real Bearded Santas. Eli a débuté dans le métier dans le studio à domicile de son père, où il a appris à écrire des segments de musique de film avant de déménager à Toronto pour étudier le jazz à Humber College.

Le jeune compositeur de 29 ans attribue moins son succès à cette expérience pratique qu’au conseil que lui a donné son père de ne pas se contenter de chercher du travail à Vancouver, mais d’entrer en contact avec les étudiants de l’ensemble des grandes écoles nord-américaines de cinéma et de bâtir des relations de travail avec eux sur leurs courts métrages.

« Bien des gens s’en tiennent à leur propre ville », explique-t-il. « Personnellement, je trouvais qu’il allait de soi d’envisager l’ensemble du marché nord-américain  même si ce n’est pas nécessairement comme ça qu’on fonctionne à Vancouver. Il faut lancer un filet à la grandeur du continent au-delà de la ville où on habite. » Les réalisateurs aiment travailler avec des collaborateurs qu’ils connaissant, et certains de ces anciens étudiants en cinéma continuent d’embaucher Bennett pour la composition de la musique de leurs films publicitaires ou de leurs longs métrages.

Il arrive toutefois aux réalisateurs de prendre une chance avec un inconnu – exception faite des réalisateurs hollywoodiens qui s’amènent régulièrement à Vancouver. David Ramos, qui a la double nationalité mexicaine et canadienne, a fait la connaissance du documentariste canadien oscarisé John Zaritsky (Just Another Missing Kid, 1982) lors d’une fête, et cette rencontre l’a amené à travailler sur le film documentaire Do You Really Want to Know? en 2012. C’est également à la suite d’une rencontre fortuite avec le producteur (et ancien membre du conseil d’administration de la SOCAN) Ben Mink (k.d. lang, Barenaked Ladies) dans une boutique où Ramos enseignait que les deux compositeurs ont décidé de travailler ensemble sur des musiques de film. Ramos pratique ce métier à temps plein depuis six ans. Sa contribution à un long-métrage américain important est sur le point d’être annoncée, tout comme l’est son apport à un film documentaire tourné dans 18 pays africains différents.

David Ramos

David Ramos

Ramos a fait ses débuts comme musicien de scène actif surtout au Mexique, mais également dans un groupe de rock progressif de Vancouver, et il est maintenant compositeur de musique à l’image à plein temps. Eli Bennett, quant à lui, accompagne souvent en tournée Five Alarm Funk, un groupe prisé dans le circuit des festivals d’été qui vient de faire une tournée américaine. « Lorsque j’étais constamment en tournée, je ne pouvais jamais m’engager à composer des musiques de long métrage qui auraient exigé cinq semaines de travail ininterrompu », explique-t-il. « Pour les projets publicitaires, il ne s’agissait que d’une semaine et demie, et je pouvais ensuite repartir en tournée. »

Matt Rogers, du duo de blues primé The Harpoonist and the Axe Murderer, qui a quatre albums à son actif et s’est produit en tournée partout en Amérique du Nord et en Europe, est un autre compositeur vancouverois de musique à l’image qui donne de nombreux spectacles. « Notre groupe exige plus de la moitié de mon temps, mais quand un projet de composition se présente, ça exige 150 % de mon temps et de mon énergie si je veux y arriver », explique-t-il. « Je dois alors changer de rythme et laisser tomber tout le reste pour respecter les échéances. »

Rogers a étudié le jazz au Collège Capilano de Vancouver, où il a commencé à composer des musiques pour des films étudiants. Il s’est bientôt trouvé un emploi comme assistant du compositeur Ari Wise, qui a beaucoup écrit pour la télévision – notamment, à l’instar de Daryl Bennett, des partitions pour l’adaptation télévisuelle des films Police Academy, tournée à Vancouver en 1997. « Même si ce n’était pas moi qui composais, ça m’a permis de voir comment la musique de film se crée », se souvient-il. « Il y a dix ans, Wise a cessé de faire des musiques de films pour démarrer une agence de composition de musique de films. Ce fut un nouveau coup de chance pour moi : j’héritais non seulement d’un compositeur allié, mais aussi un agent… Ce fut une énorme avancée pour moi. » Maintenant titulaire de cinq LEO Awards, il a signé la musique de plusieurs téléfilms (Who Killed JonBenét?) et longs métrages indépendants.

Aujourd’hui père de deux jeunes enfants, Rogers préfère la composition de musique à l’image aux rigueurs de la tournée, un travail qu’il songe parfois à abandonner. Si jamais il se décide à quitter la route, il aura déjà un plan B bien en place.

Matt Rogers

Matt Rogers

Une de ses anciennes consœurs de classe au Collège Capilano, Red Borrowman – qui compose sous le nom de Red Heartbreaker – réussit très bien elle aussi, avec derrière elle 60 films et des commandes pour jusqu’au début de l’année prochaine. Racontant ses débuts dans l’univers de la composition de musique à l’image, elle  explique que « c’est une industrie masculine, et on ne rencontre pas beaucoup de compositrices dans ce milieu-là. Mais il y a tellement de mentorat pour les néophytes, tellement d’occasions de parler métier et tellement d’occasions de s’encourager mutuellement quand les temps sont durs : les gens sont incroyablement disponibles. La communauté vancouveroise, particulièrement celle des compositeurs [de musique de film], est tellement solidaire et collaborative. La générosité et la gentillesse de mes collègues ne cesse de m’émerveiller. »

Borrowman elle-même a beaucoup à offrir : compositrice et arrangeuse de formation classique, elle compose des œuvres orchestrales et chorales lorsque le budget le permet. « Je vois tout en trois dimensions quand j’écris », explique-t-elle. « Une des choses merveilleuses que le jazz et la théorie musicale classique vous enseignent, c’est qu’on pense toujours en trois dimensions. Ce n’est pas seulement pour un thème accrocheur ou un échantillon, mais c’est une question de se demander ‘comment tel passage devrait se construire – s’agit-il d’un moment multicouche ou plutôt d’un moment à quelques couches seulement? Le seul instrument dont j’ai toujours eu envie de jouer est l’orchestre. Je ne connais rien de plus malléable.

« Ce que j’entends par ’orchestre’ n’est pas nécessairement ce que vous pensez », poursuit-elle. « Si vous vous représentez une composition orchestrale comme une combinaison de timbres différents et une suite de thèmes, de variations, de leitmotiv, de clés et de tons liés au développement d’un personnage, moi, je considère encore ça comme quelque chose d’orchestral. Si vous parlez de développement de personnage et d’émotion et que l’instrument approprié est un 808, ça reste encore de la composition orchestrale parce que vous écrivez une musique linéaire qui avance au rythme de l’histoire. Ce n’est pas uniquement une affaire de symphonies et de violons. Rien n’empêche que j’aimerais bien qu’on mette le violoncelle au rancart. Je trouve qu’on en fait un usage abusif comme le font les chefs amateurs avec l’huile de truffe : après un certain temps, ça goûte l’essence. »

Red Borrowman, qui a collaboré avec Rogers sur certains projets, prétend que l’esprit de camaraderie de la communauté vancouveroise des compositeurs de musique à l’image devrait constituer un argument de vente majeur pour l’industrie cinématographique de l’endroit. « Quand vous engagez un compositeur de Vancouver, vous bénéficiez de l’expérience de sa communauté tout entière », précise-t-elle. « Qui pourrait dire non à ça ? ».



Jordan Benjamin est en colère, et il veut que ce soit évident dans sa musique. L’artiste dont le nom de scène est grandson n’a pas peur de décrire sa musique – un amalgame de production électronique, de rock agressif et d’éléments hip-hop – comme étant « en colère, urgente et, pour moi, incroyablement cathartique. »

Ce sentiment d’urgence omniprésent sur son plus récent EP, a modern tragedy, vol. 1, est le résultat du paysage politique très polarisé dans lequel nous vivons. C’est réactionnaire et arrogant, mais grandson n’essaie pas pour autant de repousser ses auditeurs, bien au contraire.

« Dans une société où on nous gave d’ignorance et d’apathie, de Big Macs culturels sans valeur nutritive, entendre ne serait-ce qu’une seule nouvelle voix dans la conversation peut changer la vie d’un « kid » », croit-il. « Ça peut le rassurer sur qui il est, l’encourager à penser différemment de son voisin, de sa famille, de son pasteur, de son prof – ça peut l’encourager à participer activement dans le monde… Ça, c’est cool, pour moi. C’est ça le rock n’ roll. »

Jusqu’ici, sa musique lui a valu bon nombre de fans, tout notamment le membre de Linkin Park et artiste solo Mike Shinoda. « Je n’en reviens pas encore de pourvoir dire ça », dit grandson au sujet de pouvoir appeler Shinoda son ami et mentor. Tout a commencé par un abonnement sur Instagram (« j’étais sûr que c’était un faux compte ») et a rapidement débouché sur une invitation en studio où, comme il le raconte lui-même, grandson a supplié Shinoda de participer à une de ses chansons. Ç’a fonctionné, et non seulement grandson est en vedette sur la pièce « Running From My Shadow » de Shinoda, mais le vétéran de la scène musicale a déclaré publiquement et à répétition que grandson a un potentiel immense.

À la base, que ce soit dans sa musique ou ses nouvelles relations avec d’autres artistes, grandson n’a qu’un but en tête : continuer de connecter avec les gens et, comme il l’affirme avec passion, « donner les moyens aux petits-enfants de leurs communautés ».



Alexandra Stréliski peut remercier HBO de lui avoir offert une campagne de pub qui ferait baver d’envie n’importe quel musicien. Au moment de notre conversation, la chaîne américaine venait tout juste de diffuser le dernier épisode de Sharp Objects, la plus récente série de Jean-Marc Vallée, dans laquelle on peut entendre certaines de ses récentes compositions. Dans cet ultime chapitre, on peut même apercevoir furtivement, sur l’écran de l’iPod de Camille Preaker, le personnage incarné par Amy Adams, la pochette de l’album Inscape, qui n’était même pas paru à l’époque. « Le pire, c’est qu’à l’exception des scènes pour lesquelles j’ai fait des musiques, je n’ai même pas encore vu la série! J’attends d’avoir une pause pour me la taper en rafale. J’avais fait la même chose pour Big Little Lies, que j’ai vue après tout le monde. »

Vous l’aurez compris, Vallée est un fan de la première heure du travail d’Alexandra Stréliski. Le réalisateur a aussi placé des pièces de son premier album, Pianoscope, lancé à compte d’auteur en 2010, dans Dallas Buyers Club et Demolition. Rien de plus normal pour cette spécialiste de la musique à l’image, qui a travaillé dans la publicité pendant des années. Si elle a été comblée par ce métier pendant longtemps, elle a fini par frapper le mur de l’épuisement professionnel, qui l’a amenée à s’interroger sur ses envies les plus profondes. Ce n’est pas pour rien que son album, fruit de son introspection, s’appelle Inscape, un mot qui décrit la plongée dans son paysage intérieur. Et il n’y a rien d’innocent non plus à ce qu’on y trouve une pièce qui s’intitule Burnout Fugue… « Dans la fugue, on retrouve plusieurs voix mélodiques et c’est exactement ce qui se passe dans un burnout, où te retrouves avec toutes sortes de phrases qui tournent en boucle dans ta tête », explique Alexandra, qui dit avoir composé cette pièce dans l’urgence.

Malgré la tempête interne qui l’a alimentée, cette musique, qui repose sur le piano solo, a quelque chose d’enveloppant et d’apaisant. Faute de mieux, on la qualifie de « néo-classique », un terme apparu il y a une centaine d’années, mais qu’on a dépoussiéré pour parler d’un genre instrumental qui trouve la faveur de mélomanes en tous genres. Parmi les noms que l’on associe au genre aujourd’hui, on retrouve presque exclusivement des pianistes, comme les Canadiens Jean-Michel Blais et Chilly Gonzales, ainsi quelques Islandais, tels Olafur Arnalds. De la fort belle compagnie, au sein de laquelle Alexandra se sent très à l’aise. « Ça ne me gêne pas du tout, cette étiquette, je dirais même que je la revendique! », lance-t-elle avec enthousiasme. « Lorsque j’ai rencontré Jean-Michel Blais, c’est comme si je m’étais retrouvée face à face avec mon jumeau cosmique. Nous avons tous – et j’inclus certainement Gonzales dans ce groupe – des points en commun : nous avons fait des études en musique et nous avons rejeté le côté rigide de l’académisme. »

Ce qui explique aussi que cette musique est beaucoup plus émotive qu’intellectuelle. Ses adeptes préfèrent de loin susciter des émotions chez des publics de profanes plutôt que de séduire l’élite par une approche avant-gardiste. Accessible, évocatrice et imagée… pas étonnant qu’elle inspire autant de cinéastes. Alexandra est la première à dire qu’il n’y a rien de révolutionnaire dans son approche mélodique et se réjouit de constater qu’elle touche un large public. « Je pense que l’utilisation du piano y est pour beaucoup, explique Alexandra. C’est un instrument magique qui vient tout de suite chercher les gens. »

Avec la sortie d’Inscape, Alexandra s’apprête à entrer dans la lumière en proposant un spectacle qu’elle décrit comme « intime, poétique et immersif ». Et si elle est présentement en train de créer son propre univers, elle a bien l’intention de continuer à créer des musiques pour les images des autres. « Éventuellement j’aimerais faire un projet avec des chanteurs, mais mon but c’est surtout de continuer à faire du cinéma, explique-t-elle. J’aime beaucoup les gens qui ont une signature visuelle très affirmée, comme Michel Gondry ou Wes Anderson. Mais j’adorerais aussi travailler avec Denis Villeneuve! » Quelque chose nous dit que son téléphone n’a pas fini de sonner.