In:Tension, le nouvel album de Keys N Krates, est une collection de musique house si séduisante et épurée qu’elle semble avoir été enregistrée avec un cocktail dans une main et un livre de Marie Kondo dans l’autre. Malgré ces apparences, le trio torontois a dû faire plus que du ménage sur ses disques durs pour atteindre une telle limpidité. Il a dû surmonter un défi existentiel.
Dès leurs premiers concerts dans de petits clubs de Toronto en 2008, Keys N Krates s’est fait connaître pour sa façon revigorante de jouer de la musique électronique en direct. David Matisse, claviériste de formation classique, le dynamique batteur Adam Tune et Greg « Jr Flo » Dawson, champion « turntablist » de l’ITF, ont déployé leurs talents considérables dans un genre en constante évolution. Ils ont fait progresser l’évolution du remix en direct en utilisant des échantillons et en ajoutant de nouveaux éléments qui leur permettaient de réinventer le hip-hop, le R&B et même le rock indie avant d’y inclure leur propre saveur de bass music aux accents trap dans les grands festivals du monde entier.
Cependant, les confinements imposés en raison de la COVID-19 leur ont fait réaliser que les prestations sur scène sur lesquelles ils avaient bâti leur réputation étaient maintenant un obstacle. Leur rythme de production s’est considérablement accéléré lorsqu’ils ont été libérés de la routine des tournées et des longues répétitions nécessaires pour traduire en direct la musique qu’ils avaient créée en studio. Réuni avec ses collègues autour d’une tasse de thé dans leur studio de West Toronto, Dawson explique : « on sortait un EP aux trois ans. C’était simplement insuffisant ; on a plus de choses à dire que ça. »
Le groupe avait mis 10 ans à sortir son premier album, Cura, paru en 2018. Leur deuxième et beaucoup plus éclectique album, Original Classic était prêt à la fin de 2021. Quand les salles de spectacle ont commencé à rouvrir pour de bon, le trio a fait connaître son nouveau matériel par l’entremise de DJ sets et en juillet 2022, ils ont lancé leur propre série d’événements intitulés Odd Soul.
Matisse explique qu’il a découvert dans l’art d’être DJ, « la passion derrière l’art de raconter des histoires ». Le réel défi était de trouver une façon d’y inclure les pièces de Keys N Crate qui étaient « vraiment très éparpillées en ce qui a trait aux tempos ». De plus, comme il l’explique, « quand t’es en situation de spectacle en direct, c’est pas plus grave si y a des moments où les gens ne dansent pas parce qu’ils te regardent jouer en tant que musicien. Mais dans une discothèque, il faut que ton set soit dansable du début à la fin. »
C’est ainsi qu’ils ont entrepris de créer des chansons qui cadraient avec leur vision en matière de DJ sets et les trois membres du groupe ont commencé à se concentrer graduellement sur le house new-yorkais des années 90, notamment Armand Van Helden et Masters at Work. « Ils avaient une approche très hip-hop avec plusieurs couches de “breaks” et des échantillons super travaillés », continue Dawson. L’intention qui a porté la création de In:Tension était de créer de la musique house autour de 125 bpm avec de nombreuses couches… mais pas trop.
« Toutes les plus grandes pièces dance sont ultra simples », explique Dawson. « Et le plus souvent créées par des gens qui ne sont pas musiciens », rigole Tune. La majorité des classiques du répertoire house que les membres du groupe vénèrent utilisent des échantillons qui « ne devraient pas aller ensemble », du moins pour une oreille éduquée de manière formelle. « C’est drôle que plus ton chapeau est musical, au sens formel, plus tu te mets dans le trouble. »
N’étant absolument pas un « non musicien », Matisse a de la difficulté à faire preuve de retenue quand il travaille dans le domaine du house. « Faut quasiment que tu approches ces créations avec l’état d’esprit de quelqu’un qui se contente d’aimer les sons et qui veut les assembler pour bien raconter une histoire », explique-t-il. « Maintenant, ça m’arrive de me dire “non tu ne joueras pas sur ce morceau, parce que tu vas tomber dans ton étant d’esprit de claviériste et ça va touf fucker”. Dans ce temps-là, je préfère que ce soit Tune ou Greg qui jouent les accords. Ils ne savent pas jouer de clavier, alors ils jouent simplement ce qu’ils considèrent qui sonne le mieux. »
Plusieurs pièces sur In:Tension sont construites autour de « hooks » de voix échantillonnées tandis que d’autres mettant en vedette des invité·e·s avec qui ils ont travaillé à distance, comme la star R&B Ciara (sur « Fantasy »), ou lors de séances à Los Angeles et à Londres. Peu importe la méthode, comme l’explique Dawson, le but était l’optimisation : « enregistrer le “hook” vocal le plus malade possible et le mettre sur un piédestal instrumental parfait ».
Sur la deuxième chanson de l’album, « I Can’t Make You Love Me », la voix de la Los Angélienne Dana Williams se pose sur un lit de percussions polyrythmiques relativement spacieuses. Un accord un peu dissonant, mais scintillant joué sur ce qui ressemble à un balafon fournit un contrepoint subtil, tout comme une ligne de synthé à saveur acid qu’on entented à peine pendant 30 secondes. Les arrangements sur ce morceau résument à eux seuls la quête de Keys N Krates pour le Saint Graal de la production house, ce que Dawson appelle « un monolithe de simplicité parfaite où tout est cadencé, groove et bouge avec le même esprit de corps ». Fidèle au titre de l’album, la musique reflète l’intention, mais incarne la tension, entre l’assurance tranquille de Williams, avec sa pointe de nostalgie, et le tonnerre du « kick drum », le tremblement de terre de la basse et les percussions bien craquantes.
C’est que, voyez-vous, c’est très difficile d’arriver à une telle simplicité captivante. « On doit avoir 40 ébauches de chacune de ces chansons », affirme Matisse. En tant que producteurs, lui et ses coéquipiers travaillent généralement séparément, ou deux par deux, pour créer et construire des morceaux – le troisième membre devenant ainsi une oreille relativement objective.
Pour Tune, la nouvelle approche de Keys N Krates peut se résumer ainsi : « respecte la chanson, respecte l’idée et laisse ton égo à la porte ». C’est ainsi qu’ils sont arrivés à construire un univers sonore qui ne rappelle que rarement le maximalisme épique de leurs concerts. Dawson admet qu’il est difficile de combler le fossé entre les deux époques du groupe lors de leurs DJ : « on ne veut pas décevoir nos anciens fans et ce qui fonctionne bien jusqu’à maintenant, c’est quand on remixe notre vieux répertoire à la façon de notre nouvelle sonorité. »
Keys N Krates ne tourne pas le dos aux instruments : Tune s’est mis à la basse et Dawson apprend les claviers. Mais pour l’instant, ces efforts seront réservés à leur travail en studio où ils peuvent s’échantillonner eux-mêmes. Les nouvelles créations sont ensuite testées lors de leurs DJ sets, ce qui ressemble un peu au même sentiment de satisfaction. « Quand tu fais jouer un de tes morceaux entre deux pièces super populaires et que les gens s’excitent pour ta création, c’est aussi satisfaisant que le jouer sur scène, c’est le même feeling que quand t’es sen spectacle et que les gens applaudissent ton “riff”. »