Avant le lancement de House of Many Rooms en 2015, la carrière de Liala Biali s’articulait principalement autour des réinterprétations. Ce n’est qu’après de nombreuses années à regarder d’autres auteurs-compositeurs-interprètes chanter leurs propres créations sur scène qu’elle a trouvé le courage de parler de sa propre voix. Jointe au téléphone depuis sa demeure à Toronto — elle a vécu à New York pendant la majeure partie de sa carrière —, Biali nous explique comment la vie s’est insinuée dans son écriture désormais très personnelle sur Out of Dust, son nouvel album qui paraître le 28 mars 2020.

Son album précédent, Laila Biali, paru en 2018, a remporté le JUNO de l’album jazz vocal de l’année, le prix SOCAN de compositrice de l’année ainsi que celui de claviériste de l’année aux National Jazz Awards et il va sans dire qu’écrire un nouvel album dans la foulée de toutes ces accolades bien méritées n’allait pas être une mince tâche. L’idée de départ acceptée par sa maison de disque était de faire un album sur le thème du carnet de voyage, une série de chansons inspirées par un « road trip » aux États-Unis, la Vancouvéroise ayant tout juste obtenu sa double citoyenneté. « Et c’est là que tout s’est mis à s’écrouler autour de nous. »

Un membre de sa famille s’est enlevé la vie, un ami cher qui était également son mentor a succombé au cancer et, après être rentrée vivre au Canada avec son mari et leur enfant, elle est tombée gravement et mystérieusement malade. Ils ont fini par découvrir que la maison qu’ils louaient et où la vaste majorité de Out of Dust a été écrit et enregistré était infestée d’une moisissure aussi toxique qu’invisible. « J’ai vraiment eu des moments où je me demandais si c’était la fin de ma carrière », dit Biali.

Jusqu’alors, ses textes abordaient principalement des sujets de société comme la crise des réfugiés, la fusillade de Sandy Hook ou l’embourgeoisement des quartiers pauvres. L’inspiration vient désormais de bien plus près pour elle et son mari, percussionniste et coproducteur, Ben Wittman. Leurs préoccupations « dévoraient nos vies et dévoraient mes pensées », dit-elle. « En tant que créateurs et musiciens, ces préoccupations finissent par devenir des chansons. »

PULL QUOTE: “Avant, je croyais qu’on apprivoise une chanson pour la faire se conformer à un genre musical.”

Le résultat final est une collection de chansons touchantes, inspirantes et remarquablement pleines de vie. C’est particulièrement vrai sur « Wendy’s Song », qui parle de la mort de son amie, et de « Glass House », qui traite de suicide.

« Ce que j’apprends depuis la parution de House of Many Rooms en 2015 en tant que nouvelle venue dans l’écriture de chansons, c’est qu’elles dictent en très grande partie la direction musicale », affirme Biali. « Avant, et particulièrement parce que je viens du monde du jazz, je croyais qu’on apprivoise une chanson pour la faire se conformer à un genre musical. » C’est donc dire que Biali tentait, parfois avec succès, d’enfoncer des chevilles carrées dans des trous ronds. Mais ça n’était pas satisfaisant.

Discographie Biali

Albums
Out of Dust (2020)
Laila Biali (2018)
House of Many Rooms (2015)
Live in Concert (2012)
Tracing Light (2010)

Simples
« Take Me to the Alley » (2020)
« Sugar » (2020)
« River » (2019)
« The Book of Love » (2019)
« A Child is Born » (2018)
« Heart of Gold » (2018)
« We Go » (2018)
« Got to Love » (2018)
« Yellow » (2018)

C’est à ce moment qu’elle s’est rappelé une leçon apprise à l’époque où elle travaillait dans l’ombre pour d’autres auteurs-compositeurs. Un détour en début de carrière l’a vue chanter les choeurs et/ou jouer du piano pour de grands noms de la musique comme Paula Cole, Suzanne Vega et Sting. « J’avais la chance de pouvoir observer comment ils connectent avec leurs auditoires et comment les histoires qu’ils racontent à travers leur matériel très personnel touchent les gens à un tout autre niveau », dit l’artiste. « [Leur matériel original] a eu un impact sur moi en tant que musicienne et c’est quelque chose que j’ai commencé à explorer. »

Son autre boulot – animatrice de l’émission Saturday Night Jazz sur les ondes de la CBC depuis 2017 – a également été une influence majeure. Comme le dictent les politiques de la CBC, c’est la productrice Lauren Hancock qui choisit la musique, ce qui signifie que Biali entend certaines pièces pour la première fois, en même temps que son auditoire. « J’ai ainsi été exposée à de la musique que je n’aurais jamais entendue auparavant. Et en tant qu’auteure-compositrice, ce que cela signifie, c’est que j’ai découvert des artistes jazz à qui je m’identifie, certains explorent l’âme du jazz tandis que d’autres ont une approche plus grand public. Ils ont recours à des refrains et utilisent des techniques empruntées directement à un style d’écriture plus commercial. »

Biali, dans un sursaut et avec un éclat de rire, revient sur le sujet principal qu’est Out of Dust et lance avec entrain : « L’album n’est pas déprimant ! » « Les sujets abordés pourraient laisser croire que c’est un album déprimant, mais il est empreint d’espoir parce que », dit-elle avant de prendre une longue pause qui se termine par un haussement d’épaules audible et de dire « je suis comme ça. »



Il y a à peine trois ans que le duo cubano-canadien OKAN — composé de la percussionniste Magdelys Savigne et de la chanteuse et violoniste Elizabeth Rodríguez — est arrivé sur la scène musicale et, dans ce bref laps de temps, elles ont lancé le EP Laberinto, qui a remporté un Independent Music Award, ainsi que l’album Sombras, en nomination aux JUNO 2020, en plus de remporter un JUNO pour leur travail avec Battle of Santiago. Elles lanceront cet été leur deuxième album intitulé Espiral.

Elles sont toutes deux nées et ont grandi à Cuba et étudié à la même université — Rodríguez savait qui Savigne était étant donné qu’elle était l’une des très rares femmes percussionnistes, à l’époque —, mais ce n’est qu’après s’être toutes deux installées à Toronto et avoir collaboré avec Jane Bunnett dans son groupe entièrement composé de femmes, Maqueque, qu’elles sont devenues des amies et collaboratrices. Elles s’affairent depuis à marier le traditionnel et le moderne, les rythmes cubains et les influences occidentales, l’Afrobeat et le jazz, pour créer un son qui gagne de plus en plus de cœurs.

« Je viens d’une ville très traditionnelle — Santiago de Cuba », explique Savigne. « J’ai grandi au son des ballades et de la vieille musique cubaine traditionnelle. Des compositeurs et chanteurs comme Beny Moré, Celia Cruz et Oscar de Leon sont toute mon enfance. Pas de musique pour les enfants — juste des ballades de l’ancien temps. »

“On ne peut pas forcer l’autre à penser comme nous ou à écrire comme nous.”—Magdelys Savigne d’OKAN

Quant à Rodríguez, qui a grandi à La Havane, elle a été bercée par des artistes cubains classiques comme Benny Morea tout en embrassant aussi la salsa et des artistes plus controversés comme le chanteur Willy Chireno, établi à Miami. « Il était complètement interdit à Cuba », explique Rodriguez. « Il chantait des chansons qui parlent de la libération de Cuba et du communisme. Il fallait que je les écoute vraiment tout bas. » Toutes les deux ont vécu le même genre de tabou musical lorsque venait le temps d’écouter de la musique pop occidentale comme AC/DC ou Madonna.

Leurs créations abordent des thèmes comme les ancêtres, l’immigration, l’amour, les peines d’amour et le climat politique de Cuba. « Nous sommes Cubaines et nous voulons partager notre Cuba, pas le Cuba qu’on nous montre toujours », confie Savigne. Elle affirme qu’en tant que Néo-Canadiennes, ils ont puisé leur inspiration dans la diversité culturelle et musicale qu’elles ont trouvée à Toronto. « C’est impossible de ne pas être influencé par cette ville », affirme Rodriguez. « Des pièces comme “Quick Stop” mettent en vedette mes influences bluegrass et “violoneux” et plus de rythmes turcs. “1000 Palabras” partage notre patrimoine espagnol. Sur “Mas que nada”, ont illustre nos ressemblances avec et notre amour de la culture brésilienne. »

Pour elles, la composition et l’écriture à deux sont possibles en laissant la place aux deux voix, y compris leurs différentes influences et idées, afin qu’elles s’expriment naturellement, peu importe à quel point elles peuvent initialement sembler contradictoires. « On ne peut pas forcer l’autre à penser comme nous ou à écrire comme nous. Il faut trouver cette mince ligne qui nous permet de combiner nos deux mondes dans le plus grand respect. On partage toutes les chansons », confie Savigne. « Elizabeth m’aide avec les textes, quand j’en ai besoin, et moi je l’aide avec les arrangements et les progressions d’accords. On débat longuement et quand on fini par en avoir une image claire, on la partage avec nos musiciens. Plus on joue une chanson, plus elle s’améliore, jusqu’à ce qu’on la considère comme finale. »

Le choix des instruments est essentiel au chapitre de la composition et de l’écriture pour ces deux polyinstrumentistes. « Elizabeth utilise le piano la plupart du temps. C’est un instrument très complet et l’outil idéal pour la composition. J’utilise parfois mes percussions, particulièrement le batá pour des rythmes que je peux utiliser dans différentes pièces. »

« Je compose habituellement très tard le soir », confie Rodríguez. « J’aime le silence de la nuit pour cette raison.  Mags [le surnom de Savigne] est plutôt une personne de jour. Elle a une idée folle pour une chanson, et soudainement elle est écrite — imprimée et prête à partir. Ensuite, elle me pousse à écrire des paroles si elle en a besoin. »

Même si elles trouvent que l’union créative fait leur force, le conseil qu’elles ont pour les artistes solo est de toujours respecter leur propre voix, d’embrasser les commentaires des autres et, par-dessus tout, de garder espoir.

« Il faut essayer, essayer et ressayer, sans relâche », dit Rodríguez. « Le résultat n’est peut-être pas parfait du premier coup, mais ça ouvre la porte à un résultat différent à chaque essai. Il ne faut jamais baisser les bras. »



Naya AliSur Godspeed: Baptism (Prelude), première partie d’un album qui paraîtra dans quelques mois, Naya Ali rappelle que tout vient à point à qui sait attendre.

L’adage est connu, voire galvaudé, mais la rappeuse montréalaise l’incarne avec sincérité dans chacune (ou presque) de ses paroles de chansons ou de ses interventions. Et sa philosophie ne change pas en ces temps de crise sanitaire mondiale, même si tous ses plans promotionnels ont pris le bord, notamment un spectacle de lancement qui devait avoir lieu au festival SXSW il y a quelques jours. « On a revu l’exécution de nos stratégies. Pas le choix, car à ce moment-ci, même notre été est incertain. But I trust in the process… Je fais confiance à l’univers », dit la rappeuse anglophone d’origine éthiopienne, dont le français s’est grandement amélioré depuis notre dernier entretien, en janvier 2019.

Énième manifestation de ces forces universelles qui, avec le temps, finissent par arranger les choses : l’existence même de ce double-album. « Au début, je voulais que mon album vive en un seul morceau, mais pour des raisons que je préfère garder pour moi, on a dû réviser notre façon de faire. Finalement, avec tout ce qui se passe, c’est une excellente chose, car ça va permettre à l’album d’avoir un autre souffle plus tard dans l’année, quand la deuxième partie sera lancée. »

Cela nous mènera probablement à l’automne 2020, soit deux ans après la sortie du premier EP Higher Self, qui l’a révélée avec fracas sur la scène rap québécoise, et un an après l’échéance qu’elle s’était fixée au départ pour ce premier album. « Mais j’ai tellement eu un gros été sur la route ! C’était presque impossible de trouver le temps de créer et de sortir un produit consistant. Aussi, je dois dire que j’ai eu de la difficulté à trouver des producteurs au début. Certains m’ignoraient ou ne me prenaient pas au sérieux, car j’étais nouvelle sur la scène. Maintenant, ils veulent tous travailler avec moi… »

Certains comme Chase.Wav, Kevin Figs, Benny Adam et Banx & Ranx ont eu du flair. C’est notamment avec ces compositeurs montréalais qu’Ali a concocté ce prélude à Godspeed: Baptism. « Ça a été un vrai challenge, car avant ça, je n’avais travaillé qu’avec une seule personne », explique-t-elle en référant à Kevin Dave, qui avait signé les six pièces de Higher Self. « Il était rendu à L.A. (…) et, pour moi, c’est vraiment important de travailler physiquement aux côtés d’une personne. Pour moi, recevoir des beats, ce n’est pas une façon de créer. Il faut créer les chansons ensemble, à partir de zéro. »

En résulte un opus beaucoup plus diversifié que son prédécesseur. Sans délaisser le côté trap brut et plutôt sombre avec lequel elle s’est fait connaître, la rappeuse mise sur des mélodies plus riches et se sert davantage de sa voix comme d’un instrument harmonique que d’un ensemble de percussions. C’est tout particulièrement le cas sur For Yuh, chanson d’amour aux teintes pop et dancehall produite par les Montréalais Clipz et Nomis. « Oui, ça peut être surprenant comme chanson (venant de moi), mais elle montre une autre de mes facettes. Je ne suis pas une personne unidimensionnelle », insiste-t-elle. « Elle a quelque chose de très spécial pour moi, car elle a été écrite il y a longtemps et qu’elle porte sur une personne précise. Même si les émotions que je ressentais à l’époque ne sont plus les mêmes, la chanson me touche, car elle a évolué et qu’elle suit maintenant sa propre voie. »

Shea Butter a aussi une signification toute particulière pour la jeune trentenaire. Évoquant ce symbole de lumière, de douceur et de croissance qu’est le beurre de karité, un arbre qui pousse notamment dans son pays d’origine, la chanson aux textures cloud rap a nécessité plusieurs réécritures et restructurations en compagnie de Kevin Figs. « On a fait quatre ébauches de chansons pour finalement en arriver là. Je voulais que ça ressemble à l’univers musical du film Drive. »

Au contraire, Godspeed (également produite par Figs) a été conçue très rapidement, « en un peu plus de deux heures», signe que la rappeuse avait les idées claires par rapport à ce concept de «vitesse divine» qui traverse les propos de l’album. « C’est l’idée de faire confiance au timing des affaires », nous répond-elle, lorsqu’on lui demande de nous résumer cette notion. « Pendant des années, j’ai senti que ça allait me prendre une éternité pour trouver mon chemin… Tout ça jusqu’au jour de mes 29 ans, quand j’ai décidé de changer ma vie au lieu de poursuivre le chemin sécuritaire, c’est-à-dire celui de mes études et de mon travail en marketing. Au lieu de mettre mes énergies dans le travail des autres, j’ai choisi de toutes les mettre sur moi (…) J’ai choisi de faire confiance à l’univers et, tranquillement, la musique a pris une place plus importante de ma vie. À partir de ce moment, les choses ont déboulé très vite, à la vitesse de la lumière. »

Et, encore une fois, même si ses ambitions sont bien réelles, Naya Ali refuse de se mettre une quelconque pression. Il faut laisser le temps au temps. « Je n’ai pas d’objectifs clairs avec des dates précises. C’est l’univers qui va décider de tout ça. En attendant, je m’assure d’être la meilleure artiste et la meilleure personne que je peux être. »